N° 38, janvier 2009

Elias Canetti, Juan Goytisolo :
Polyphonie transitive et calligraphie racinale


Monsif Ouadai Saleh


Marrakech dans la spécificité interculturelle de l’écriture entre la polyphonie d’Elias Canetti [1] et la calligraphie de Juan Goytisolo [2]. Marrakech comme poétique transitive et comme poétique nodale.

L’histoire d’une ville est toujours l’histoire d’une culture. L’histoire d’une communauté occupe sans aucun doute la place d’une position dans la culture. Il relève du truisme de dire que la trace communautaire ne saurait être, en amont comme à son aval, une expérience quelconque de l’éphémère. La position culturelle d’une ville est toujours une histoire, une histoire étalée sur les multiples supports de la trace et de la mémoire.

Pour traiter de la singularité culturelle d’une cité, il est sans doute nécessaire de prêter parole à la mémoire, dans ce sens précis où l’histoire, le présent et le futur ne sont à proprement parler qu’une révélation unifiée et soudée d’une identité cosmopolite et universelle, une récupération des traces, une découverte du présent et une construction du futur. Ceci s’applique d’autant plus à l’histoire et à la culture de Marrakech qu’une lecture qui voudrait s’inscrire dans la troncation et la rupture, postulant les convictions ou l’apologie d’une identité absolue, ne saurait fonctionner que comme contrariété majeure, indélébile et insurmontable de cette identité même, qui ne saisissait de soi que la rhétorique séculaire de l’universalité et la rhétorique universelle de la médiation.

Marrakech appartient à cette universalité de la lettre qui fut sans cesse ennoblie par la négation des frontières cunéiformes pour incarner par obsession pittoresque une figure transfuge de la matrice. Comme la fascination, elle dérive. Et comme le sublime, elle se dépasse. Comme voix, elle est verbe transitif. Elle est calligraphie contradictoire parce qu’elle se dessine dans des limites indécises entre le bien et le mal, entre la lumière et l’ombre, entre la déchiffrabilité et l’hermétisme, entre l’exotérisme et l’ésotérisme. Ainsi est le Marrakech d’Elias Canetti. Comme voix, elle est consistance, orgiaque sans être nécessairement dionysiaque. Marrakech ignore le culte unifié et unique de l’ombre… Elle est dithyrambique entre la ferveur frénétique et la retenue pudique. Elle n’est pas non plus apollonienne car sa lumière a quelque chose d’impur. C’est une lumière qui tient à ne pas se déposséder de la fantaisie et du fantasme. La fantaisie d’un feutier qui déchiffre par l’autodafé l’œuvre d’Averroès. Le fantasme végétatif d’un poète qui attend la mort de l’oracle sous l’invocation de l’exil. Marrakech, brassée de remparts lunatiques, parsemés de phobies obsidionales, de témoins aveugles sous le flanc-pesanteur, la pesanteur virile de l’Atlas, ne cesse pourtant de générer, en franges impures, par une matrice-énigme de la séduction et de la conception, confondant l’éprise et la déprise, la lettre et la voix.

C’est pour cette raison des limites compromissoires que son âme fut conçue pour la médiation, pour l’étonnement médiateur, pour une sorte de culpabilité consommée par le silence feutré de l’ironie ou la résonance en substance désinvolte d’un rire qui fonctionne comme léthargie assumée contre toute résilience volontaire signifiant l’engagement ou l’action collective. Mais qui par bonheur n’altère pas la résilience textuelle. La résilience textuelle d’Elias Canetti fonctionne par exemple comme le fait le rire des Marrakchis, en contrepoint, mais en postulant une transformation intérieure qui le met dans la durée du silence. Le contrepoint est une organisation du silence. Mais la durée dans le silence est une symphonie, une interférence qui met le texte face à sa vocité infinie, sa vocité transcendantale faite de variabilité chronique et d’invariant idéal a-temporel.

