Voir en ligne : Troisième partie


Cordelia s’approcha du luxueux paquebot à bord duquel montaient des centaines de passagers, agitant leurs mouchoirs en guise d’adieu à leurs bien-aimés. Ses yeux s’embuèrent de larmes en constatant qu’elle enterrait ses souvenirs d’enfance en Angleterre en la désertant. Son cœur se serra à la pensée qu’en masquant ainsi son identité, elle quittait sa patrie telle une exilée, voire une criminelle. Personne n’était venu lui dire adieu et lui souhaiter bon voyage. Elle avait donc consenti à revêtir un masque elle qui, toute une vie durant avait lutté d’enlever celui des autres. Comme c’est triste, songea-t-elle, de devoir porter un déguisement en guise de survie dans ce bas-monde.

"Tout le monde à bord !" Son cœur se mit à battre la chamade en entendant ces mots. Son être tout entier retentit de l’appel qu’elle venait d’entendre signalant que le navire somptueux s’apprêtait enfin à quitter le quai. Elle tendit son billet au contrôleur et fut conduite vers la cabine en première classe qui lui était réservée. C’est à ce moment qu’elle constata à quel point les préparatifs des derniers jours l’avaient épuisée ; elle avait à peine fermé l’œil de la nuit ces derniers temps. Aussitôt rentrée, elle se laissa choir sur le petit lit douillet placé dans un coin et s’assoupit au bercement du navire tel un oiseau dans le creux de son nid, succombant aux délices d’un sommeil sans rêve.

Quand elle se réveilla le lendemain, le soleil caressait tendrement la mer de ses rayons ardents. La première chose qui attira son attention fut les belles roses couleur de sang, placées dans le vase grec sur la table. "O my love is like a red, red rose [1]" se mit-elle à fredonner, en les portant à son nez ; et en plaça une délicatement dans ses cheveux. Soudain, elle se retourna vivement ; étant certaine que William serait caché dans un petit coin et la rejoindrait bientôt pour chantonner cet air qui leur était porteur de milliers de souvenirs. Vaine illusion…

Dans cette ambiance paisible où la nature toute entière baignait d’amour, elle avança gracieusement vers le petit miroir ovale accroché au mur de la cabine pour y voir l’effet de la fleur dans les vagues de ses cheveux de jais. En y voyant son minois, elle laissa échapper un cri d’horreur en découvrant que le temps impitoyable lui avait fait cadeau de son premier cheveu blanc ! La magie de la journée était brisée pour elle car elle réalisait maintenant combien ces longues années d’attente l’avaient fanée. Elle savait fort bien que si elle sortait se promener, elle ne pourrait célébrer les joies de la nature, elle opta donc de passer le restant de la journée enfermée dans sa cabine. William hantait toutes ses pensées…

Le lendemain matin, elle se leva de bonne heure. Son humeur maussade de la journée précédente s’était entièrement dissipée avec le jour naissant. Après avoir fait un petit brin de toilette, mangé des croissants et dégusté un café succulent, elle se rendit sur le pont C où se trouvaient les promenades de deuxième et troisième classe. Depuis sa tendre enfance, elle avait toujours détesté les distinctions sociales alors en cours. Jeune, elle aurait tant aimé jouer avec les enfants de la bonne, Mme Lessing, mais sa mère, snob comme elle était, ne le lui avait jamais permis. Dans le royaume de l’enfance, elle n’avait jamais su pourquoi. En grandissant, elle avait tâché, à elle seule, d’effacer ces distinctions qui avaient pris naissance au cours des siècles : efforts qui n’aboutirent malheureusement à rien. Elle sourit vaguement en songeant qu’elle chérissait un homme de tout son cœur qui n’était, aux yeux des autres, qu’un pauvre jardinier ! Tout cela repassait à présent devant ses yeux comme si ce fut juste hier. Voilà que l’occasion se présentait enfin de se mêler aux autres, de briser toute barrière, d’apprendre à connaître leurs joies et leurs peines…

Comme il fait bon vivre par une journée comme celle-ci, s’écria-t-elle. Le ciel d’automne, se métamorphosant de temps à autre, prenant des nuances féeriques et des bernaches nonnettes y prenaient leur vol. Elles s’expatriaient comme elle, abandonnant ainsi la terre sainte de leurs aïeux pour une utopie lointaine. Une brise matinale l’enlaçait doucement de ses bras, lui soufflant des mélodies secrètes dans le creux de l’oreille. Mais d’où lui était venue la folle audace de briser les habitudes, de rompre avec le passé ? Elle se le demandait sérieusement… Un poème de Frost, qui lui tenait à cœur, lui revint en mémoire des souffleurs de vers :

