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Voir en ligne : 3- Une chevalerie d’actualité
Les bras étendus comme si elle s’apprêtait à tirer une flèche, à frapper un ennemi de son sabre en se protégeant d’un bouclier ou à lever ses bras en exultant de bonheur, cette calligraphie anthropomorphe est constituée de trois lettres de l’alphabet arabe, ’ayn, sîn et mîm. Ces trois lettres ont été l’objet d’importantes réflexions dans le shî’isme. [1] Le ’ayn représente ’Ali ; le sîn Salmân et le mîm Mohammad. Ces derniers sont les manifestations des trois niveaux de la religion et de la spiritualité shî’ite. Ainsi, ’Ali est l’ésotérique de la religion (al-bâtin) ainsi que la haqîqat, la vérité spirituelle. Mohammad correspond à l’exotérique (al-zâhir) ainsi qu’à la sharî’at, la loi. Quant à Salmân [2], il est le lien entre le zâhir et le bâtin, il représente la tarîqat, la voie spirituelle et a donc une position intermédiaire entre ‘Ali et Mohammad. Les différentes branches du shî’isme ont placé une importance particulière sur l’une de ces lettres créant une hiérarchie entre ces trois. Ainsi l’ismaélisme fatimide a mis l’accent sur le mîm, manifestant ainsi ses besoins de faire reposer son pouvoir temporel sur la sharî’at. Après la disparition de l’empire fatimide, l’ismaélisme nizarite décida avec la Grande Résurrection d’Alamut d’inverser les rapports en donnant au ’ayn la première place dans la hiérarchie et abolissant ainsi l’importance de la sharî’at au profit d’un antinomianisme spirituel. [3] D’autres groupes comme celui du gnostique Abû’l-Khattâb [4] donnèrent au sîn et à Salmân une place privilégiée comme l’initiateur par excellence.
Les grands spirituels du shi’isme duodécimain ont quant à eux toujours mis l’accent sur l’équilibre entre les trois niveaux et condamnèrent à maintes reprises les trois grands excès consistant à placer l’un des trois niveaux au-dessus des autres. Le premier des excès est l’exotérisme exclusif du littéralisme de certains foqahâ ( docteurs de la loi en islam) hostiles à la mystique, érigeant le sens littéral et la loi comme une fin en soi, le mîm sans le ’ayn et le sîn. Mollâ Sadrâ, dans son introduction des Afsâr, décrit ces ignorantins qui l’ont forcé à s’exiler à Kahak. [5] L’autre excès est l’antinomianisme de ceux qui, engagés sur la voie mystique, jugent qu’ils peuvent se passer de la sharî’at, c’est le ‘ayn sans le mîm et le sîn. Enfin, l’excès qui concerne le sîn est celui qui consiste à faire de la tarîqat une fin en soi, faisant des pratiques spirituelles ou des traditions des confréries l’horizon de tout. On tombe alors dans les sectarismes de toutes sortes ou même dans le tribalisme quand le groupe s’est figé en identité communautaire. Les grands spirituels de la tradition duodécimaine ont toujours mis l’accent sur l’équilibre entre les trois niveaux de la religion divine.
