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Les berceuses sont les mélodies de l’inconscience endormie des mères à travers le monde et dans toutes les cultures. Ces chansons folkloriques reflètent les croyances, les aspirations et le mode de vie de chaque époque. D’un point de vue sociologique, les berceuses peuvent également être considérées comme le cri étouffé des femmes opprimées par les injustices et les inégalités sociales qui marquent fortement les communautés fondées sur la structure patriarcale de la cellule familiale.
Dans ce contexte sociologique particulier, les berceuses chantées par les mères kurdes pour endormir leurs enfants sont l’expression vocale de la douleur par des paroles et des rythmes musicaux. Les berceuses des mères kurdes sont les retentissements d’une protestation discrète – dans la plus stricte intimité de la maison, là où il n’y a que la mère et l’enfant – contre la fatalité d’un destin marqué par l’injustice et la difficulté d’une vie pleine de douleurs et de privations.
Dans leurs berceuses, les mères kurdes choisissent les mots les plus beaux et les plus simples, permettant l’établissement d’une relation intime avec le monde des enfants. La mélodie douce et agréable, la musicalité de la voix maternelle calment l’enfant et le détendent et finissent par l’endormir. Le célèbre écrivain iranien Sâdegh Hedâyat écrit à ce sujet : « Les berceuses ont des liens très intimes avec la mentalité infantile. C’est pourquoi elles ne sont jamais tombées en désuétude, car aucune autre chanson ne peut les remplacer. » [1]
Quand un enfant pleure, sa mère comprend d’instinct s’il a faim, s’il a soif, s’il a froid ou s’il a mal. De la même manière, lorsqu’elle chante une berceuse pour endormir son enfant, elle souffle instinctivement à son enfant l’esprit de l’amitié, de l’amour, de la beauté :
Je chante une berceuse pour mon enfant chéri, [2]
Pour que le vent du nord vienne caresser ses cheveux,
Je chante une berceuse du fond de mon cœur,
Pour que mon enfant s’endorme sur un oreiller de fleurs.
Ma berceuse est douce et son oreiller est fait de plumes d’oie.
Une caravane joyeuse et pleine de couleurs arrive de loin.
Tu es venu pour assister à un mariage
Et pour donner un doux baiser à ta mère. [3]
De nos jours, avec le développement très rapide des médias, du réseau internet et des chaînes de télévision par satellite, les habitants des grandes villes et des régions industrialisées s’éloignent de plus en plus de leur culture folklorique, et les mères ne chantent guère de berceuses pour endormir leurs enfants. Mais dans les milieux ruraux et les régions nomades du Kurdistan, on a encore la chance d’entendre une mère chanter une berceuse pour son enfant.
Les berceuses font partie de la littérature orale du Kurdistan. Le folklore, les traditions, les usages anciens, les croyances ethniques et religieuses constituent les fondements de l’identité culturelle du peuple kurde, et font l’objet d’études sociologiques et anthropologiques. Les berceuses ont été composées, dans un passé très lointain, par des mères souvent analphabètes n’ayant aucune connaissance musicale ou littéraire. Cependant, certains de ces petits morceaux musicaux, comme la berceuse des mères de Sanandaj, sont aussi beaux que les œuvres des poètes et des compositeurs classiques :
Ô Dieu, par l’amour du mont Avalan-Kouh,
Que tes yeux ne soient jamais sombres.
Dors mon enfant chéri, dors !
Que le désert et la plaine soient ton doux oreiller.
Dors mon enfant chéri, dors !
Ferme un moment tes doux yeux sur ce monde.
Tu es la lumière de mes yeux, l’âme de mon corps,
Tu es ce que j’ai de plus précieux au monde.
Dors mon enfant, tu feras bientôt un beau voyage,
Et tu seras guidé par les ailes des anges.
Dors mon enfant, il est trop tard.
