N° 38, janvier 2009

La situation sociopolitique de l’Iran lors du premier mandat du président Mohammad Khâtami (1997-2001) (II)


Amir Âchofteh Tehrâni

Voir en ligne : 1ère partie


Le 23 mai 1997 peut être considéré comme un tournant marquant une transition non négligeable dans l’histoire politique de l’Iran, bien qu’elle semble aujourd’hui avoir été quelque peu oubliée. Comme nous l’avons évoqué dans la première partie de cette étude, les résultats de ces élections ont surpris et fait l’objet d’études de nombreux analystes politiques iraniens ainsi que de leurs confrères étrangers. Il faut cependant noter que ce phénomène est le fruit d’évolutions profondes ayant affecté la société iranienne au cours des dernières décennies. On peut ainsi relever trois facteurs essentiels ayant émergé une vingtaine d’années après la révolution islamique en Iran : l’évolution de certaines couches et forces sociales relativement plus mêlées à la politique, les modifications assez récentes dans la structure de la société iranienne, et enfin l’évolution démographique ainsi que l’émergence d’une nouvelle génération (1978-1996) ayant massivement participé à l’élection.

Les prémisses de la modernisation

La participation active des acteurs sociaux, appartenant à la nouvelle classe moyenne, à l’organisation de mouvements sociaux comme la révolution de 1979, témoigne des défauts de la théorie de la modernisation. On réfute aussi la théorie de l’effondrement de l’Etat [1], car au moment de la révolution islamique, l’Etat iranien ne souffrait d’aucune crise financière ou fiscale. En d’autres termes, le régime du Shâh n’était affaibli par aucun conflit ; et l’armée impériale était intacte.

En outre, à l’époque de la révolution iranienne, la théorie marxiste ne pouvait pas être appliquée en ce qu’elle n’était pas adaptée à l’analyse des causes principales : politiques et culturelles.

L’ouverture de l’Iran au monde occidental a eu d’importantes conséquences politiques, sociales, économiques et démographiques. L’une des conséquences de cette ouverture fut l’émergence des premiers noyaux de la nouvelle classe moyenne qui, depuis sa genèse, a été conditionnée par ses rapports avec l’Occident. Tout au long du XIXe siècle, elle réagit à la manière dont les pouvoirs occidentaux appliquaient leurs politiques en Iran. Les auteurs de cette politique étaient fascinés par la modernité occidentale et ses modèles politiques. Les membres de la nouvelle classe moyenne, dont certains appartiennent à l’aristocratie du XIXe siècle, tentèrent dès lors de restreindre le pouvoir sans partage du roi ainsi que la présence anglaise et russe. [2]

Aspects culturels et religieux : l’exemple de l’évolution des minorités religieuses

Les minorités non musulmanes étaient, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, établies dans leurs régions historiques, mais aussi sur l’ensemble du pays : zoroastriens près de Yazd et Kermân, chrétiens chaldéens au Kurdistan et dans la région d’Oroumieh, Arméniens en Azerbaïdjan et à Ispahan, Juifs à Hamadân, Kermânshâh, Kâshân, ou Shirâz. Aujourd’hui, la moitié de cette population est rassemblée à Téhéran, qui est la seule ville où les diverses communautés ont conservé une certaine dynamique. Ailleurs, quelques centaines ou un millier de personnes ne peuvent que maintenir la nostalgie et les traditions. Cette concentration géographique s’est accompagnée, dans la même période, d’un affaiblissement en raison de leur assimilation à la majorité musulmane, de la perte des identités communautaires, et surtout de l’émigration vers l’étranger.

La communauté zoroastre d’Iran participant à l’éléction présidentielle en 1997

La communauté zoroastrienne, dont la religion était celle de l’Iran antique préislamique, est traditionnellement implantée dans les zones rurales et villes proches de Kermân et surtout de Yazd où se trouvent les temples du feu (âtashkadeh) les plus sacrés. Cette population est moins concentrée à Téhéran (23%) que les autres minorités et vit dans l’Iran tout entier, en forte symbiose avec la population musulmane : on compte autant de zoroastriens à Mashhad qu’à Yazd. Contrairement aux autres minorités religieuses, celle des zoroastriens est stable. Les relations avec les parsis de Bombay qui ont quitté la Perse au XVIIIe siècle restent toujours actives, mais n’alimentent pas un fort courant d’émigration. [3]

La communauté juive d’Iran est également très ancienne puisqu’elle existait déjà avant l’arrivée des Juifs délivrés de Babylone, qui ont suivi Cyrus vers la Perse au lieu d’aller en Palestine. La création de l’Etat d’Israël a porté un coup fatal à cette communauté particulièrement active, qui avait jadis son propre dialecte judéo-persan. Le départ massif des jeunes et de familles entières, dans les années 1950, a brisé toute possibilité de renouvellement de cette population, aujourd’hui très peu nombreuse, encore présente à Ispahan et surtout à Shirâz (22% de la communauté), mais qui a préféré se regrouper à Téhéran ou vivent 64% des juifs d’Iran. La Révolution islamique a provoqué, dès 1979, une nouvelle vague de départs qui met en cause l’existence même de cette minorité.

