N° 42, mai 2009

Le Siâh Bâzi, théâtre comique populaire d’Iran


Liliane Anjo


Mohammad Hossein Nâsserbakht est professeur d’art dramatique à la Faculté de Cinéma et de Théâtre de Téhéran et président du Festival International des Spectacles Rituels et Traditionnels. Mahmoud Rezâ Rahimi enseigne l’art dramatique dans plusieurs universités iraniennes, dont l’Université d’Art et d’Architecture, l’Université de Shiraz et l’Université de Tonékâbon. Ces deux professeurs de théâtre, fins connaisseurs du Siâh Bâzi – littéralement le Jeu du Noir – ont aimablement accepté de nous parler de ce théâtre comique populaire.

Liliane Anjo : Le Siâh Bâzi est une forme de théâtre comique populaire où un personnage au visage grimé de noir tient le rôle principal. Pourriez-vous nous donner une définition plus précise du Siâh Bâzi  ?

Mohammad Hossein Nâsserbakht : Avant de parler du Siâh Bâzi, il faut commencer par expliquer ses origines qui sont ancrées dans les spectacles comiques iraniens antérieurs. En fait, ce n’est qu’à la fin de la dynastie qâdjâre que tous les efforts des acteurs comiques iraniens arrivent à un résultat qui est le Siâh Bâzi. Pour comprendre ce qu’est le Siâh Bâzi, il nous faut d’abord introduire deux termes : le Taqlid et le Takhte Howzi. Le Taqlid définit une manière de jouer, l’imitation, une sorte de maniérisme qui imitait sur un mode exagéré les démarches des personnes. Le Takhte Howzi se réfère à une localisation, un lieu où se jouaient des spectacles ; « takht » désigne un lit en bois et « howz » signifie bassin. Traditionnellement, lors de mariages ou de cérémonies, on recouvrait de planches les bassins dans les cours des maisons pour en faire une scène. Le terme Takhte Howzi est issu de cette pratique et désigne les spectacles qui se jouaient à l’occasion de certaines célébrations dans les cours des maisons. Ces représentations étaient des spectacles musicaux et dansants au cours desquels on imitait de manière exagérée les types sociaux et modes de vie de l’époque sans recourir à aucun texte écrit. Ces spectacles étaient tout à fait improvisés.

Mohammad Hossein Nâsserbakht

L.A. : Le Taqlid et le Takhte Howzi sont donc deux caractéristiques - manière et localisation - d’un même genre théâtral…

M.H.N. : Oui, nous avons deux termes différents pour désigner une seule forme de spectacle. D’habitude, les représentations comprenaient deux ou trois personnages, par exemple un propriétaire terrien et des villageois, ou bien un marchand et son apprenti, bref, généralement ils représentaient les relations entre un maître et son serviteur. Le Baqqâl Bâzi par exemple est un spectacle mettant en scène un épicier, son employé et les clients de son magasin. Mais il s’agit simplement d’un cadre donné, car il n’y a pas de texte, c’est une comédie improvisée. Une autre caractéristique de ces spectacles comiques est l’accent des personnages ; l’accent turc, ispahanais ou d’autres sont imités. Au départ, ces spectacles étaient très courts. Ils s’appuyaient sur une petite histoire, très brève, qui pouvait parfois tenir en une seule ligne. A partir de cette intrigue donnée, les comédiens improvisaient sur les problèmes sociaux, l’actualité, les relations entre les gens. Ces histoires se sont ensuite développées et progressivement, le Takhte Howzi s’est divisé en plusieurs genres. Nous avons quelques documents attestant de l’existence de ces genres, mais nous ne savons pas précisément comment se déroulaient ces représentations.

L.A. : Le Siâh Bâzi est né du Takhte Howzi ?

M.H.N. : Avant l’époque de Nasser al-Din Shâh, aucun document n’évoque la présence d’un personnage au visage noir dans les spectacles de Takhte Howzi. Nous n’avons donc pas d’informations sur la période antérieure. Par la suite, des documents attestent de la présence d’un personnage grimé de noir dans des spectacles comiques, musicaux et dansants. Le Siâh Bâzi émerge donc de cette différence ; le personnage principal de ce type de spectacles est un Siâh qui incarne le serviteur de la maison.

