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Les nouveaux défis des villes asiatiques au XXIe siècle
Intervention de M. Dominique de Villepin à l’occasion du Forum des Villes Asiatiques, Téhéran, le 19 novembre 2008
Dominique de Villepin a effectué un cours séjour à Téhéran, mi novembre 2008, à l’occasion du Forum des Villes Asiatiques. Il y a prononcé un discours sur l’évolution des villes asiatiques et les nouveaux défis auxquelles ces dernières doivent faire face, dans un contexte marqué par d’incessantes crises financières et politiques. Face à cette situation, il a notamment insisté sur la nécessaire mise en place d’une gouvernance mondiale afin de lutter en faveur de la paix, contre le terrorisme, ou encore contre le désordre des marchés et les déséquilibres climatiques. M. de Villepin a également eu l’amabilité d’autoriser la Revue de Téhéran à publier les points essentiels de cette allocution.
"L’Asie est entrée dans l’âge des Géants. Les villes d’Asie sont au cœur de la révolution démographique du XXIe siècle. Nous assistons à l’émergence de nouveaux colosses. Il ne s’agit pas seulement de nations entières, mais aussi de mégalopoles créatrices de nouveaux liens sociaux et culturels. Regardons le développement de la Chine : il se traduit dans le paysage par une extraordinaire concentration des activités dans quelques villes dynamiques. C’est par exemple le paysage futuriste de Pudong à Shanghai. C’est le quartier olympique de Pékin. Ces métropoles sont à la fois la condition de la prospérité et son résultat. Elles sont le creuset d’un triple changement dans la vie des hommes :
Les modes de vie changent
Pour la première fois, en 2008, il y a plus d’êtres humains dans les villes que dans les campagnes. C’est à terme une rupture de civilisation : les villes ne se définiront plus par rapport aux campagnes, mais les campagnes par rapport aux villes. Or l’urbanité, c’est aussi une approche spécifique des problèmes quotidiens ; la dimension collective y est plus concrète qu’ailleurs. La gestion de la distribution foncière, la réglementation liée à la sécurité, l’accès aux biens de première nécessité sont autant de contraintes qui nécessitent de repenser le rapport même au pouvoir.
Les modes de production changent également
Les villes modernes, et en particulier les villes d’Asie, ont été les épicentres de la mondialisation. Elles ont transformé le tissu industriel par le mouvement des délocalisations et des investissements étrangers. Ces villes sont aujourd’hui les ateliers du monde.
Mais ces villes, plus que toutes les autres, sont aussi engagées dans un mouvement plus révolutionnaire encore, celui de la déterritorialisation des flux économiques. Je pense ici en particulier aux technologies de l’information et de la communication. Les projets les plus audacieux se concentrent en Asie. Ce sont les projets de "villes intelligentes" en Corée ou au Japon. La ville nouvelle coréenne de New Songdo s’appuiera à l’horizon 2015 sur un réseau de puces intelligentes intégrant l’ensemble des systèmes d’information. Une seule carte doit permettre d’utiliser les transports en commun, de payer dans les commerces, d’ouvrir sa porte.
Les modes de consommation changent
Les villes sont les foyers de cultures hybrides, où le global s’unit au local. Les infrastructures de consommation culturelle sont des enjeux essentiels de la cohésion urbaine. Les dimensions ont changé ; elles exigent la coopération ou la supervision des autorités municipales. Des stades géants, des salles de concert, des musées au rayonnement mondial : c’est à cela aussi que se mesure aujourd’hui l’attractivité d’une métropole.
Doha ou Abou Dhabi ont mesuré l’importance de la carte culturelle. Le Musée des Arts et Civilisations Islamiques, le Louvre à Abou Dhabi sont autant d’exemples de politiques culturelles volontaristes pour s’inscrire dans la compétition mondiale.
Car c’est là le défi essentiel au sein de l’Archipel Mondial. Les villes du monde font face à des horizons communs. Les barrières - douanières, mais aussi politiques et culturelles- s’abaissent.
Ainsi, cette révolution se traduit par la convergence des villes d’Asie et du monde.
C’est une convergence des chances comme une convergence des menaces.
Le premier défi consiste à rendre la ville durable. Car c’est désormais son implantation même qui est en danger
L’environnement est le premier sujet d’inquiétude. Les villes - asiatiques en particulier - seront en première ligne comme sources de risques environnementaux, car leur croissance entraîne des pollutions aériennes et aquatiques et des émissions de gaz à effet de serre accrues. Elles en sont aussi les premières victimes. Ce seront les espaces les plus vulnérables aux érosions des sols, aux risques d’inondation, comme Dacca, au "Nuage Brun" asiatique. La construction de villes durables suppose la préservation de conditions stables. La ville de Téhéran en est l’exemple. Elle s’est consacrée ces dernières années à une politique volontaire de limitation de la pollution. Elle a converti l’ensemble des taxis de la ville au GNC. Elle s’est dotée de plusieurs lignes de bus fonctionnant également au GNC. Il s’agit aussi de juguler la consommation énergétique pour faire face aux problèmes massifs d’approvisionnement qui se posent déjà dans de nombreuses villes, à Shanghai par exemple.
La viabilité des villes dépend aussi de l’organisation de l’espace urbain. ہ ce titre, l’urbanisme reste un défi fondateur. Il s’agit de choix politiques triplement essentiels :
- des choix massifs engageant des volumes financiers immenses,
- des décisions difficilement réversibles engageant la croissance d’une ville à long terme,
- des compromis jetant les bases de la coexistence et de la cohésion sociale.
En un mot, il s’agit de définir, en des temps de bouleversements, de nouvelles identités urbaines, respectueuses du passé et soucieuses de l’avenir. Pour définir ces lignes directrices, il faut une expertise, une volonté et une légitimité.