Un constat analogue peut être fait pour la communauté chrétienne des assyro-chaldéens (catholiques de rite oriental), qui ne sont plus guère que 15 000, en particulier dans la région d’Oroumieh, ou il reste quelques villages chrétiens, et surtout à Téhéran. Ils ne parlent quasiment plus leur langue, dérivée de l’araméen. Cette petite communauté a été brièvement bouleversée pendant la guerre Irak-Iran par l’afflux de nombreux réfugiés chaldéens irakiens qui sont ensuite partis vers l’Australie, l’Amérique du Nord et la France, ouvrant la voie aux chaldéens iraniens, dont la communauté survit avec peine.

Les Arméniens forment par contre une minorité religieuse plus active et plus nombreuse, dont une partie est arrivée en Iran au début du siècle, fuyant les massacres de Turquie puis la Révolution soviétique. Ils sont établis à Tabriz, à Ispahan où ils avaient été déportés au XVIe siècle, et bien sûr à Téhéran.

La diaspora a permis à de nombreux arméniens de quitter l’Iran après la Révolution islamique et la guerre, mais l’ouverture de la frontière avec la nouvelle république d’Arménie n’a guère favorisé les migrations, tout au plus le commerce. Au total, les trois quarts des chrétiens d’Iran vivent à Téhéran, 9% à Ispahan et 7% à Oroumieh. Dans la plupart des grandes villes du pays vivent également de petites communautés de protestants et de catholiques latins fondées au siècle denier, ainsi que quelques dizaines de familles chrétiennes assyro-chaldéennes ou arméniennes venues là dans le cadre de migrations économiques ou professionnelles. [4]

La mise en place de discours émancipateurs contre l’influence des puissances occidentales

Suivant la constatation d’Ervand Abrâhamiân, un aperçu de ses ouvrages montre que tout au long de son activité politique et religieuse, l’Ayatollah Khomeiny s’est toujours accordé avec la tradition chiite de protection de la propriété privée légitimement acquise par l’islam. [5] Dans son premier ouvrage intitulé Kashf ol-Asrâr (Le dévoilement des secrets) rédigé sous Rezâ Shâh (1925-1941) dans lequel Khomeiny dénonça le mythe du modernisme, qui selon lui, était calqué sur l’Occident et imposé par la dictature de Rezâ Shâh, il a affirmé que l’islam protégeait la propriété privée. [6] De plus, il y prit la défense des bâzâris, demanda au gouvernement d’assister les commerçants en faillite et se déclara contre la taxation par le gouvernement des activités des commerçants impliqués dans l’importation et l’exportation des marchandises. [7] De même, dans son livre Velâyat-e Faqih, l’Ayatollah Khomeiny a réitéré la protection de la propriété privée par l’islam et par les lois islamiques. Il a affirmé que le gouvernement islamique, contrairement aux gouvernements dictatoriaux, n’admettait pas la confiscation des biens de la population, et que même le Prophète et l’Imam ’Ali n’avaient pas été autorisés par l’islam à s’approprier les biens et la vie des gens. [8] La protection de la propriété privée et la limitation de l’intervention de l’Etat dans les affaires économiques, prônées par Khomeiny, étaient également partagées par la majorité du clergé dont l’Ayatollah Beheshti (le premier chef du pouvoir judiciaire tué en 1981 lors d’un attentat à la bombe).

Des bouleversements idéologiques, démographiques et géographiques sans précédents

L’un des aspects fondamentaux de ces changements consiste dans le fait qu’aujourd’hui, 28% de la population iranienne ont de 14 à 29 ans. Un autre aspect de l’évolution fondamentale en Iran se trouve dans la composition culturelle de la société, après la chute du régime du Shâh, par la diffusion des valeurs islamiques, surtout dans les écoles et les universités. En outre, il faut citer l’évolution issue du développement du réseau de communication à l’intérieur du pays, qui a entraîné une liaison directe et rapide entre les villes et les villages ; prélude au développement des services médicaux, du réseau d’eau potable, d’électricité, du téléphone, du réseau routier, etc., dans les villages. Enfin, nous pouvons également évoquer l’augmentation sans précédent de la population urbaine ainsi que l’apparition d’une vaste classe moyenne très vaste dans tout le pays. Vingt ans après la révolution de 1979, une nouvelle génération d’élites spirituelles et politiques est entrée en scène pour jouer un rôle considérable dans les évolutions sociales.