Elias Canetti

Les Voix de Marrakech est le titre qu’Elias Canetti donne à son œuvre pour creuser et colliger ses impressions alors qu’il est de passage au Maroc. Comme l’indique aussi expressément son titre, cette œuvre donne à la rythmique sonore de la polyphonie un invariant cosmique : la transitivité. L’exotisme accuse l’apparence. Il relève les traits du transitoire en s’enlisant dans la description de l’apparence. Elias Canetti, en philosophe de l’énergie massive, déplace la vocité de l’écho frivole, insignifiant dans sa résonance, compacte tout en étant éphémère, vers la vocité qui est énergumène, transe et extase. La vocité massive, où la présence autour de la parole, la vocité autour du temps, la phonie autour de l’espace, la répétition, la litanie, le refrain, la rengaine constituent la clef de voûte d’une fécondité transitive, d’une transitivité restitutive de l’appartenance, de la présence. La polyphonie d’Elias Canetti est une traduction de la présence transitive qui demeure présence de la constance dans la fugacité. La transitivité ne constitue pas un sacrilège sémantique ou discursif contre le sédentarisme identitaire, mais plutôt une certaine allomorphie de la présence qui compose en contrepoint distanciatif, en synapse relâchée, en massivité transfuge, le passage de l’identité sur l’identité, ce qui signifie en fin de compte qu’il n’est que la trame du multiple qui organise l’appartenance. Chaque détermination est une appartenance à la multiplicité.

Sauf que, dans la détermination donnée comme uniforme, et qui par son uniformité même se trouve vouée à l’appartenance tramée par le multiple, on trouve plusieurs aspects de la pluralité : la pluralité transitive d’Elias Canetti, et celle, en concomitance, constante et médiatrice de Juan Goytisolo. Ces deux poétiques de l’espace partagent, à des degrés divers, mais non moins authentiques, un principe d’immanence à l’universel incontestable dont le seul élément de modalité qui le trace et le module et qui en détermine la spécificité est celui qui précise ou dessine son intensité, selon, bien entendu, l’esthétique de forme et de modulation qui caractérise, définit ou trans-définit chacun de nos deux écrivains. Nous allons donc avancer selon cette précision de l’intensité de la modulation dans la polyphonie d’Elia Canetti et de l’intensité des linéaments dans la polygraphie de Juan Goytisolo. Et puisque ce n’est pas la conclusion qui m’intéresse dans ce texte, ni d’ailleurs la systématisation ou la cohérence systématique, j’énonce tout de suite l’esprit et la nature de chaque dynamique, et ce, en plaçant celle d’Elias Canetti dans le contrepoint, qui étant voix et polyphonie, doit nécessairement s’inscrire dans la transition et la modulation ou le choralisme en décours de la transition : la polyphonie nomade qui stratifie la transition entre fugacité et permanence, ou permanence fugace, transitoire et fugitive : il s’agit dès lors, en raison consécutive, d’une indécision durative de la voix ou des voix. L’espace canettien est exhibition de la durée. Il est appelé à l’être en décours mélodique nourrissant le flux de la parole par la durée impersonnelle de la litanie et de la répétition. Chez Canetti, il y a une limite impersonnelle à la vocité de l’espace. Il y a une sensibilité, une matrice adventice qui détermine la polyphonie par le chant lunatique entre la pleine et la nouvelle lune. La polyphonie se détermine récession de l’espace devant l’écho. L’espace s’y définit par son échoïté à la limite de la présence insaisissable, transition insaisissable, transition en décours de la transition.