Le shî’isme intégral professé par des gens comme Haydar Amolî, Mîr Damad, Mollâ Sadrâ, l’Allamah Tabâtabâ’î et l’Imâm Khomeiny [6] est tel un être humain, ne pouvant se passer de son corps, de son âme ou de son esprit. Enlever l’un ou l’autre résulterait tout simplement dans sa mort. Il en est de même pour la tradition de la chevalerie spirituelle de la tradition chi’ite, la javânmardî ou fotowwat. Ses traités, ou fotowwat nâmeh, insistent sur l’équilibre vital entre sharî’at, tarîqat et haqîqat permettant au chevalier spirituel, le javânmard ou fatâ, d’accomplir le but ultime de la javânmardî : « la pleine manifestation, chez un être humain, de la lumière de sa nature originelle (fitrat), telle qu’elle fut créée par Dieu » [7] et telle qu’elle fut quand elle acquiesça lorsque son Seigneur lui demanda lors du pacte prééternel : « Ne suis-je pas votre Seigneur ? » [8]
Comme nous l’avons vu dans la première partie de cet article, la javânmardî ne se considère pas comme une chevalerie née d’un fait socio-historique. Elle est profondément ancrée dans la notion de fidélité au pacte prééternel que nous venons de mentionner. S’il est vrai que le bushido japonais et la chevalerie de l’Europe féodale ont connu une dimension spirituelle qui n’est pas à négliger, cette dite dimension est une évolution ultérieure d’un phénomène avant tout ancré dans le discours de la société féodale. La javânmardî a bien évidemment connu une dimension socio-historique à travers un ensemble de traditions et d’institutions. A une certaine époque et surtout pendant la période safavide, elle était présente dans la plupart des grandes composantes de la société : corporations de métiers, ordres soufis et corps d’armée. En fait elle était au centre même du discours du pouvoir safavide : un ordre religieux armé dirigeant le pays. Shâh Ismâ’il, à la tête de l’ordre safavide et de ses soufis armés, les fameux Qizilbash, allait profondément marquer l’Iran avec la culture de la javânmardî propre à son ordre. [9]
On ne naît pas javânmard, on le devient par un processus d’initiation, elle-même conçue comme une deuxième naissance, faisant écho au fameux passage de l’Evangile de Saint Jean (III : 3) que Henry Corbin traduit brillamment par : « Ne peut entrer dans le Malakût [10] quiconque n’est pas né une deuxième fois ». Cette initiation comporte différents éléments décrits dans les fotowwat nâmeh. [11] Ces traités décrivent trois types d’initiation : celle par la parole (qawlî), celle par l’épée (sayfî) et celle par la coupe (shorbî). Selon les groupes qui pratiquent cette initiation, ces différents degrés d’initiation sont distincts ou confondus en une seule cérémonie. Avant d’aborder les différents types d’initiation quelques précisions s’imposent. L’initiation implique un rapport initiant-initié et donc une chaîne de transmission de cette initiation qui doit remonter jusqu’aux saints imâms de la tradition chi’ite. Les fotowwat nâmeh sont donc des ouvrages destinés aux personnes qui sont liées par un rapport maître-disciple. Cette chaîne de transmission est le garant de l’authenticité et de la tradition en tant que lien organique avec le Prophète et les saints imams. Sans cette chaîne l’initiation n’est qu’usurpation à moins qu’on ait accès à l’initiateur de ceux qui n’ont pas accès à ce genre de chaîne, le prophète Khezr en personne. [12]
Le premier type d’initiation, l’initiation qawlî, se fait par une prise de serment qui fait écho au serment prééternel, le mithâq, mentionné auparavant. Cette initiation est la base de toutes les autres et met en évidence la sacralité du serment et de la parole donnée. Vient alors l’initiation sayfî durant laquelle l’initié reçoit de son maître une épée. Celle-ci nous rappelle que l’on ne saurait limiter le phénomène de la javânmardî à un fait purement spirituel négligeant toute la dimension du combat tant extérieur qu’intérieur. Les études sur la javânmardî ont trop souvent minimisé l’aspect martial de cette tradition chevaleresque. N’oublions pas tout d’abord que les hadiths rapportent très clairement que l’équitation, la natation, le tir à l’arc et le maniement de l’épée sont des activités recommandées (mostahab). Toute personne attentive aura noté que si par exemple le commun des musulmans peut se contenter des cinq prières obligatoires (wâjib) canoniques, il en va autrement du vrai chi’ite qui, selon les hadiths, est supposé ajouter les prières surérogatoires (nawâfil) qui sont hautement recommandées portant ainsi le nombre total de 51 rak’ât (unités de prière). Parmi ces 51 rak’ât se trouve l’exercice de piété par excellence, la prière de la nuit [13] (salât-ol layl) dont les mérites spirituels sont considérés comme innombrables pour la progression spirituelle. On notera donc que la notion de mostahab dépasse la notion d’une simple recommandation amicale ; elle est la marque même du véritable chi’ite.
Aussi si on ne peut nier les bienfaits pour la santé de ces activités, on doit cependant souligner l’aspect profondément spirituel de celles-ci. L’équitation n’enseigne-t-elle pas que la nafs, l’âme inférieure, doit être maîtrisée comme le cheval, se gardant de tomber dans les deux extrêmes de la mortification ascétique et de l’hédonisme ? Le tir à l’arc, n’enseigne-t-il pas les vertus de la concentration et de la persévérance si nécessaires pour la méditation ? Le maniement de l’épée n’enseigne-t-il pas à l’homme l’importance de la vigilance constante, l’alliance de la fermeté et de la souplesse, qualités si nécessaires sur la voie mystique. Mais avant tout, ne met-il pas l’homme devant le premier objet de méditation du mystique : la mort ?