L’enjeu des services publics concerne la ville au présent. C’est l’enjeu du quotidien.
Les utilités sont un chantier immense. Les infrastructures énergétiques, de distribution et de traitement des eaux, de collecte et de recyclage des déchets appellent des investissements massifs et la recherche de solutions - technologiques et gestionnaires - innovantes. L’accès au traitement des eaux usées est inégal entre les villes asiatiques. Des standards communs sont nécessaires.
Les transports publics constituent le deuxième défi du quotidien des citadins. En effet, l’engorgement est un risque dans la plupart des grandes métropoles. En Inde, la Commission du Plan s’est saisie du problème pour lancer d’ambitieux plans d’investissements dans des systèmes de transports structurants à forte capacité dans les agglomérations de plus d’un million d’habitants. Téhéran a inauguré, il y a quelques années, ses premières lignes de métro.
La sécurité publique enfin est la condition du développement urbain. C’est un défi majeur car la ville est aussi le terrain de choix des réseaux criminels et d’une économie informelle faisant la part belle aux groupes opaques.
Le troisième défi, c’est celui de la gouvernance urbaine.
La continuité, la lisibilité, la simplicité : voilà les trois dimensions de l’action édilitaire qu’appellent ces enjeux. Il n’y a pas de ville prospère sans gouvernance efficace.
L’un des chantiers de réflexion essentiels des années à venir sera, j’en suis convaincu, celui de la démocratie urbaine. La ville est un lieu d’invention du pouvoir. Le lien entre l’administration et les administrés n’est nulle part plus proche et plus complexe à la fois. C’est gage de compromis et de suivi. Souvenons-nous : c’est en Asie que se sont développées, dans l’Antiquité, les premières cités-Etats. C’est-là qu’eut lieu la première révolution du pouvoir, celle d’une réglementation abstraite et générale au lieu de l’arbitraire du chef, celle du partage des pouvoirs entre classes concurrentes. C’est aujourd’hui le terrain où s’inventent de nouveaux compromis, entre groupes sociaux, entre échelons nationaux et locaux.
C’est aussi le défi de la cohésion sociale et du partage de la prospérité. Les villes sont des lieux de concentration de la richesse comme de la misère. Manille juxtapose sur son immense territoire des bidonvilles privés de tous les services publics et des centres d’affaires extrêmement modernes. Les clivages territoriaux et sociaux, nous les retrouvons dans bien des villes, s’appuyant sur les découpages historiques comme sur les tracés des fleuves, à Séoul ou Bangalore par exemple.
Face à ces défis, l’action solitaire est vouée à l’échec. Rien n’est plus important que le partage des expériences.
L’action politique à long terme doit s’appuyer sur une expertise concrète et diversifiée. Seule la confrontation et la comparaison de ville à ville peut avoir un sens dans ce contexte.
Les villes européennes ont eu par le passé recours au dialogue et à la confrontation.
Depuis le développement des métropoles européennes du XVIIe et au XVIIIe siècle, la comparaison a toujours guidé les renaissances urbaines. Paris et Londres ont grandi dans l’émulation et la comparaison. L’architecture et l’urbanisme ont fait leur preuve à travers tout le continent, par imitation, par adaptation. Le pragmatisme l’a bien souvent emporté sur la théorie abstraite.
Mais le coup par coup est aujourd’hui insuffisant. Il n’est pas à la hauteur de la complexité et de l’interdépendance des défis. Il faut inventer des modalités nouvelles de partage et d’évaluation des expériences. Il serait souhaitable de pouvoir mettre sur pied une fondation commune pour les Villes Asiatiques afin d’accumuler les expériences et de devenir une force de proposition.
C’est ma conviction que rien n’est aussi important dans la prise de décision moderne que la qualité de l’information qui la guide. Une telle information exige une méthode, des moyens, une indépendance.
Cette méthode, ce pourrait être celle d’une confrontation thématique des expériences sur l’ensemble des villes asiatiques concernées par le Forum des Villes Asiatiques.
Il s’agit avant tout de définir des critères d’évaluation et de classification qui rendent justice de la diversité des attentes et des conditions préalables. Un succès, un échec doivent être évalués à l’aune des spécificités locales.
Trop souvent par le passé, les stratégies de développement ont conduit à une logique d’imposition de modèles occidentaux uniformes. Ce phénomène a été source de gaspillages dommageables de l’aide au développement. Ces moyens, ce doit être à la fois des capacités d’expertise centralisée spécifiques et des compétences locales mises à disposition de la structure commune. Le réservoir d’expériences y gagnera en souplesse et en diversité. Il est important de favoriser les synergies entre les responsables politiques, les décideurs économiques et les experts.
Une structure indépendante permet d’éviter les biais de comparaison et les blocages structurels à courte vue. Le Forum des Villes Asiatiques paraît être une échelle adaptée à un tel projet, impliquant les autorités municipales sans être soumise à l’une d’entre elles ou à un modèle unique.
La ville de demain doit s’appuyer sur des convictions fortes et une action décidée. Les défis sont globaux. Les solutions doivent l’être aussi. Mais il ne faut jamais perdre de vue le respect de la diversité des cultures et la spécificité de chaque identité urbaine. Seule l’expérience peut décliner localement une réflexion globale. Je vous exprime tout mon enthousiasme pour votre entreprise qui peut créer des ponts entre Nord et Sud dans une vision partagée des défis. Cette coopération est indispensable. L’année 2008 a été celle de tous les dangers, faisons en sorte que 2009 soit celle des opportunités. La solidarité qui s’exprime ici entre vos villes est un exemple du dialogue qu’il faut développer entre nos Etats et nos peuples."