La nuit est ténébreuse et le monde est aussi dur que la pierre. [4]
Les mères sont les premiers maîtres des enfants. Leurs berceuses sont pleines de leçons provenant de l’héritage des expériences passées. Dans une berceuse des mères de Mahâbâd, la mère appelle son enfant à connaître les réalités du monde extérieur et lui donne de précieuses leçons sur son environnement. Dans cette berceuse destinée aux petites filles, la mère lui souhaite les meilleurs sorts, pour que sa petite fille devienne un jour la femme la plus heureuse de tout le village :
Tu es comme Leyla, la bien-aimée de Majnoun.
Tu es comme le basilic qui pousse près du ruisseau,
Et sans toi, le monde n’est qu’un mirage.
Je te placerai dans un palanquin
Pour te présenter au prince.
Au prince j’offre donc une jolie petite fille. [5]
D’autres berceuses racontent la plainte des mères qui souhaitent que leur fille connaisse un avenir meilleur, non leur triste sort. Avec cette chanson par exemple, une mère amène sa fille dans l’ombre des arbres, pour lui apprendre, au sein de la nature, les secrets d’un autre mode de vie, celui des derviches. Elle apprend à son enfant à comprendre les secrets de la nature et des différentes saisons de l’année, et à regarder les oiseaux qui volent allégrement sur la plaine, en souhaitant que sa fille connaisse la liberté qu’elle n’a elle-même jamais connue :
Je me suis installée devant la demeure des vieux [6]
Je prends ton berceau et je le place,
Dans la montagne, à l’ombre des palmiers.
Dors, mon enfant, dors !
Je prends ton berceau et je le place à l’ombre des saules pleureurs,
Pour que tu apprennes ce que c’est un saule pleureur,
Et ce que veut dire pleurer.
Je te couvrirai par la robe des derviches,
Pour que tu apprennes leur mode de vie.
Je placerai ton berceau devant le souffle des vents,
Pour que tu connaisses le vent du nord,
Pour que tu connaisses la solitude dans la montagne,
Pour que tu connaisses les mauvais jours et les mauvais temps.
Dors, mon enfant, dors !
Dors devant le vent du nord et devant Ziryan. [7]
Apprends à être.
Apprends à vivre dans la chaleur de l’été.
Apprends à vivre tout seul dans le froid de la montagne.
Apprends, mon enfant, apprends.
La vie, c’est cela.
C’est cela, la vie.
Calme-toi ! Dors bien, mon enfant !
Que tous les honnêtes gens prient pour toi ! [8]
A l’instar de toutes les sociétés traditionnelles, le Kurdistan est le théâtre de différentes formes de discrimination sexuelle, dont les femmes sont les victimes. Dans une société dominée par les hommes, la femme doit mettre au monde un garçon pour profiter d’un certain niveau de respect et d’un minimum de droit familial et social. Une berceuse des mères de la ville d’Oshnavieh nous relate les chagrins des femmes qui n’ont pas de fils. A travers cette berceuse, la femme transmet à sa petite fille l’amertume d’être femme dans une société patriarcale :
Je fais l’objet des reproches et des calomnies des amis et des ennemis.
J’en suis devenue folle comme Majnoun.
Tu n’es pas un garçon, et je suis répudiée, chassée de la maison.
Tu es ma seule fille,
Tu es ma force, ma vie.
Tu seras la seule à rester avec moi, quand je serai vieille.
Je sollicite donc l’aide du Sheikh Nourâni. [9]
Tu es ma petite fille chérie, mais tu n’es pas un garçon.
Tu n’es pas un garçon, et je suis répudiée, chassée de la maison.