La méditation sur la mort est une constante de la voie chevaleresque car elle met l’homme devant une vérité nue, simple et limpide : le choix d’honorer son serment de fidélité à Dieu en cette vie ou de lui être infidèle. Quelque soit la situation devant laquelle on se trouve, ce choix est toujours présent et la méditation sur la mort simplifie grandement des situations que les accidents de la vie ont tendance à faire apparaître comme moralement plus complexes.
L’épée elle-même est objet de respect, car elle n’est pas qu’une arme, elle est le compagnon du javânmard. En témoigne le fait que l’Iran safavide a produit des shamshîr (cimeterres) qui sont de véritables chefs d’œuvres de technologie et d’art, égalés seulement par les grands katana japonais issus des mains des meilleurs maîtres. Leur élégante lame combine à la fois la fermeté et la souplesse qui sont les caractéristiques de l’acier de Damas. La production de la lame elle-même illustre à la perfection le cheminement du javânmard : fondu, battu et rebattu des milliers de fois par les épreuves du chemin jusqu’à la perfection. Il n’est donc pas étonnant de voir dans les fotowwat nâmeh des instructions en ce qui concerne le respect dû à l’épée. Le Fotowwat Nâmeh-ye Soltânî de Kâshifi en cite huit pour ceux qui manient l’épée :
1. Il doit toujours être rituellement pur et ne jamais toucher l’épée en état d’impureté.
2. Il doit invoquer Dieu quand il prend son épée.
3. Quand il sort son épée il ne doit en aucun cas la pointer vers quelqu’un.
4. Il doit placer la lame près de son cou, c’est-à-dire qu’il doit se considérer comme prêt à être tué
5. Il doit embrasser la garde de l’épée
6. Il ne doit jamais sortir son épée sans raison
7. Après avoir enlevé son épée, il doit la placer respectueusement dans un endroit approprié.
8. La lame nue ne doit jamais être exposée. S’il n’a pas de fourreau il doit couvrir la lame. [14]
Comme si ces instructions ne suffisaient pas pour mettre en évidence le respect dû à l’épée, le traité explique le symbolisme sacré du sabre : "Si on te demande qui initia la prise de l’épée, réponds : « Dans notre communauté c’est avec ’Ali qui la reçut du seigneur de la prophétie (Mohammad) à la bataille de Uhud quand il lui remit dhû l-faqâr. Avec les coups de cette épée ’Ali mit en déroute l’ennemi. Une voix du ciel loua la chevalerie d’’Ali et la rapidité et le tranchant du dhû l-faqâr avec ces mots : "Il n’y d’autre jeune homme-chevalier (fatâ) de Dieu qu’’Ali et n’y a d’autre épée de Dieu que dhû l-faqâr". Si on te demande ce que signifie le dos de l’épée, réponds : « Le bras d’un homme qui peut frapper avec cette épée ». Si on te demande ce que signifie le front de l’épée, réponds : « Faire preuve de détermination en repoussant les ennemis de Dieu ». Si on te demande ce que dit la langue de l’épée, réponds : « Elle explique le verset coranique à propos de celui qui l’a en main, « ne prends pas ceux qui furent tués sur le chemin de Dieu pour des morts. Oh non ! Ils vivent en leur Seigneur » ». Si on te demande à quoi l’épée a été comparée, réponds : « Avec la rose et le basilic doux qui fleurissent toujours plus splendidement dans le jardin du champ de bataille. Comme ’Ali l’a dit : L’épée et le poignard sont notre basilic doux, honte au narcisse et au myrte ! ». Si on te demande ce qu’est le secret de l’épée, réponds : « C’est d’être brandie par un homme adroit ». Si on te demande ce qui fait l’essence de l’épée, réponds : « C’est de se battre avec une intention spéciale ». Si on te demande ce qu’est la ceinture de l’épée, réponds : « C’est d’être élevé dans la chevalerie spirituelle et de demeurer virile. » [15]