A l’autre extrémité de cette dynamique, dans un sens tout à fait opposé, se situe Juan Goytisolo. La position qu’il occupe est tout à fait conforme à la mesure lettrique et graphique de l’espace. Par l’effet d’une élaboration lettrique de l’espace, il ne sera plus question de transition mais de sédentarisme, un sédentarisme conscient de la valeur racinale de la présence. Suivant la logique de la calligraphie la présence se situe à un niveau complexe du rapport entre la forme apparente et la forme nodale ou racinale de la lettre, entre les limites fixes de l’apparence et les limites mouvantes mais souterraines des racines lettriques. La calligraphie tend à traduire avant tout l’espace de l’enracinement pour traduire l’apparence en présence pléthorique de la forme. On trouve ainsi dans la calligraphie une tendance compulsive à situer dans un même niveau, un niveau palière et communicant, un niveau de Présence, la forme de l’apparence et la forme de la "racinalité", la "racinalité" comme forme absente et absentifiée par la logique de l’écriture. Juan Goytisolo est la "racinalité" multiple et médiatrice de la lettre disposée selon la logique de la nodalité : un nœud en mouvement. Juan Goytisolo se situe, hors la transition, dans une perspective topométrique de la lettre inclusive de la présence et de la présence inclusive de la lettre. Il faut préciser tout de suite qu’il s’agit là d’une inclusion montrante où la computation topométrique n’a aucune valeur mathématique ou économique. La topométrie est un prétexte pour libérer l’espace de la lettre dans la valeur esthétique de la présence, dans l’hypotypose de la présence conçue comme finalité en soi, et mise sous les auspices d’une continuité désallogarisée et démétaphorisée. Toutes les transitions qui se situent dans la tendance métaphorisante ou allégorisante de la présence font partie de l’universel impertinent dont il est question de dirimer la continuité et l’autorité. La calligraphie invente dans cette perspective la non pertinence de l’épique héraclitéen du temps, traduit par la continuité, le déliement métabolique de la signifiance. Elle invente parallèlement la non pertinence du tragique critique qui fait semblant d’être vérité de la présence sur le terrain glissant, insaisissable de la contingence poétique, mythique et symbolique. La calligraphie invente la distribution de l’espace selon les normes d’histographie propre à la lettre, selon un sédentarisme foncier dirimatoire de l’utopie temporelle proposée comme matrice unique du sens. Pour la calligraphie, la matrice unique c’est l’histographie de la lettre conjugué averbalement par la continuité immédiate à la présence. L’immédiateté ici est avant tout la négation de l’hégémonie chronique du temps. Elle est par conséquent l’apparition brutale de l’histographie de la lettre qui n’accepte d’autre conjugaison que sa nodalité confrontée à la présence.

Juan Goytisolo

L’œuvre de Juan Goytisolo se prête à la lecture, la lecture qui prétend épuiser la présence, à travers la matrice calligrammatique de la présence. La présence déterminée, structurée par la forme et la mouvance de la lettre. Le choix de la lettre et de la calligraphie est décidé en premier lieu chez Juan Goytisolo par, justement, cette rhétorique de "racinalité" qui ne saurait être transitive, être support de transition sans impliquer en premier lieu la négation radicale de la transition abstraite, pour son substitut le proche, à savoir la médiation. S’il y a quelque part lieu de parler de transition dans la poétique calligraphique de Juan Goytisolo, ce sera, de toute évidence, autour d’un type de transition inconforme et hérétique cédant à la logique de la présence toute faculté impertinente de l’abstraction sémantique, niant l’abstrait par le concret, un type de transition statique et nodal transcendant le devenir par la médiation présentielle et immédiate, par l’essence d’une présence sui generis toujours conforme à sa nodalité originelle, par la cursivité immanente à une mouvance illinéaire, mouvance qui pratique la pléthore illinéaire de l’espace.

La calligraphie est un dialogue constant entre la forme et sa présence, entre la forme de la présence et sa totalité, entre la totalité et la "racinalité", entre la totalité visible et la "racinalité" invisible… Et parce que toute lettre est en quelque sorte un arbre, une forêt en puissance, vocation optimale de la présence, la médiation s’inspire de la "racinalité", l’arbre enfoui, l’arbre tellurique, pour révéler à la lettre, à travers le dépassement de la fonction sémantique : copulative, attributive et prédicative qui stigmatise et stratifie le verbe être, une calligraphie a-verbale. Toute calligraphie a la tâche d’être et d’avoir cette beauté impure qui dé-signifie la copule, et tous les prédicats des fonctions et des relations qui se réalisent pas en fonction du nouement et de la nodalité. La calligraphie est cette négation jubilatoire des fonctions thématiques. La calligraphie a donc la fonction de rendre à la lettre sa trame de présence immanente occultée par la métaphysique symboliste et par toute la tutelle poétique de la "prédication impertinente". Et ce en pratiquant essentiellement la mystique matérielle et lignifiée du nœud. L’esthétique nodale de la calligraphie est un cep qui étouffe le silence et l’apparence…