Mahmoud Rezâ Rahimi : En ce qui concerne les origines du Siâh Bâzi, nous disposons aussi d’informations davantage incertaines, car elles nous ont été transmises oralement. Selon ces données, le personnage du Siâh a d’autres racines. La première serait mythologique ; la couleur noire serait liée au mythe de la déesse Ishtar et sa descente aux Enfers. Déesse de l’amour physique et de la fertilité, l’absence d’Ishtar sur Terre aurait provoqué l’arrêt de la fécondité et poussé les dieux à la libérer. Ishtar serait alors revenue des Enfers le visage grimé de noir et les lèvres fardées de rouge. Le noir, qui représente l’hiver et le froid, se marie au rouge, couleur chaude qui évoque la nature, la renaissance, le printemps. Le personnage de Hadji Firouz qui annonce Norouz et le printemps serait lié à ce mythe. Or, Hadji Firouz est une autre incarnation du Siâh. La deuxième racine du Siâh serait historique et remonterait à l’époque de la présence portugaise en Perse. Le personnage du Siâh trouverait son origine dans les descendants des esclaves africains vendus par les Portugais au Sud de l’Iran. Employés comme serviteurs par les familles fortunées, ils apprennent le persan, mais conservent un fort accent et s’expriment en commettant des fautes de langage. C’est justement l’une des caractéristiques du Siâh. Et enfin, la troisième racine concerne le genre de spectacle qu’est le Siâh Bâzi, nous en avons parlé, il s’agit du Takhte Howzi.

Mahmoud Rezâ Rahimi

L.A. : Quelles sont les particularités du Siâh Bâzi par rapport aux autres genres de théâtre comique en Iran ? Le Siâh Bâzi se distingue-t-il seulement par la présence du personnage de Siâh sur scène ? Ou bien s’appuie-t-il également sur un répertoire spécifique ?

M.H.N. : La première différence entre le Siâh Bâzi et les autres types de théâtre comique est le personnage du Siâh. Vers la fin de l’époque qâdjâre, le Siâh Bâzi émerge comme un genre précis. Avant cela, il n’y avait pas vraiment de diversité dans le répertoire, seules quelques intrigues existaient et elles étaient communes aux différents genres de théâtre comique. Progressivement, le Siâh Bâzi élargit son répertoire en empruntant ses histoires à la littérature persane et parfois même au théâtre occidental. C’est la particularité du Siâh Bâzi : sa capacité à créer un spectacle à partir de toutes sortes d’intrigues.

M.R.R. : Dans les années 1970, le metteur en scène Peter Brook assiste à un spectacle de Sa’adi Afshâr, le grand maître Siâh, au Théâtre Nasr de la rue Lâlehzâr. Peter Brook veut en savoir davantage sur le Siâh Bâzi. Il découvre alors que la représentation qu’il avait vue était basée sur une seule ligne de texte et que tout le reste était improvisé par les comédiens. Il décide d’examiner le fonctionnement de la troupe et lui propose de créer un spectacle à partir d’une courte intrigue qu’il soumet aux acteurs. Après quelques jours à peine, Peter Brook revient au Théâtre Nasr et constate que la troupe a réussi à monter une pièce en s’appuyant sur l’intrigue donnée. Ce n’est que par la suite que Peter Brook révèle à Sa’adi Afshâr qu’en fait, il s’agissait de la trame de la comédie Le Mariage de Figaro. Je pense que c’est ça le Siâh Bâzi : un théâtre populaire qui se développe à l’intérieur des maisons, chez les gens, à l’occasion des célébrations de Norouz, des noces ou des cérémonies de circoncision, et un genre pluriel, capable d’emprunter des histoires, de rencontrer d’autres formes théâtrales et d’improviser. Le Siâh Bâzi ne nécessite ni texte, ni emplacement spécifique. Ce n’est que bien après son émergence comme genre théâtral que le Siâh Bâzi fait son entrée dans les maisons de thé (ghahveh-khânehs en persan), et finalement dans les salles de spectacle, tout en continuant à être joué chez les gens.