S’il est vrai que d’autres armes font l’objet de chapitres similaires dans ce fotowwat nâmeh, il n’en demeure pas moins que c’est à l’épée que revient la place d’honneur. L’engouement pour les arts martiaux apprivoisés [16] d’Extrême Orient et l’impact des changements sociaux survenus au XIXème siècle suite à l’extension de l’influence occidentale ont fait disparaître les riches disciplines de combat de l’Iran. S’il est vrai que la lutte pahlavânî a survécu dans le contexte des zûrkhâneh, il n’en demeure pas moins qu’elle est elle-même une forme stylisée d’une forme plus ancienne de lutte destinée, elle, à être utilisée dans le combat réel du champ de bataille. La lutte à présent pratiquée dans les zûrkhâneh est dépourvue de nombreuses techniques dangereuses destinées au combat réel. Quant au maniement du shamshîr, cet art a complètement disparu en tant que pratique. Seuls quelques manuels militaires nous permettent de connaître les techniques martiales de l’art du shamshîr. C’est dans ce contexte que l’on ne peut que louer les efforts considérables du chercheur iranien Manoutchehr Moshtagh Khorassani [17] dont les travaux nous permettent de redécouvrir ces arts de combat perdus de l’Iran. Ses livres sont une mine de connaissance incroyable non seulement sur les armes de l’Iran pré-moderne mais également sur les arts de combat iraniens. Il est à espérer qu’avec un soutien approprié on puisse assister à une résurrection de ces disciplines extrêmement riches parmi la jeunesse et les jeunes adultes.
La dernière catégorie d’initiation citée dans les fotowwat nâmeh et qui occupe une place centrale dans la javânmardî comme institution, est le rituel de la coupe. Comme les autres modes d’initiation, le rituel de la coupe remonte aux premiers jours de l’islam. Il y avait à La Mecque deux cercles de chevalerie opposés l’un à l’autre. Le premier était celui d’Abu Jahl, l’un des oncles du Prophète, dont les quatre cent compagnons étaient initiés dans le cercle en buvant rituellement une coupe de vin en invoquant le nom de leur patron Abu Jahl. Sans doute faut-il y voir une influence de l’Iran sassanide où les chevaliers pratiquaient ce rite et qui était au centre du culte de Mithra. Ceci nous permet également de reconnaître la dimension chevaleresque de la dernière cène des évangiles où le Christ renouvelle le pacte entre Dieu et l’humanité à travers le rituel de la coupe autour des disciples qu’il a initiés.
L’autre cercle de chevalerie était celui du Prophète lui-même et de ses quarante compagnons. Le rituel de la coupe de ce cercle ne se faisait pas avec du vin mais avec de l’eau salée. En réponse au geste de Mohammad, Abu Jahl n’eut cesse de persécuter le Prophète bien avant la déclaration de sa mission prophétique. Une autre tradition rapporte que lors de son voyage céleste (mi’râj), le Prophète lors de sa halte au temple de Jérusalem (masjid al-aqsa) l’archange Gabriel lui offrit le choix entre deux coupes, l’une de vin, l’autre de lait. Le Prophète choisit la coupe contenant le lait et Gabriel de lui expliquer qu’il a choisi la fitrat, la nature originelle de l’homme. Le Coran lui-même fait référence une occasion où les compagnons du Prophète prêtèrent serment d’allégeance en buvant une coupe de lait (Coran XLVIII : 18). Une autre tradition mettant en avance la chevalerie de l’Imam ’Ali rapporte comment le Prophète lui donna à boire une coupe d’eau salée expliquant que les trois pincées de sel représentent la sharî’at, la tarîqat et la haqîqat. Ensuite ’Ali tendit la coupe à Salmân qui à son tour devint le maître de cérémonie du rite de la coupe. On notera d’ailleurs que le rite de la coupe rassemble les trois personnes au centre des spéculations, l’ésotérisme initiatique chi’ite, symbolisées par les lettres ’ayin (’Ali), sîn (Salmân) et mîm (Mohammad). Salmân en tant que porte (bâb) de l’Imam demeure l’initiateur par excellence du chi’ite. Les formes de ce rite changent selon le groupe qui le pratique. Certains utilisent de l’eau salée ou sucrée, d’autres du lait, d’autres encore un mélange de lait et d’eau salée alors que des groupes s’étant distanciés de la sharî’at utilisent du vin ou de l’arak comme c’est le cas des Alévis de Turquie et des Alawis de Syrie. On notera au passage que toutes les listes de lignées de la javânmardî remontent aux trois saints personnages que sont le Prophète, l’Imâm ’Ali et Salmân.