A côté de l’évolution démographique et sociale, la nouvelle génération iranienne jette un nouveau regard sur son univers et cherche son avenir dans les valeurs modernes ; elle demande une vie plus aisée avec plus de confort.

L’essor sans précédant des publications

Selon les statistiques et les documents du ministère iranien de la Culture et de l’Orientation Islamique, on constate un grand progrès sur le plan du tirage des publications (livres et presse) au cours de deux décennies.

M. Khâtami au milieu d’enfants défavorisés suivant des cours organisés par le Croissant Rouge et la Croix Rouge, 2004

Suivant les rapports de l’Etablissement Iranien des Expositions Culturelles, en 1971, quelques 1961 livres avaient été publiés en Iran. En 1976, 1689 livres avaient été publiés, dont 267 traduits des langues étrangères, 1378 livres écrits par les auteurs iraniens. En 1986, la publication des livres accusait le chiffre de 3812. [9] L’augmentation des titres de presse est également notable.

Evolution du nombre de titres publiés par la presse iranienne (1971-1996)

Publications1971197619861996
Quotidien 28 17 17 25
Hebdomadaire 111 36 57 185
Trimestriel 64 12 106 359
Mensuel - 17 140 266
Total 203 82 320 835

Evolution des médias iraniens

19771994Croissance absolue
Publications 240 1000 462.5
Livres 2800 1600 572
Livres disponibles dans les bibliothèques 1 6000 000 5 784 000 361.5
Film 49 56 114.2
Bibliothèques publiques 360 670 186
Production audiovisuelle (en heures) 18 800 166 125 883

Après l’élection de M. Khâtami, la liberté de parole, tout comme le nombre de publications se sont grandement accrus, parmi lesquels un nombre important de journaux et de revues. Le tirage de quotidiens libéraux a parfois atteint des centaines de milliers d’exemplaires, bien loin devant les quotidiens conservateurs. On peut citer, par exemple, Arash (quelques milliers d’exemplaires vendus en Europe et aux Etats-Unis), Naqd (Critique), Jâm’eh- ye sâlem (La société saine) (interdit de publication en 1998), Râh-e no (La voie nouvelle), Irân-e fardâ (L’Iran de demain), Goftégou (Dialogue), Farhang-e towse’eh (Culture du développement), Doniyâ-ye sokhan (Le monde de la parole), etc. Des revues spécialisées dans des domaines techniques comme l’agriculture (Sonboleh) ou les transports (San’at-e haml o naghl) ont également vu le jour.

De façon générale, la presse réformatrice a joué un rôle déterminant dans la victoire des candidats modérés. A Téhéran, une dizaine de quotidiens modérés ont présenté leur propre liste, dont certains candidats faisaient en même temps partie de celle de la coalition des 18 partis réformateurs appelée la "Coalition du 2 Khordâd [1376]" (23 mai 1997, date de l’élection de Mohammad Khâtami). La campagne électorale s’est ainsi en partie déroulée à travers les journaux qui publiaient quotidiennement la liste des candidats, et a contribué à l’élection des 26 premiers élus réformateurs. Au second tour, l’absence des journaux réformateurs, fermés par la justice, n’a pas empêché les électeurs de confirmer le vote du premier tour. [10]

Les grands mass media officiels tels que la radio et la télévision, ainsi qu’une partie de la presse nationale, sans oublier les tribunes de prédication de la prière du vendredi ont concentré leurs efforts au service de l’adversaire de M. Khâtami, cependant, cette grande mobilisation médiatique n’a eu aucun effet positif pour son adversaire.