Sa’adi Afshâr

L.A. : Le Siâh Bâzi s’appuie sur une pluralité d’intrigues possibles, chaque représentation s’accomplissant selon une trame donnée. Les comédiens ne sont toutefois pas soumis à des dialogues écrits et ils sont libres d’improviser. Concrètement, comment se réalise cette improvisation sur scène ? Y a t-il par exemple un maître d’improvisation, c’est-à-dire quelqu’un qui conduit le déroulement du spectacle ?

M.H.N. : Les troupes de Siâh Bâzi sont constituées de comédiens qui sont toujours ensemble. Comme dans la Commedia dell’arte, les acteurs forment une troupe permanente ; ils répètent ensemble et développent un certain de nombre de plaisanteries qui sont récurrentes dans leurs spectacles. Des mots clefs sont introduits au cours de la représentation et donnent lieu à des bouffonneries dont les comédiens connaissent le déroulement et l’aboutissement final. En principe, c’est le Siâh où les acteurs expérimentés qui initient ces improvisations comiques et les autres comédiens enchaînent. Au cours des répétitions pour un spectacle, les membres de la troupe se mettent d’accord sur l’intrigue et précisent quelles plaisanteries ils souhaitent mettre en scène. Le Siâh est le seul personnage qui est libre d’improviser à tout moment, sans établir auparavant dans quelle facétie il va se lancer.

L.A. : Le Siâh est libre de s’aventurer à tout moment dans une improvisation verbale. Il semble qu’il puisse également sortir du personnage qu’il joue pour se quereller bouffonnement avec un autre comédien, interpeller un spectateur ou émettre un commentaire sur l’actualité, voire quitter la scène pour aller boire une gorgée de thé ou discuter avec les musiciens.

M.H.N. : Oui, bien sûr, mais cette sortie du personnage se retrouve également dans les autres types de théâtre traditionnel en Iran, comme par exemple dans le Ta’zieh. Le public iranien accepte ces conventions ; il a conscience d’assister à un spectacle qui n’est pas la réalité de la vie.

M.R.R. : Il arrivait par le passé que le Siâh s’adresse directement à une autorité locale ou un notable présent dans le public. Les comédiens qui interprétaient le Siâh étaient des hommes courageux qui ne craignaient pas de parler ouvertement et de relayer l’opinion des gens du quartier.

Premier festival national de Siâh Bâzi

L.A. : Quelles sont les possibilités offertes par l’improvisation ? Cette interaction entre les comédiens et les spectateurs provient-elle de la liberté d’improviser ?

M.R.R. : Oui, par exemple si une personnalité entre dans la salle pendant une représentation, le Siâh peut annoncer son arrivée, demander au public de l’applaudir ou encore raconter des anecdotes à son propos.

M.H.N. : C’est d’ailleurs une caractéristique importante d’un comédien du Siâh Bâzi ; il doit toujours être prêt à répondre à une situation et capable de répliquer franchement, mais sur un mode burlesque. Les racines historiques du Siâh ont influencé son caractère. Les descendants des esclaves africains restaient des étrangers en Iran ; les normes et les habitudes de la société iranienne leur étaient inconnues. Ces travailleurs noirs percevaient les bizarreries des relations sociales et eux-mêmes semblaient étranges aux Iraniens, notamment à cause de leur accent. Le Siâh, ce personnage au visage grimé de noir et vêtu de couleurs chaudes qui ne cesse de jouer sur les mots, tire son caractère impertinent de ces origines. Il brave l’autorité de son maître, par exemple en lui lançant des vannes ou en faisant semblant de ne pas comprendre ses ordres, mais paradoxalement, il reste un serviteur très fidèle. Comme le rôle du Siâh est également héritier du Takhte Howzi, il doit en outre pouvoir chanter, danser et imiter les types sociaux.

L.A. : Le Siâh représente un personnage décalé, il incarne une sorte de bouffon un peu ridicule. Est-ce cette position d’exception qui lui confère une grande liberté de parole ?

M.H.N. : A mon avis, oui. C’est d’ailleurs un personnage vulgaire et un peu dédaigné.

M.R.R. : Cela concerne toutefois le genre comique lui-même. En général, le public d’une comédie regarde de haut ce type de spectacle. Les spectateurs ne sont donc pas gênés par la liberté de parole des comédiens.