Pour chacune des ces initiations, l’initié porte toujours une ceinture et un zîr jâmeh. Le terme zîr jâmeh désigne un genre de culottes couvrant les genoux. Elle symbolise la chasteté, le contrôle des désirs illégitimes. Il ne s’agit donc pas d’une répression de la sexualité mais d’une abstention des pratiques interdites par la sharî’at et d’une purification du regard que le javânmard porte sur la femme, ne la réduisant plus à un simple objet sensuel comme le fait l’homme esclave de ses désirs et pulsions. Quant à la ceinture, elle symbolise le courage et la fermeté du javânmard. On notera que les zîr jâmeh et la ceinture sont restés l’uniforme des lutteurs du zûrkhâneh. Certains voient dans ces deux vêtements un vestige de l’influence de la chevalerie sassanide. En effet le zîr jâmeh est bien d’origine persane alors que le rite de la ceinture semble être une survivance du rite zoroastrien du kustîk [18], cordon initiatique noué autour de la ceinture de l’initié. Dans la littérature des fotowwat nâmeh, la ceinture et le zîr jameh sont mentionnés dans le contexte de l’un des épisodes fondateurs de la tradition chi’ite : l’épisode de Ghadir Khumm. Sur le chemin du retour de son dernier pèlerinage à La Mecque, le Prophète s’arrêta à un endroit du nom de Ghadir Khumm situé entre La Mecque et Médine. Il y déclara l’Imâm ’Ali comme son successeur avec les mots suivants : « Celui dont je suis le maître, ’Ali en est le maître ». Après cette annonce, le Prophète emmena ’Ali dans la tente de Fâtimah et le ceint d’une ceinture de tissu et fit trois nœuds : le premier au nom de Dieu, le second au nom de son « frère » l’archange Gabriel et le troisième en son nom propre.
La coupe, l’épée, le serment, le zîr jâmeh et la ceinture sont les éléments centraux du rite d’initiation de la javânmardî qui connaît des variantes selon les groupes qui le pratiquent. [19] Il ne faut en effet pas oublier qu’il était pratiqué par des groupes divers tels que les différentes corporations de métiers, les corps d’armée, les lutteurs du zûrkhâneh et les ordres de derviches. En plus des éléments de base du rituel, chaque groupe ajoutait un élément qui lui était spécifique. De plus, chaque groupe avait son saint patron parmi les Ahl-e Bayt et les prophètes. Lors des grandes fêtes religieuses, ces différents groupes participaient aux processions, cuisinaient et distribuaient des repas gratuitement dans le langar khâneh. [20] La javânmardî était donc non seulement un idéal mais également une institution présente dans la société urbaine iranienne pré moderne. L’Iran n’était cependant pas le seul pays à connaître ce rite puisqu’on en atteste la présence dans l’Empire Ottoman et en Inde.
L’entrée en javânmardî se mérite sur la base de qualités telles que la maturité, la piété, la morowat, la virilité, le courage, la compassion, la courtoisie, le courage et l’intelligence. N’est donc pas initié qui veut puisque les candidats à l’initiation doivent d’abord être approuvés par ceux qui l’initient. Les fotowwat nâmeh insistent également sur la formation intellectuelle et l’apprentissage des langues. Le javânmard doit s’efforcer d’accomplir l’idéal de l’homme parfait, l’insân kâmil dont le Prophète et l’Imâm ’Ali sont la manifestation plénière. Il se doit d’être de ceux qui changent le monde autour de lui et non pas de ceux qui le fuient. Au fur et à mesure qu’il se transforme lui-même, il devient l’un de ceux qui transforment le monde. Son combat c’est celui de la restauration, de la réjuvénation de toute chose et non celui d’une obscurité s’opposant à une autre obscurité. En ceci le javânmard est le compagnon de l’Imam du Temps et de son combat final pour la réjuvénation du monde.