Le mouvement est présence qui s’inscrit d’emblée avec la conviction d’être le désir ultime de l’espace dans la récurrence de la continuité au profit de la relation, autrement dit, au profit de l’universel. L’universel dans le sens de la continuité en immanence personatique avec la relation. Cette vision apophantique part du postulat très simple que l’universel ne pourrait être impersonnel. La philosophie de l’universel se noue et se délie par le nœud même de son nouement. La philosophie de l’universel est un nœud de continuité autour de la présence. Sa continuité est un rapport de partage par rapport à la présence. La calligraphie quand elle aborde son universel ou son nœud elle le fait à partir d’un détournement radical de la lettre du sens duratif impliqué dans la forme substrate du sens -le sens est la catégorie majeure de la temporalité, pour accéder à une présence plénière du nœud à la fois libre, immanemment libre, et renversé ou inversé, transcendentalement inversé et renversé. Renversé parce que l’universel de la lettre tend à s’inscrire comme présence dans une sorte de pléthore de la "racinalité". La "racinalité" devient ainsi une forme de continuité universelle de la forme dans le sens de la présence. Comme c’est le cas taxinomique dans la calligraphie, la récurrence ne définit pas un statut répétitif de la forme. Elle ne définit pas une durée de la forme, ni, à plus forte raison, une forme de la durée. Il s’agit bien au contraire d’une continuité qui transcende à des égards définitivement présentiels, présence en termes d’espace, en termes d’espacement du nœud universel de la continuité, qui transcende l’impersonnel ou l’anonymat canettien. Juan Goytisolo conjugue la présence avec la figure calligraphique ou calligrammatique de la relation et de la continuité dans cette catégorie de l’universel qui résiste à la transition, au nomadisme impersonnel. Comme dans la calligraphie, les linéaments, les lianes racinales des lettres font leur apparition topométrique dans le sens de la spatialisation pure de la relation et de l’universel, dans le sens de la conscription, au lieu de la transcription qui demeure une conséquence sémantique du mot, réduction de la lettre à la voix abstraite du sens, laquelle réduction neutralise le rapport dynamique entre présence et espace. La conscription est la découverte de l’espace œuvrant pour la lettre médiée par le sédentarisme. La conscription est la possession de la présence par le corps de la lettre. Elle est possession de l’espace par ce qui reste de la forme de la lettre une fois délivrée de l’impersonnel sémantique, une fois placée dans son nœud propre et immanent. Le point qui devient tronc, branches et arbre à travers le socle des racines, rhizome invisible, désir souterrain, procession irrémissible de l’encre trempée dans le calamus, l’arbre trempé dans la sève, le désir n’a alors que la volonté de la lignification, sacrilège de la lumière par l’éternité appétitive de la lumière, étymologie de l’encre, puissance de résurrection…