Et je fais l’objet des reproches et des calomnies des amis et des ennemis. [10]
Une berceuse des mères de Kermânshâh, de dialecte Kalhor, raconte une fête de mariage dans une société traditionnelle. Tous les habitants du village travaillent ensemble, tandis que le père du jeune marié – symbole du pouvoir patriarcal – s’installe sur une terrasse et boit du lait frais. Les uns préparent le repas de noces (du riz), tandis que les autres chantent et dansent. La jeune mariée et son cortège doivent traverser les vallées et les champs de coton pour arriver à la maison du jeune marié :
Depuis le champ de coton jusqu’à la vallée,
Il y a des cris de joie, et la bonne odeur du riz et du basilic.
Le village tout entier sent les noces.
Les odeurs s’emmêlent, et les jeunes dansent le Tchopi. [11]
Il y a des filles et la voix des garçons du village qui chantent ensemble.
Il y a de la joie partout, et les sœurs du jeune marié dansent.
Tous les regards sont tournés vers la montagne. [12]
La berceuse des mères d’Islâmâbâd Qarb, dans la province de Kermânchâh, est pleine d’images et de métaphores, ce qui permet de faire différentes interprétations. Cette berceuse relate l’histoire d’une mère qui raconte aux voisins l’histoire de la chasse au cerf par son fils courageux. Il est à rappeler que le combat contre les animaux sauvages et les monstres est fortement connoté dans la culture iranienne depuis l’Antiquité. Cela symbolise la lutte contre le bien et le mal, à l’image de la lutte de Rostam contre le Monstre blanc.
Ô voisins ! Sachez-le bien !
C’est mon fils qui a chassé ce cerf, ce grand cerf de sept ans.
La prière des honnêtes gens lui en a donné la force.
Dans la nuit ténébreuse, les cerfs étaient terrifiés,
Lorsqu’ils ont senti la poudre.
C’est mon fils chéri, courageux et sans peur,
Qui a tué ce cerf, à la force de ces bras et par son fusil.
Laissez-le rentrer à la maison, pour qu’il chasse aussi le cerf de nos cœurs. [13]
Dans les régions frontalières entre l’Iran et l’Irak, les membres de la tribu kurde Djaf, vivent essentiellement de l’élevage. Pour avoir un accès permanent aux prairies, la tribu doit procéder chaque année à deux voyages saisonniers. Elle s’installe aux alentours de Soleymânieh (Irak) en automne et rentre vers les provinces iraniennes du Kurdistan et de Kermânchâh au printemps. Les berceuses des mères de la tribu Djaf, de dialecte Sourani, sont marquées par des thèmes épiques et religieux. L’une de ces berceuses raconte que pendant l’emprisonnement du père par les ennemis, la mère souffle dans l’âme de son fils l’esprit de la résistance et du combat contre les tyrans :
Je chante une berceuse pour t’endormir,
Pour que le mal soit loin de toi.
Je sollicite les vieux derviches pour que tu vives longtemps,
Pour que tu deviennes père et grand-père.
Je sollicite le vieux Sage de Bagdad [14] pour qu’il te protège.
Je chante une berceuse pour t’endormir,
Sur un oreiller de plumes d’oie.
Je te lange peut-être un peu trop fort,
C’est pour que tu n’aies pas peur plus tard des menottes et des chaînes.
Dors, mon enfant, il est trop tard.
Ton père est en prison, il est entre les mains de l’ennemi.
Je te nourris de mon lait, pour que tu libères ton père,
Et que tu le ramènes dans sa patrie. [15]
La berceuse fait partie, comme nous l’avons souligné, de la littérature orale, et elle appartient essentiellement aux femmes. Mais son influence est grande parmi la population du Kurdistan, de sorte que les grands poètes classiques ou modernes du Kurdistan comme Hajar, Qâneh, Mollâ Avâreh, Bikas et Pariz Djahâni, se sont inspirés des berceuses traditionnelles, tant dans la forme que dans le contenu, pour composer des poèmes faisant aujourd’hui partie des chefs-d’œuvre de la littérature kurde. Fâeq Bikas, père du célèbre poète kurde Shirkou Bikas, fut un révolutionnaire qui s’est longtemps battu contre les colonisateurs britanniques. Il avait composé un poème, s’inspirant des berceuses traditionnelles, pour transmettre à son fils Shirkou des sentiments humanistes et patriotiques :
Tu es le papillon blanc de mon jardin fleuri.