C’est également en ceci que la javânmardî diffère du bushido japonais. Outre le fait que le bushido est tout d’abord le produit d’une société féodale et que par conséquent toute la vie du samurai est axée sur la loyauté à son seigneur, qu’il soit bon ou tout à fait corrompu, les bases spirituelles du bushido basées sur le bouddhisme zen contrastent avec la javânmardî. S’il est vrai que le bouddhisme zen postule l’identité du nirvâna [21] avec le samsâra [22] il n’en demeure pas moins que le monde est à fuir à cause du constat que fait le Bouddha dans la première de ses quatre vérités : sarvam duhkham, tout est souffrance. De ce fait, l’élément spirituel dans le bushido est avant tout lié à une pratique méditative de l’art du sabre et l’expérience de l’éveil soudain, le satori. De même que l’homme peut le connaître à travers une expérience esthétique comme la contemplation de la nature, il peut également le faire lors du combat. Il n’en demeure pas moins que le combat en question n’est qu’un prétexte à une expérience instantanée et soudaine de la nature bouddhique (buddhatâ). Or il en est tout autrement dans la javânmardî qui anime l’éthos chi’ite. Pour le javânmard, la première vérité du Bouddha, sarvam duhkham, est en soi déjà une victoire d’Ahriman. [23] En effet, elle nie le principe de lumière, de joie, de vie et de la transcendance divine qui sont les bases-mêmes de la javânmardi. Quand le Hagakure affirme que la voie du samurai se trouve dans la mort et que le samurai se doit de méditer constamment sur la mort d’une part, la javânmardî, elle, affirme que la voie du javânmard est celle de la réjuvénation de toute chose. La méditation sur la mort et la mort du martyr sont il est vrai des parties importantes de l’éthique chevaleresque islamique qui trouvent dans les commémorations de l’Ashoura leur manifestation par excellence. Mais il n’en demeure pas moins qu’il y a une différence de poids en les 72 martyrs de Karbala d’une part, et la mort héroïque des 47 ronin [24] de l’autre. Les fameux 47 ronin ont trouvé leur finalité dans la mort pour leur seigneur et leur acte demeure un geste héroïque mais il en est tout autrement pour les martyrs de Karbala : ce ne sont pas des morts que l’on commémore, ce sont des vivants comme l’affirme le Coran : "Ne dites pas de ceux qui sont tués sur la voie de Dieu qu’ils sont morts. Au contraire, ils sont vivants…" [25]
On notera d’ailleurs un fait significatif : l’interdiction du suicide. S’il est vrai que le suicide est formellement interdit en Islam, les Imams insistent avec véhémence sur le fait que celui qui se suicide n’a jamais été shî’ite. Il y a là plus qu’une condamnation d’un péché grave. C’est une impossibilité pour le shî’ite que de tourner le dos au monde et à la guerre entre lumière et obscurité qui s’y déroule. Le shî’ite n’a d’autre choix pour être fidèle à son Seigneur que de persévérer et de ne jamais se résigner tant qu’il est encore vivant, puisque la vie en elle-même est un don de son Seigneur. Il ne s’agit donc pas pour le javânmard de renoncer à tout espoir, d’abandonner le monde aux forces ahrimaniennes et de commettre le suicide métaphysique du non-soi (anâtman) [26] qui consiste à s’anéantir dans un nirvâna impersonnel. Lié par le pacte de l’amour qui le lie à la Face de Dieu, l’Imâm en tant que Deus Revelatus, le javânmard est bien plus qu’un serviteur. Purifié par la sharî’at, il accède au stade de l’amitié. Sa fidélité, son combat loyal pour son Imâm est le fruit de cet amour qui lie les deux et qui reflète la parole de l’Evangile de Saint Jean (X : 15) : « Je ne vous appellerai plus serviteurs…mais amis ». Hors de question pour le javânmard de trahir celui qui est le cœur même de son être. Le javânmard fait partie du désir de son Seigneur exprimé par le fameux hadîth qudsî : "J’étais un trésor caché et je désirais être connu. Ainsi j’ai créé les créatures afin d’être connu à travers elles."
Nier la création comme une illusion pleine de souffrances, tout bonne à être abandonnée, niée et fuie, c’est rejeter le désir du Seigneur à se manifester et donc rejoindre Ahriman, le négateur. Le javânmard reconnaît donc en sa condition de créature, le désir divin de manifestation. Son existence se doit donc d’être elle-même une manifestation de lumière. C’est pour cela qu’il s’engage dans le combat qui consiste, par amour, à se débarrasser des ténèbres tant intérieures qu’extérieures qui l’empêchent de devenir cette manifestation de la lumière triomphante. C’est cet amour qui unit dans le javânmard, la sharî’at, la tarîqat et la haqîqat en faisant un être de lumière. Le javânmard devient alors à lui tout seul une geste chevaleresque dont les premières lettres sont ’ayn, sîn et mîm.