Pavillon de la Ménara au bord du bassin à Marrakech

La conscription est tout simplement la calligraphie, demeure de la lettre dans la conscience de la présence, la conscience médiée par la présence de la lettre. Le temps de la lettre est un arbre a-temporel transformant la temporalité en bourgeons morts. La transition et l’effacement sont alors impossibles. Seul le sédentarisme ou la concrétude deviennent lieu de la présence. La tendance majeure dans cet imaginaire de la lettre est alors d’exhiber la prolifération infinie de la présence. Le mouvement qui fait l’espace lignifié et ligné sans que l’expansion soit une abstraction quelconque de la nodalité éternelle de l’arbre, qui fait l’essence mouvante de la lettre. La lettre, désir calamisant, a besoin de se répandre en nœuds, d’où sa conscription sédentaire. D’où aussi le renversement majeur qu’opère la calligraphie : l’encre perd son alliance et sa référence allégorique au fleuve héraclitéen. Peu importe alors la nodalité abstraite de l’encre, la nodalité encrale du temps et de toutes les abstractions qui s’ensuivent depuis la métaphore jusqu’aux mythes et symboles. Il y a là un renversement ontologique du temps et du devenir où la puissance inépuisable de la transition, la métaphysique abstraite de la continuité trouve un aspect configural de la limite : la présence liée à la totalité et la totalité liée à la présence. Le désir du calame fait surface et s’empare de la continuité pour y tracer la norme sédentaire de la courbe à travers la lignification de la lettre. Dans cette révolution calligraphique, il est tout à fait évident, en fait, que c’est la présence qui définit la continuité. On n’est plus dans le présent transitoire, éphémère et transitif qui gouverne la continuité par l’anticipation analeptique de la présence, sériant les absences, structurant les anachronismes, mais plutôt dans cette configuration où la continuité est don de la présence. C’est là l’apport essentiel de la calligraphie, et le sens de son sédentarisme : médiation de la présence et de la continuité en concomitance arborescente. La calligraphie neutralise les entités encrales de l’absence qui sont les entités anachroniques de la présence.

Elias Canetti a saisi dans la grammaire vocale de Marrakech les tensions transitives du chœur aboutissant à une consistance d’aval où se perd le sédentarisme de l’appartenance et prédomine, en contre partie, un aval à rythmique répétitive sans aucune institutionnalisation ni de l’occurrence, ni, et c’est plus fertile à son propre imaginaire littéraire et philosophique de la conscience dynamique sous le titre de la massification ou de la sociation transindividuelle, de la récurrence. La transition suppose toujours une "procurrence", c’est-à-dire premièrement un mouvement vers l’avant, guidé, ou plutôt orienté, par la présence dans le transitif, et deuxièmement, une répétition en avant, une répétition transitive…

Vue intérieure du musée de Marrakech

L’universalité est la spécificité irréfutable de la culture de Marrakech. Ce trait spécifique de l’universalité n’en est pas seulement la définition - en sachant que la définition particulière ou particularisante dans ce contexte de l’universel est en fait une entamure mortelle dans l’identité, mais la conscience adonnée à sa propre vérité, la vérité du cosmopolitisme indéchiffrable, la vérité de toute l’histoire comme la vérité quotidienne de chaque regard enveloppant les contours d’un objet ou les délinéaments d’un sujet, de chaque figure inscrite dans le mot ou sur une toile, du mouvement imbu de l’intimité, comme celui de Juan Goytisolo, conjuguant le temps et l’espace avec une sorte de calligraphie immédiate, et surtout déclarée à sa conscience effective, ce qui la rend pleinement médiate à la calligrammacité autonome et totale issue de la diachronie spatiale entre la conscience racinale, invisible, de la lettre et de la conscience visible du calame. La finalité est d’embrasser dans une totalité hautement universelle l’essence même de la présence lyrique, de révéler dans les limites universelles de la lettre et, en même temps, dans son auto-matriciation infinie la continuité lyrique du chaos et l’héroïsme épique du désordre, c’est-à-dire que la finalité rectrice de la calligraphie est de cultiver la rupture infinie avec le sens. A ce titre, une calligraphie radicale ne saurait être pseudo-calligraphie, mais plutôt une auto-matriciation de la lettre en termes de proscription du sens, en termes de conscription systématique de la pseudo-sémantisation. Toute présence calligraphique est une présence descriptive et prescriptive d’un pseudo-sémantisme, le sémantisme dit par la présence de la lettre dans le néant du sens.

