N° 42, mai 2009

Une histoire de la modernité (I)


Rouhollah Hosseini

Voir en ligne : 2ème partie


La modernité est une notion complexe qui ne se laisse pas aisément cerner. Concept dynamique et transversal, il apparaît difficile, voire impossible d’en établir la genèse et de dater le moment de son apparition.

Outre l’évolution des idées, qui constitue l’axe principale de notre étude et qui se manifeste par une transformation de la représentation du monde, l’idée de modernité évoque de profonds bouleversements sociaux, politiques, économiques et technologiques. Elle peut désigner, soit une époque, soit la nature de cette époque ; elle a plusieurs commencements et de nombreuses fins. D’où la pluralité des définitions qui s’y rattachent.

Portrait de Giordano Bruno tiré du Livre du recteur, 1578

La présentation en vrac des multiples acceptions de la notion de modernité suffira à elle seule à illustrer la complexité du concept. En effet, dans son acceptation générale, l’adjectif "moderne" désigne tout ce qui semble spécifiquement nouveau aux yeux des contemporains ; une période proche que l’on juge avec une connotation favorable par rapport à ce qui précède. Dans cette optique, ce qui est moderne cesse de l’être avec l’écoulement du temps. On ne s’étonnera donc pas d’apprendre que le concept de modernité apparaît entre les Vème et VIème siècles, au moment même où toute une période de l’histoire de l’Europe semble à jamais révolue, où la pensée européenne prend conscience de vivre un changement profond. [1] C’est d’ailleurs à cette même époque qu’Etienne Souriau attribue l’apparition du mot bas-latin modernus, qui donnera l’adjectif français moderne vers la fin du Moyen Age.

René Descartes
Photo : Chris Hellier/CORBIS

Le moderne se définit successivement par son opposition au paganisme antique, quand il s’agit du christianisme [2], au gothique qu’on considéra plus tard comme médiéval et "grossier", au classique, en tant que soumission aux règles, etc. Il désigne à un certain moment l’état d’inquiétude et de malaise, né avec le Romantisme, et ensuite, le progrès du rationalisme, l’épanouissement des sciences et des technologies, alors post-romantique ou anti-romantique. La modernité, en 1830, se manifeste à travers le Romantisme alors qu’en 1886 c’est le symbolisme qui se charge d’en véhiculer l’esprit. La date de son apparition change également en fonction des domaines artistiques et philosophiques. La philosophie moderne apparaît au XVIIème siècle avec Descartes, tandis qu’on ne parle de la peinture moderne qu’à partir du XIXème siècle. Pour ce qui concerne la modernité littéraire, un Jean-Paul Sartre la situe au milieu du XIXème siècle, moment où, "l’artiste prend conscience de son aliénation face aux valeurs dominantes de la culture bourgeoise" [3], tandis que pour Lukacs, elle coïncide à l’apparition du roman moderne avec Cervantès.

George Wilhelm Friedrich Hegel
Photo : Bettmann/CORBIS

Pour Hegel, le concept de modernité désigne les trois siècles qui précèdent l’année 1800 : la découverte du "nouveau monde", la Renaissance et la Réforme. Pour Raymond Aron, le moderne signifie industriel quand il parle des "sociétés modernes ou industrielles" [4], tandis que les temps modernes sont caractérisés par Taine, dans sa Philosophie de l’art¸ par la pluralité des valeurs et l’inquiétude qui en résulte. Pour Foucault et pour Habermas, la modernité a l’âge de la raison, elle commence avec Kant, avec l’Aufklنrung, les Lumières. Selon Touraine, la modernité se caractérise essentiellement par "l’émergence du sujet humain comme liberté et comme création" [5], soulignant ainsi la formation du soi et l’affirmation de l’homme intérieur comme les traits dominants de l’époque moderne. Et pour l’artiste qu’est Baudelaire, à qui on attribue l’invention du mot et de l’idée , la modernité définit "le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable" [6]. On peut encore multiplier les définitions ainsi que les périodes.

Les modernités sont donc multiples. Et pourtant, la modernité est une : elle désigne une prise de conscience nouvelle marquée par un autre rapport au temps, et un besoin de réflexivité jusqu’alors accrue et inconnue ; elle désigne la naissance d’un regard nouveau sur le monde, un ébranlement historique et culturel d’une très grande ampleur.