M.H.N. : Parce que le Siâh est un personnage particulier, son maître est indulgent envers lui. Mais il est important que le Siâh connaisse les limites et ne les dépasse pas. Ce qu’il doit toujours respecter, c’est sa fidélité au maître.

L.A. : L’expression non-verbale joue-t-elle un rôle important dans le Siâh Bâzi ? La scénographie, la musique ou le langage physique par exemple figurent-ils des modes d’expression dramatique ?

M.H.N. : La musique et la danse sont indispensables au Siâh Bâzi, ce sont des éléments qui accompagnent les improvisations. Mais la scénographie importe peu. Souvent, un rideau accroché au fond de la scène et quelques accessoires composent le seul décor.

L.A. : Est-ce lié au fait que le Siâh Bâzi était initialement joué dans les maisons et que les troupes devaient pouvoir se déplacer facilement ?

M.H.N. : Dans les cours des maisons, seuls des accessoires étaient parfois utilisés. Mais dans les ghahveh-khânehs aussi bien que, plus tard, dans les salles de théâtre, le décor est pratiquement inexistant.

M.R.R. : Les troupes qui jouaient dans les cours des maisons emportaient généralement une grande malle dans laquelle on mettait les costumes et les accessoires du spectacle. Ces malles servaient parfois à élever le niveau de la scène. Cela permettait également d’avoir une mise en scène circulaire dans laquelle les comédiens se déplaçaient autour de la malle.

Spectacle de Takhte Howzi

L.A. : Pour terminer, pourriez-vous nous faire un état des lieux du Siâh Bâzi ? Ce théâtre comique populaire est-il une tradition encore vivante ?

M.H.N. : Le Siâh Bâzi sous sa forme originale n’existe plus. On trouve des comédies dont la forme est proche du Siâh Bâzi ou qui s’en inspirent, mais le Siâh Bâzi joué selon la tradition se fait rare et ne se joue plus qu’occasionnellement.

L.A. : Paradoxalement, la troupe de Sa’adi Afshâr, le célèbre Siâh du Théâtre Nasr, a récemment entamé une grande tournée de spectacles à l’étranger, notamment dans plusieurs villes françaises.

M.R.R. : Oui, Sa’adi Afshâr a été invité par Ariane Mnouchkine à la Cartoucherie et de nombreux théâtres européens l’ont sollicité par la suite. Il est intéressant de remarquer que dans chacune des villes où la troupe s’est produite, elle a joué un spectacle différent. En Iran, à mon avis, le Siâh Bâzi n’a pas disparu, mais il est en train de se transformer. Le Siâh Bâzi a émergé comme genre théâtral dans les maisons des gens. La vie change de jour en jour, les relations sociales changent et les médias modernes remplacent peu à peu les spectacles traditionnels vivants. A cela s’ajoutent les difficultés financières des troupes. Les désirs des hommes sont constants, mais la manière de les combler évolue. Si le Siâh Bâzi veut continuer d’apporter la joie à ses spectateurs et les faire rire, il doit emprunter ses histoires à la vie contemporaine.

L.A. : Merci, chers professeurs, de nous avoir accordé cet entretien.

M.R.R. : Nous vous remercions également. Je voudrais seulement ajouter combien le Professeur Ali Nassiriân, qui est un éminent spécialiste du Siâh Bâzi, nous a manqué ici aujourd’hui. Nous tenions à citer son nom.

M.H.N. : Merci de nous avoir écoutés à propos des spectacles iraniens traditionnels.

(Entretien réalisé avec l’aimable participation de Kiâsâ NÂZERÂN et Nedâ FE’LI)


* Liliane Anjo a étudié la philosophie à la Humboldt-Universität zu Berlin et à l’Université Libre de Bruxelles. Elle est également diplômée de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales de Paris, où elle vient de soutenir son mémoire intitulé Le théâtre iranien contemporain : espace performatif d’une société en mouvement. Elle poursuit actuellement ses recherches et entame une thèse de doctorat à l’EHESS sur La politique culturelle et les enjeux des pratiques artistiques en République islamique d’Iran à travers l’exemple du théâtre sous la direction de l’iranologue Farhâd Khosrokhâvar.


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