Pour lire une calligraphie dans la conscience pure de son autonomie figurale qui met les racines de la lettre sur la plate-forme dynamique à la fois de la figurabilité architectonique et du sédentarisme intérieur, il est nécessaire d’inventer une sorte d’arborescence où se crée d’une manière racinale la figure transfuge de la lettre. Dans cette perspective, la présence et la "racinalité" seraient la neutralisation ou la réduction à la fixité, à la stagnation, par la figure ou la consistance calligraphique, l’histogénie hybride du sens. L’esthétique de la transitivité est à ce titre l’incomplétude de la présence. L’esthétique de la présence doit mener à la plénitude de la "racinalité" exposée à la forme géométrique de l’espace, de l’espace dans la grammatité de la lettre. La gramma qui me concerne ici relève de la dynamique étymologique du trait et de la ligne investis par l’espace intérieur et profond de la lettre : la "racinalité". Il est temps de préciser en fait que la "racinalité" n’est en soi qu’un présupposé imaginal de la forme esthétique de la lettre tenue prisonnière, réduite au silence par la forme instrumentale de l’écriture. La "racinalité" est la fusion traduite par la présence entre l’imago illusoire, illusoirement massif, figé dans la présence pondérable, parce que statique, et le sub-imago sous-jacent fertilisé et dynamisé par un désir de naître, un désir de prendre forme, un désir d’expansion, un désir de linéaments, somme toute, qui traduit l’aptitude polymorphe de la lettre dans une sorte de présence volatile et impondérable. La calligraphie par l’épanchement tient la lettre dans une éternité larvaire entre la forme et l’informe, l’éternité impondérable de l’entre-deux, de l’in-ter-férence, de l’inférence intermédiaire entre le statique et le dynamique, entre le sédentarisme et le nomadisme.

Maroc - Casbah de Ouarzazate
Photo : Gregory Rohart

C’est cet aspect de négativité, légère dans la forme et pesante, lancinante dans l’informe qui fascine la calligraphie, c’est ce désir sédentaire de l’informe qui fascine en même temps le désir de Juan Goytisolo, le poussant à choisir la demeure racinale de la lettre plus que la voix, la polygraphie callistique sédentaire plus que la polyphonie nomade. La beauté cursive postulée éternellement à une beauté matrice dés-angulaire qui fait macérer la présence transitive et la présence éphémère - l’éphémère est d’abord ce qui est suffisant et statique, dans la présence médiatrice fait l’essentiel de cette imagination de la lettre que nous révèle la beauté calligrammatique de l’œuvre de Juan Goytisolo. Cette fusion qui assure à la fois le nomadisme et le sédentarisme de la lettre fait de la calligraphie un art de destruction de la lettre scriptuaire pure et du verbe-copule conçus comme imago fini et fixe. Elle assure la médiation subimagale illimitée et éternelle de l’évolution hors toute contrainte chronique du sens. Elle assure la forme pure entamée, contaminée par la plénitude médiate sans sens, par la médiation plénière dé-signifiée.

Dans la calligraphie, l’histogénie de la lettre remplace l’histogénie du sens par la grammatité auto-suffisante de la forme et de la figure, vue de sa profondeur vidée du sens, de sa génération uniquement figurale. A l’origine de la calligraphie, il y a la viduité libertaire de la forme, autrement dit, il y a la plénitude de l’informe. Toutes les structures de transfigurations méta-phoriques se trouvent alors déracinées et destituées en faveur d’une grammatité qui conjugue la lettre par le sens du vide. La grammatité n’est nullement à comprendre en relation avec une quelconque grammaire de la forme linéaire, ni, à plus forte raison, celle d’une signification-matrice à la fois linéante et contenante, linéairement contenante, régie séculairement par l’infini de la contiguïté et de l’exiguïté, par cette raison a priori suffisante que le sens n’a pas d’espace matériel, que le sens est par essence un méta-espace ou une profondeur univoque, une profondeur sans forme, une profondeur univoquement spatiale, une profondeur uniformément spatiale ou spatialement uniforme. Faisant ainsi de la tentation arborescente de la lettre toute une conscience de l’enracinement et de la "racinalité" biffés avant par l’économie formelle de l’écriture sémantique. La calligraphie est en premier lieu un éclatement somatique de la "racinalité" de la lettre. Cet éclatement somatique de la lettre réinstaure l’équilibre entre l’apparence figée et la "racinalité" mouvante. L’équilibre est la constitution d’une plénitude négatrice de toute hiérarchisation de la présence. La calligraphie est un nivellement de la présence sous forme de révélation minutieuse des courbes infimes du détail. Et la grammatité, une reconstitution généalogique et génétique des tissus fractaux de la lettre, séculairement réduits au silence souterrain, et racinalement invisible pour la linéarité logistique du sens.