La rupture comme facteur définitoire déterminant

Portrait de Michel de Montaigne, par Charles Edward Wagstaff
Photo : Bettmann-CORBIS

Le seuil historique de la modernité, dit Hans Blumenberg, "ne peut être appréhendé qu’avant qu’il ne soit atteint ou qu’après qu’il est dépassé" [7]. L’histoire officielle est cependant encline à fixer la fin du Moyen Age comme le début de ce qu’il est convenu d’appeler les "Temps modernes". Hegel parle de ces derniers comme les temps "de naissance et de transition à une nouvelle période", temps où "l’esprit a rompu avec ce qui était jusque-là le monde, celui de son existence et de sa représentation". [8] Il s’agit en effet d’une modification radicale de la représentation du monde, du rapport de l’homme avec ce dernier. Nous entrons ainsi dans le champ de la Renaissance, cette période (pour sa part foisonnante et ambiguë) qu’on situe approximativement entre le XVème et la fin du XVIème siècle. [9]

Hans Blumenberg

La Renaissance se définit entre autre par la multiplication des connaissances, et des révolutions scientifiques, notamment dans le domaine de l’astronomie, qui entraîne un grand bouleversement dans la vision du monde de l’homme : celui-ci réalise d’abord, et avec Copernic, que sa planète, la Terre, n’est plus le centre de l’univers ; il passe ensuite de l’univers encore clos et centré de Copernic (en cela qu’il conçoit le soleil comme centre du monde) à l’univers infini de Giordano Bruno. [10] L’Européen assiste pour ainsi dire à l’éclatement des sphères cosmiques pour faire son entrée dans l’immensité de l’espace, où il n’y a plus de lieu privilégié tel le soleil ou la Terre. Voici l’homme, qui rompt avec le monde bien ordonné de la Grèce antique, et se retrouve face à un espace infini, où il a perdu sa place, ou pour reprendre le mot d’Alexandre Koyré, "(…) a perdu le monde même qui formait le cadre de son existence (…)" [11]. Temps de passion et d’enthousiasme, la Renaissance devient aussi celui d’inquiétude.

Raymon Aron
Photo : Jean-Paul Guilloteau/Kipa/Corbis

Cependant, un autre événement notable a lieu durant la Renaissance : la revalorisation et le progrès des humanités, qu’on désigne généralement par l’idée d’humanisme [12], et qui est considéré, selon certains, comme "le plus grand effort de prise de conscience que l’homme ait jamais tenté" [13]. Nous assistons à un passage important dans l’histoire d’idées : celui du monde théocentrique du Moyen Age, qui prenait le divin pour référence, au monde anthropocentrique de la Renaissance, où l’homme est considéré comme le centre de l’univers. Après mille ans de philosophie centrés sur Dieu et l’Absolu, l’idée d’homme et ses qualités essentielles sont mises au premier plan des préoccupations philosophiques. L’homme est désormais susceptible de se distinguer nettement du monde environnant par ses facultés de critique et d’analyse. Dans cette même optique, l’homme s’adonne à la vulgarisation de tous les savoirs, même religieux. La Réforme même paraît beaucoup moins un retour aux sources du christianisme qu’un coup décisif donné à la religion chrétienne, laquelle commence à retirer ses cartes du grand jeu de la comédie humaine.

Jean-Paul Sartre
Photo : Jaques Burlot/Apis/Sygma/Corbis

Mais le bouleversement est encore plus radical, car on suppose que l’homme est source et origine des valeurs. Cette croyance en l’homme meut toute la culture européenne. L’art de la Renaissance, dont la peinture italienne fournit des exemples, cesse peu à peu de servir des fins religieuses et chrétiennes, il cherche en revanche à conquérir le corps et la figure humaine. Au lieu de servir l’Idée platonicienne du Beau en soi [14], il commence désormais à se soumettre à la subjectivité de l’artiste ; l’œuvre d’art devient le produit de l’âme de son créateur : on va vers la découverte de l’individu, lequel se cherche et se creuse de plus en plus. Nous sommes donc témoins des premières étapes d’un processus d’individuation chez des écrivains comme Montaigne. [15] Mais c’est avec Descartes que nous assistons vraiment à la naissance du sujet moderne. Considéré comme étant à la fois libre et rationnel, l’homme devient désormais capable d’assurer son autonomie vis-à-vis de la nature et de la société ; il peut pour ainsi dire se libérer de l’assujettissement aux "enchantements" de la nature, laquelle se soumettra aux lois mathématiques. Dans cette optique et reposant sur sa liberté individuelle, l’homme commence à s’opposer aux différents types d’organisation, y compris la communauté religieuse. Aussi se font jour les premiers symptômes d’une faille entre l’extérieur et l’intérieur, entre l’homme et le monde. Descartes rendit compte aussi d’une dichotomie radicale entre l’esprit et le corps en soutenant que l’esprit humain, en sa qualité de sujet, ne peut se faire objet, tandis que tout ce qui est extérieur à la conscience et à l’esprit est susceptible de devenir objet de science.