Dors sans crainte dans mes bras.
Que Dieu te protège et que les anges du ciel te bercent.
Je souhaite que tu ne sois jamais triste dans ta vie, car tu es mon fils Shirkou.
Tu es kurde, et tu es seul et sans aide comme tous les Kurdes.
Je souhaite que tu sois aussi courageux que le lion,
Que tu sois le fruit de l’arbre du Kurdistan. [16]
Il faut se souvenir enfin d’une berceuse composée par Ahmad Shalmâshi, alias Mollâ Avâreh, qui a combattu contre la répression des Kurdes, menée à l’époque du dernier roi pahlavi. Dans les années 1967-1968, il avait rejoint un groupe de combattants kurdes dirigé par Soleymân Moïni pour se battre au nom de la liberté. La berceuse qu’il a alors composée a rencontré un grand succès à cette époque-là :
Je souhaite que tu sois un combattant comme tous tes aïeux.
Je t’élève et je veux que tu ne sois jamais peureux.
Il faut que tu sois sage, éduqué et courageux,
Que tu saches bondir comme une panthère, et te battre comme un lion.
Il faut que tu sois intelligent et raisonnable,
Que tu n’aies peur ni de te battre ni d’être capturé par l’ennemi.
Dors mon enfant, dors !
Et réveille-toi demain pour crier le chant de la liberté. [17]
[1] Hedâyat, Sâdegh, Neveshtehâ-ye parâkandeh (Textes divers), édité par Hassan Qâ’emiân, éd. Amir Kabir, Téhéran, 2004, p.297.
[2] Toutes les berceuses reproduites dans cet article ont été réunies par Mme Sorayâ Kahrizi et seront bientôt publiés dans un ouvrage.
[3] Effati, Abdollah, Dast-neveshteh (Manuscrit), Islâmâbâd Qarb, 13 septembre 1990.
[4] Kamandi, Abbâs, Kordestân râ behtar beshenasim (Pour mieux connaître le Kurdistan), (manuscrit), Téhéran, 1996, p.48.
[5] Azizi, Aziz, Dast-neveshteh (Manuscrit), Mahâbâd, 21 septembre 1972.
[6] Vieux : ici, sage et honnête.
[7] Ziryan : vend froid qui annonce l’arrivée de l’hiver au Kurdistan.
[8] Pâyâniân, Salâh, Kanimorâdân, éd. Salâheddin Ayyoubi, Ourmia, 2002, p.17.
[9] Le Sheikh Nourâni, alias Sheikh Zanbil (1974-1999), originaire de Boukan, célèbre mystique du Kurdistan iranien.
[10] Parvari, Mohammad, Dast-neveshteh (Manuscrit), Oshnavieh, 25 janvier 1976.
[11] Tchopi ou Helperkeh : danse collective des Kurdes.
[12] Qazvine’i, Pandjali, Dast-neveshteh (Manuscrit), Kermânshâh, 6 juillet 1972.
[13] Pourali, Keykhosro, Dast-neveshteh (Manuscrit), Islâmâbad Qarb, 22 décembre 1972.
[14] Sage de Bagdad : surnom d’Abdel-Qâder Guilâni, grand mystique du VIIe siècle de l’Hégire.
[15] Tofiq, Hamdollah, Hunvareh va Cirouki kurdvari, éd. Jin, Soleymânieh (Irak), 2000, p.138.
[16] Bikas, Fâeq, Divân, éd. Mohammadi, Sâqez, 1997, p.310.
[17] Rouhâni, Bâbâ-Mardoukh, Târikh-e mashâhir-e kord (Histoire des grandes personnalités kurdes), vol. II, éd. Soroush, Téhéran, 2003, p.421.