Commerce à Marrakech

Pour une calligraphie qui n’est pas aussi radicale, qui n’est pas sa propre essence grammatique, on pourrait parler sans doute d’un ordre esthétique où la logistique du sens, autant que sa philologie et sa rhétorique, figurent épuisées de strates secondaires, d’une secondarité simplifiée et simplistique comme l’illisibilité qui lui donne forme… La calligraphie étant une version révélatrice de la présence plénière, révélation qui se désiste de la diachronie abstraire pour être un rythme pure au sens formelle de la présence, la présence auto-suffisante, est destinée à quêter son incarnation par les racines et l’enracinement dévoilé à la surface, par le sédentarisme profond de la présence qui dissout l’occultation des nœuds et de la nodalité. Cette dialectique est passible de donner à l’unité de la perception et de la figuration une synthèse a-syntonique entre la forme et la profondeur, c’est-à-dire qui équilibre par le vide du sens et le sens du vide, la forme formelle et la forme vitale de la lettre, et ainsi la prolonge dans la génération esthétique pure de sa propre profondeur. A ce titre, n’est-il pas quasiment une évidence de synthèse de dire que la calligraphie n’est rien d’autre que la traduction suprême d’une profondeur spatiale entamée par le vide que laisse la négation de la structure profonde du sens, d’une profondeur dans la durée de l’espace autour d’une lettre, d’un mot et d’une expression... il y a dans ce conflit deux majorations : la majoration de la forme et celle de la profondeur, je ne dis pas le sens, puisque le conflit est l’unique formalisme esthétique de la forme. Dans la calligraphie, la forme est une négation de sens. Le sens se dénature sous l’outrage narcissique de la forme. Dans la calligraphie il n’y a que l’absolu narcissique du complexe, le complexe de la forme et la forme du complexe...

Juan Goytisolo est cet écrivain de l’inter-monde, de l’entre-deux, de l’inter-discours où la tragédie ancestrale du corps et de l’âme, la tragédie occidentale du concret et de l’abstrait se découvre enfin un tissu et une textualité de médiation où triomphe la lettre humorale sur la lettre charnelle. Un silence philologique, une parole calligrammatique, nouant au sein de la genèse impossible le mot et la matrice, la matrice et l’imagination, l’imagination et le rêve, le rêve et la réalité ou le rêve et l’anti-rêve. Ainsi, la rencontre et l’ouverture, l’universalité et la cosmogonie, l’identité et l’altérité deviennent le genre absolu du verbe, c’est-à-dire une antilogie dynamique de toute genèse identitaire…

A l’opposé du passage abstrait d’Elias Canetti, ce passage de la trace qui transitive la présence dans une sorte de vocité transcendante de la lettre, de la lettre iconique ou calligraphique, s’érige le passage ponctuel de Juan Goytisolo, un passage charnel dans la sève de la lettre, médiant de configurations inflexes, et par conséquent infinies, l’arbre cosmogonique, l’arbre histographique et histogénique de la lettre. Marrakech devient ainsi une sève universelle qui irrigue la lettre par et au-delà de ces spécificités internes et propres.


* Cet article est publié pour la première fois et en exclusivité par la Revue de Téhéran.

Notes

[1Ecrivain d’origine bulgare, il a reçu le prix Nobel de littérature en 1981.

[2Ecrivain espagnol contemporain.


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