Gyorgy Lukacs
Photo : Hulton/Deutsch Collection/CORBIS

Aussi, et suite à la révolution scientifique amorcée au siècle précédent, se dessine un projet de conquête de la nature. La science se fixe un objectif utilitaire, efficace et lié à "la maîtrise du réel". L’homme est susceptible désormais de se rendre, grâce à la science, "maître et possesseur de la nature" [16].

Aussi la mathématisation galiléenne du monde suivie du choc cosmologique de la révolution copernicienne donnent-ils naissance aux sciences de la nature. Autrement dit, l’homme est amené peu à peu et surtout au XVIIème siècle à produire une image objective de cette dernière. Le regard que porte l’homme sur le monde subit un changement essentiel : il devient un regard d’explorateur. Tout ce qui se trouve dans le monde devient objet d’études humaines. C’est ainsi que l’homme et l’univers, les mots et les choses, confondus dans le monde prémoderne, se séparent. Nous entrons petit à petit dans l’âge du triomphe de la raison. [17]

Alexandre Koyré

L’histoire de la modernité est pour ainsi dire celle de cette rupture lente mais inéluctable entre l’homme, qu’il faut désormais considérer comme sujet, et la nature, en tant qu’objet. On passe de la correspondance du microcosme et du macrocosme, de l’univers et de l’homme, à la rupture qu’apporte, entre autre, le cogito cartésien. L’homme intérieur se sépare de la nature extérieure.

Voilà l’une des différences essentielles de l’homme moderne par rapport à l’homme traditionnel. Ils se distinguent fondamentalement par le rapport qu’ils entretiennent avec la nature. A partir de ce même constat, nous pouvons aussi saisir la différence qui existe entre les deux grands espaces culturels du monde actuel, ceux de l’Occident et de l’Orient. [18] Dans l’espace culturel de l’Orient, dont les piliers historiques sont l’Inde, la Perse et la Chine, la nature n’est jamais perçue comme objet de la domination de l’homme. Ce dernier a toujours manifesté sa volonté de vivre en harmonie avec la nature, car elle possède à ses yeux un sens sacré ; elle lui rend présente la scène de la révélation divine, elle lui fait disposer d’un espace imparti à la contemplation de Dieu. Mais en Occident, objectivation de la nature aidant, celle-ci se trouve progressivement vidée de son sens sacré, et finalement désacralisée. Cette séparation du naturel et du divin a eu pour conséquence une première aliénation de l’homme, dans la mesure où celui-ci s’est trouvé, à un certain moment, séparé de Dieu. Nous sommes là à l’orée de notre problématique, car la modernité ne peut être pensée, ni comprise sans cette référence. Continuons à présent à mesurer les effets de ce bouleversement !

Notes

[1Etienne Souriau, Vocabulaire d’esthétique, Paris, Ed. PUF, 1990, p. 1016.

[2Le christianisme accomplit un grand tournant dans l’histoire de la pensée, en apportant, entre autre, l’idée d’un Dieu unique, transcendant et parfait qui a créé le monde à partir de rien. Le christianisme amène aussi un changement important dans la conception humaine du temps, situant l’homme au sein d’une temporalité ouverte et pourvue de sens. Le temps circulaire des Grecs fait place à un temps structuré, une histoire sacrée dont les jalons sont : création, chute, rédemption, promesse de Dieu, fin des temps. (Jacqueline Russ, Panorama des idées philosophiques, Ed. Armand Colin, Paris, 2000).

[3Henri Meschonnic, Modernité modernité, Paris, Ed. Gallimard, 1994, p. 25.