"I shall be telling this with a sigh

Somewhere ages and ages hence :

Two roads diverged in a wood, and I-

I took the one less traveled by,

And that has made all the difference." [2]

Elle avait opté dans la vie, quant à elle, d’emprunter le sentier de l’amour, bordé de rosiers épineux. Elle espérait du plus profond de son cœur ne jamais regretter la décision hardie qu’elle avait prise…

Elle fixa des yeux le sol. Mais qu’est-ce qu’elle y voyait ? S’agissait-il vraiment de son propre ombre ? Mais oui… Elle la caressa des yeux, l’enlaça tendrement du regard songeant qu’elle avait bien fait de quitter le pays qui lui en avait si longtemps privé. C’était comme retrouver un ami qu’elle croyait à jamais perdu dans les abîmes du temps, un ancien confident sur qui elle comptait déverser son cœur dorénavant ! Si seulement son ombre lui avait tenu compagnie après le départ de William, comme elle se serait sentie moins seule ! Cette moitié égarée… ce demi retrouvé avec qui elle ne ferait plus qu’un à partir de cet instant…

-Jamais, s’exclama-t-elle, plus jamais je ne te permettrai de me déserter ! C’est bien compris ?

Une jeune femme visiblement enceinte s’était rapprochée d’elle entre-temps sur le pont principal et la dévisageait, perplexe. C’est vrai que dans son extase, elle avait parlé tout haut et que, deuxième classe ou non, ce n’était pas une chose à faire ! Ses traits étaient tirés par la fatigue de neuf longs mois d’attente. Attendait-elle un bébé garçon ou un bébé fille ? A quoi pensait-elle ? A son propre avenir ? A celui de son tout petit ? Elle aurait tant aimé plonger dans l’abîme de ses pensées afin d’en saisir le sens profond. Le vent bourdonnait dans ses oreilles.

"Oh, la solitude risquerait de me rendre folle ! lui dit-elle timidement en guise d’explication.

-Tu mènes donc une vie solitaire, toi aussi ?! Mais au fond, tu n’es pas la seule… la consola-t-elle. Je m’appelle Rose, moi. Et toi, dis-moi, comment t’appelles-tu ?

-"Cordelia", fut sa brève réponse.

Elle trouva en Rose une véritable âme sœur ; c’était comme si elle la connaissait depuis toujours. Elles restèrent sur place à bavarder longuement des passés lointains, du présent et surtout de l’avenir qui les guetterait aux Amériques quand soudain, de sombres nuages se mirent à s’amonceler ça et là dans le ciel limpide : c’était à croire qu’un orage se préparait.

"Oh ! Ces nuages de malheur, murmura Rose, d’une voix chargée de haine.

-De malheur ?! s’enquit Cordelia, étonnée.

-Ce fut un jour de tempête comme celui-ci qui me rendit veuve ; c’est en mer après tout que mon mari, marin, trouva la mort. Si seulement je pouvais, je chasserais tous les nuages du ciel de la vie de ceux que j’aime…"

Ceci dit, elle porta sa main à son ventre et caressa son petit en laissant échapper un soupir qui en disait long sur tout ce qu’elle avait dû souffrir après la mort tragique de son mari.

"Tout ira bien, ma chère, lui dis-je en guise de réconfort. Son souvenir vit dans ton cœur et t’aidera à élever ton enfant. J’en suis convaincue."

L’océan, fortement agité, s’étalait à perte de vue. Quelques minutes plus tard, la tempête faisait déjà rage. Elles fixèrent sur les contrées lointaines des yeux où se mêlaient l’espoir et la crainte. Cordelia songea à quel point elles étaient comme deux gouttes d’eau dans l’immensité de l’océan tourmenté et se dit qu’elles finiraient par s’enfuir vers une île lointaine où la bourrasque ne pourrait jamais les atteindre.

"Ma chère, tu ferais mieux de rentrer maintenant avant que tu n’attrapes froid, suggéra Cordelia.

-Ah ! s’écria-t-elle, car la douleur était par moments intolérable. Quand j’y pense... je pourrais donner naissance à ce bébé à tout moment, sans qu’il ait qui que ce soit à mes côtés !"

Voyant qu’elle souffrait le martyre, Cordelia déposa discrètement une main sur son épaule lui chuchotant :

"Je serais là, moi. Tu peux toujours compter sur moi, tu sais."

Ceci dit, Cordelia aida la pauvre Rose à se retirer pour la nuit.