* Cet article est divisé en trois parties dont voici la deuxième.
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[1] Au sujet de ces trois lettres et de leur signification voir Brett 1994 et Corbin 1982 : 140, 1986 : 150, 191, 195 et 1990 : 200 ainsi que Lory 1989 : 59, 89, 92, 93, 96, 121 et 210. Sur le symbolisme de l’alphabet arabe voir Lory 2004 et Borsi 1996.
[2] Au sujet de Salmân voir Neuve-Eglise 2008b.
[3] Pour une histoire de l’ismaélisme voir Daftary 1990. Pour une anthologie de textes ismaéliens correspondant aux époques mentionnées voir Corbin 1994. Au sujet de la Grande Résurrection d’Alamut voir Tusi 1996 et Jambet 1990.
[4] Au sujet d’Abû’l-Khattâb voir Corbin 1990 : 189-96.
[5] En ce qui concerne cette fameuse introduction voir Shirazi 1988 : 13-4, Nasr 1997 : 35-6 et 1382 : 60-1 et Babayan 2002 : 416-21. Babayan a le grand mérite d’avoir approfondi le contexte socio-historique de cette introduction.
[6] Pour un admirable texte de l’Imâm Khomeiny sur les excès des ésotéristes et des éxotéristes voir Bonaud 1997 : 71-2.
[7] Corbin 1973 : 14
[8] Coran VII : 172-3
[9] Sur la dynastie safavide voir Savory 2007 et Babayan 2002.
[10] Le Malakût, le Royaume de Dieu, monde des âmes angéliques, situé entre notre monde sensible et le Jabarût le monde de la Toute-Puissance Divine. Voir Amir-Moezzi 2007 : 768-9.
[11] Pour des traductions de fotowwat nâmeh voir Corbin 1973 et Kashifi 2000.
[12] Pour un article sur Khezr voir Neuve-Eglise 2008.
[13] Effectuée avant la prière de l’aube, pendant la nuit, elle permet au croyant de confesser ses péchés et d’invoquer le pardon de Dieu. Il est hautement recommandé de pleurer sincèrement lorsque l’on invoque le pardon de Dieu.
[14] Kashifi 2000 : 343-4
[15] Kashifi 2000 : 341-2
[16] La plupart des arts martiaux japonais et chinois, comme le karaté, le judo ou le kendo connus de nos jours sont des versions réformées d’arts de combat d’avant le milieu du XIXème siècle les transformant en systèmes régis par un formalisme rigide épuré de toute véritable condition de combat réel. Seules quelques écoles ont survécu à ces réformes.
[17] Pour en savoir plus sur ses travaux consulter . Son dernier livre, Arms and Armor from Iran : The Bronze Age to the End of the Qajar Period, a obtenu le prix World Prize for the Book of the Year of the Islamic Republic of Iran in Iranian Studies.
[18] Voir Zakeri 1995 : 309.
[19] On trouvera différentes versions décrites en détail dans les ouvrages suivants : Gramlich 1981, Kashifi 2000, Corbin 1973, Corbin 1990 : 186-217 et Babayan 2002 : 204-217.
[20] Réfectoire où des repas gratuits sont distribués mettant en évidence l’hospitalité comme valeur essentielle pour la javânmardî.
[21] En sanskrit extinction. Mot référant à l’état ultime d’éveil.
[22] Le monde de l’existence conditionnée et impermanente.
[23] On ne peut que vivement recommander l’essai d’une grande profondeur de Henry Corbin intitulé Juvénilité et Chevalerie en Islam Iranien. Voir Corbin 1983 : 207-260.
[24] Les 47 ronin sont parmi les plus grands héros du Japon féodal. Ces samouraïs, laissés sans chef () après la condamnation de leur, Asano Naganori, au suicide par le pour avoir blessé Kira Yoshinaka (1641-1703), maître des cérémonies de la maison du shogun, qui l’avait insulté, décidèrent de le venger en tuant Kira. Après l’avoir assassiné, ils se suicidèrent et furent par après considérés comme des modèles de loyauté.
[25] Coran II : 154
[26] Doctrine bouddhique de l’impersonnalité selon laquelle toute chose est dépourvue d’une essence permanente. Toute chose n’est qu’une simple agrégation de phénomènes conditionnés.