Le rôle de la jeunesse

La jeunesse iranienne, "capital" de la République islamique, a vécu une vie très différente de celle de ses parents. Pendant la première décennie de la révolution et durant la guerre, mais aussi dans la décennie suivante et même après l’arrivée au pouvoir du président Khâtami, aussi bien les jeunes que les femmes ont été la cible principale des intégristes. Toutefois, ce qui sépare les jeunes des années 1990 de ceux des années 1980 est leur expérience de la Révolution islamique et des tensions engendrées. Ces deux groupes ont vécu dans deux mondes à part et ont développé des sensibilités très différentes. Finalement, ni les uns ni les autres ne sont sorti indemnes de vingt-sept [11] ans de révolution. Aucun n’a eu une jeunesse "normale" et pleinement vécue. Tous ont expérimenté des situations peu communes : les jeunes des années 1980 ont grandi dans les années post-révolutionnaires et pendant la guerre. Ils y ont en partie, surtout parmi les couches populaires, participé et marqué la société du sceau de "jeune martyr". Au début de la guerre, Khomeiny avait lancé l’idée d’une armée de 20 millions de soldats. Cette armée, avant d’être une armée dans le sens classique du terme, devait être une armée islamique, idéologisée et grande défenseuse des valeurs islamiques. [12] Nous pensons cependant qu’aujourd’hui, la nouvelle génération iranienne cherche maintenant une nouvelle identité, l’événement du 23 mai 1997 reflétant particulièrement cette aspiration.

Durant la Révolution islamique, il régnait dans l’espace social de la société iranienne et la conscience collective une sorte d’imaginaire fortement imprégnée de l’islam. Cette conscience collective avait construit l’infrastructure de l’espace des valeurs déterminées avant tout par les principes islamiques. En général, l’islam traditionnel orientait donc le comportement social du peuple. Paul Ricœur a longuement évoqué la conscience collective comme un "texte". Ce "texte" est perpétuellement transformé par les événements sociaux, politiques et économiques qui se succèdent sans interruption.. [13]

Durant de ces 26 dernières années, c’est-à-dire après la victoire de la révolution en Iran, il faudrait insister sur la création d’un espace permettant l’expression de ces nouvelles valeurs. Nous soutenons donc que "l’imaginaire" de la société iranienne a été influencé par l’événement du 23 mai 1997, mais reste cependant marqué par la permanence de certaines valeurs de la révolution islamique de 1979.


* Cette étude s’inscrit dans la cadre d’une recherche post-doctorale de sociologie politique menée à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) sous la direction de M. Guy Chaussinaud Nogaret.

Bibliographie
- Dean, Javis, Political Behavior, Oxford University Press, 1974.
- Evans, Geoffrey, The End of Class Politics (class voting in comparative context), Oxford University Press, Printed in Great Britain, 1999.
- Faroughy, Ahmad, L’Iran contre le Shah, Jean-Claude Simoïn. 1979.
- Giddens, Anthony, Sociology, Polity Press, 1989.
- Hourcade, Bernard et Khosrokhavar, Farhad, "La Bourgeoisie iranienne ou le contrôle de l’appareil de spéculation", Tiers Monde XXX1, 124, 1990 pp.877-898.
- Kapuscinski, Ryszard, Le shah ou la démesure du pouvoir, Flammarion, 1986.
- Khosrokhavar, Farhad, L’utopie sacrifiée, Sociologie de la révolution iranienne, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1993.
- Nahavandi, Houchang, Iran, Deux rêves brisés, Albin Michel, 1981.
- Nahavandi, Houchang, Anatomie d’une révolution, Segep, 1983.
- Rafipour, Faramarz, Développement et contraste (Tossé-é va Tazad), Téhéran, 1998 (1376).
- Taheri Amir, "Islam et Démocratie : un pari impossible ?", pp.69-80, in Politique Internationale, No.100, 2003.

Notes

[1Théorie lancée par Theda Skoepol

[2Kian-Thiébaut, Azadeh, Secularization of Iran, A doomed failure, Diffusion Peeters, p.261.

[3Bernard Hourcade, Atlas d’Iran, p.76.

[4Ibid, p.78.

[5Ervand Abrâhamiân, Khomeinism, Essays on the Islamic Republic, Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 1993.

[6Kashf-ol-Asrâr, Téhéran, 1943, pp.181-182. Cité par Abrahamian. Ibid.

[7Kashf-ol-Asrâr, p.259. Ibid

[8Ayatollah Rouhollah Komeyni, Velâyat-e Faqih : Hokoumat-e Eslâmi, Téhéran, 1978, p.52.

[9Source : rapports publiés par l’Etablissement des Expositions culturelles d’Iran.

[10Azadeh Kian-Thiébau, Les Cahiers de l’Orient, 2000, p.27.

[112006-1979=27

[12Ibid, p.113

[13Ricœur, Paul, From text to Action : Essays in Hermeneutics, North Western University Press, Illinois, USA., 1991.


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