[4Raymond Aron, Les désillusions du progrès, Paris, Ed. Gallimard, 1996, p. 340.

[5Jürgen Habermas, Le discours philosophique de la modernité, 1985, trad. De C. Bouchindhomme et R. Rochlitz, Ed. Gallimard, 1988. L’invention du substantif « modernité » est généralement attribuée à Baudelaire mais Madeleine Grawitz, dans son Lexique des sciences sociales, considère Chateaubriand comme l’inventeur du mot en 1848. (Ed. Dalloz, Paris, 2004, p. 279).

[6Charles Baudelaire, « Le Peintre de la vie moderne » in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll."Bibliothèque de la Pléiade", 1976, t.II, p. 695.

[7Hans Blumenberg, La légitimité des temps modernes, 1999, p. 533.

[8G. W. F. Hegel, Préface de la Phénoménologie de l’esprit, trad. par J. Hyppolite, Paris, Ed. Aubier-Montaigne, 1966, p. 33.

[9Là aussi, la difficulté reste grande d’assigner un terminus a quo et un terminus ad quem à ce mouvement d’esprit, cette tendance générale qui a marqué toute l’histoire moderne.

[10Giordano Bruno (1548-1600), figure représentative de la Renaissance qui conteste plusieurs dogmes du christianisme et doute même de la divinité de Jésus-Christ.

[11Alexandre Koyré, Du monde fini à l’univers infini, trad. par R. Tarr, Paris, Ed. Gallimard, 1988. p. 11.

[12Né aux temps modernes, l’humanisme, dans le sens de rendre honneur à ce qui est digne dans l’homme, sera pour autant mis en danger quelques siècles plus tard par les mêmes temps, comme au temps des deux guerres mondiales, quand les idéologies modernes telles que le nazisme tentaient de vider l’homme de ce qu’il avait d’humain.

[13Paul Faure, La Renaissance, Paris, Ed. PUF, coll. Que sais-je ?, 1962, p. 124.

[14Le Beau en soi est, disons-le, progressivement dissipé, car, nous le savons, il oriente encore l’œuvre d’art et le goût du spectateur du XVIIème siècle. L’art et l’esthétique sont touchés par la crise de la modernité surtout au XXème siècle lorsque tout, la religion, la morale et la science, ont totalement perdu leurs appuis extérieurs ; c’est alors que l’homme, comme disait Kandinsky, l’un des maîtres de l’art abstrait, « (…) détourne ses regards des contingences extérieures et les ramène sur lui-même » (W. Kandinsky, Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, Ed. Denoël, 1989, pour la traduction française, p. 79).

[15Selon Jean Starobinski, le désir d’autonomie de Montaigne dans Les Essais, (par exemple, lorsqu’il déclare : « Je veux être maître de moi, à tout sens » III, 5, p. 340), découle de son rejet de la domination d’autrui sur le moi (Jean Starobinski, Montaigne en mouvement, Paris, Ed. Folio, 1993).

[16René Descartes, Discours de la méthode, Paris, Ed. Garnier-Flammarion, 1966, p. 85.

[17Il s’agit à n’en pas douter de la raison non métaphysique, enracinée dans l’expérience et dans la nature humaine. Quant à la raison, elle fut métaphysique, fondée dans le divin, qu’elle prétendait à la fois justifier et expliquer, jusqu’à devenir au XVIIIème siècle une raison rationnelle. (Voir à ce propos le Panorama des idées philosophiques, op. cit., p. 126).

[18Cette définition, communément admise, nous l’empruntons à la « Philosophie de l’histoire » de Hegel (Leçons sur la philosophie de l’histoire, trad. par Jacques Gibelin, Paris, Ed. Vrin, 1963). Dans cet ouvrage, Hegel identifie l’Orient, l’Occident, la Grèce et la Rome antique, comme les trois grandes étapes de l’histoire humaine. Dans cet ouvrage, « les Temps modernes », caractéristiques de l’Occident européen, sont conçus comme infiniment vivants et éternellement ouverts, tandis que les autres civilisations sont présentées comme irrémédiablement finies. Cette thèse a suscité la critique de bon nombre de penseurs (tel que Dâryush Shâyegân), lesquels se sont donné pour tâche de réestimer la définition de l’Orient, comme essentiellement différent de l’Occident, et plus particulièrement, dans leur conception de la nature.


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