***

L’aube baignait la cabine d’une douce lueur à travers les rideaux quand Cordelia, engloutie dans ses rêveries, crut soudain entendre un frappement discret à la porte de sa cabine qui l’arracha de ses songes. Elle s’habilla en toute hâte et se dirigea vers la porte, où elle s’attendait à voir une Rose fanée par la douleur. Curieusement, personne ne l’attendait sur le seuil de la porte, mais son petit doigt lui disait que la jeune femme avait besoin de son assistance. Elle couru donc à toute vitesse vers les cabines de deuxième classe. Dès qu’elle fit sa rentrée dans la pièce où Rose reposait, cette dernière lui dit :

"Cordelia… ma chère… j’ai perdu les eaux…, mon enfant viendra au monde d’ici peu. Viens ici, tiens-moi la main…Souffle des petits mots doux dans le creux de mon oreille. Ce faisant, tu me souffleras une vie nouvelle."

Déchirée par la douleur Rose, toute blême, porta la main à son ventre. Cordelia la fixa des yeux et essuya du revers de la main son front couvert de perles de sueur. Heureusement, elle était arrivée à temps, elle sonna la serveuse à qui elle ordonna d’emmener de l’eau bouillante et des draps pour la pauvre Rose et s’enquit s’il y avait une sage-femme à bord. La bonne la regarda, incrédule : "Ma foi, mademoiselle, ce n’est pas une chose à faire…Vous feriez mieux de fréquenter des gens de votre classe !"

-Allez, ce n’est pas le moment de discuter ces choses. On remettra ça à plus tard. Faites vite, allez chercher les trucs dont je vous ai parlés ! rétorqua Cordelia.

Quelle nationalité aurait un enfant, né au milieu de l’océan, à mi-chemin entre l’Angleterre et le Nouveau Monde, songea-t-elle vaguement. Le retour de la serveuse accompagnée de la sage-femme la tira de ses rêveries. Cette dernière se mit au travail sans se faire prier.

Rose laissa pousser un cri de douleur. Elle rassembla toutes ces forces pour un ultime effort ; un amour d’enfant, aussi beau que les héros mythiques vint au monde. Il vacilla quelques secondes entre ce monde et celui à venir avant de pousser un cri, démontrant ainsi le bon fonctionnement de ses poumons. La sage-femme l’emmaillota dans un vieux drap, se faisant, il ne fut destiné qu’à devenir un serveur ou un ouvrier… tout au plus. Les yeux de Cordelia se remplirent de larmes, pourquoi la vie était-elle si injuste. Lui qui était digne d’être fils de roi, quel sort l’attendait ? C’est facile à deviner. Après tout, il n’était qu’un orphelin…

"Penses-tu que le nom "Misty" [3] lui irait bien, Cordelia ? souffla Rose.

-Ce nom lui va comme un gant.", ma chère Rose.

Elle jugea qu’il serait plus sage de laisser Rose savourer seule le plaisir de son couronnement au royaume des mères. Un sourire empreint de nostalgie se dessina sur ses lèvres ; une vague de souvenirs l’emporta vers son cher William. Où se trouvait son amant en ce moment ? Que faisait-il. Elle se précipita vers le pont principal où une brise automnale soufflait… le refrain du vent résonna en son âme ; elle y passa le restant de la journée jusqu’à ce que la lune remplace le soleil dans le bleu du ciel. Tout à coup, elle vit une étoile filante la traverser… Ne dit-on pas que si l’on fait un vœu à un tel moment il sera exaucé ? En ce moment magique, elle leva les mains en geste de prière, suppliant le bon Dieu que leur union se fasse sans ennuis.

De sombres pensées flânèrent dans son esprit tout au long de la nuit, chassant tout sommeil. Et si jamais William s’était suicidé avant qu’elle n’arrive à New York ? Les étoiles du firmament vinrent flâner dans son cœur et Cordelia se dit que "The Maid of the Mist" jetterai l’ancre dans moins de vingt-quatre heures quand il accostera au port de New York. Elle aurait aimé, du plus profond de son cœur, débarquer ici au cœur de l’océan... vivre sur une île exotique, un paradis sur terre, avec son William où seules les lois qui existeraient seraient celles de cœur…

A suivre…

Notes

[1Extrait d’un poème de Robert Burns intitulé "A Red, Red Rose"

[2Dans un lointain avenir, je dirais un jour en soupirant / Deux chemins divergeaient dans un bois et moi / Je pris celui qu’on prenait moins souvent / Et voilà qui changea tout.

[3Misty : brumeux, embrumé


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