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Aujourd’hui, la province du Sistân et Balouchistân est réputée pour être l’un des plus importants lieux de transit de drogue au monde. Elle compte également, malgré les efforts de l’Etat pour remédier à cet état de fait, parmi les plus pauvres provinces iraniennes. Ces deux facteurs, conjugués à l’éloignement de la province du siège du pouvoir central, jouent un rôle considérable dans la diminution continuelle du flot de visiteurs iraniens ou étrangers. Cela dit, cette région qui fait office de parent pauvre, est sans conteste le siège de l’une des plus mystérieuses et des plus anciennes civilisations de l’Iran et même du monde.
Région à l’histoire plurimillénaire, enfant ou ancêtre mal aimé de l’Iran, il fut un temps où le Sistân égalait en grandeur la Mésopotamie, puissante capitale du califat musulman. Avant cela, aux temps avestiques, elle avait été le territoire élu des Aryens venus d’Inde. Dans l’Avestâ, elle est citée en tant que onzième région du monde crée par Ahourâ Mazdâ. Elle est également le lieu de naissance de Rostam, héros mythologique iranien. Les historiens anciens associaient le Sistân au roi mythique Garshâsb, l’un des descendants de Kioumars. Le nom du Sistân provient de la tribu aryenne des Sakas, qui occupa le Sistân en l’an 128 av. J.-C. Aujourd’hui encore, beaucoup de lieux du Sistân sont associés aux héros mythologiques. Province importante de l’époque sassanide, elle fut prise par les Arabes en 643. Région sacrée des zoroastriens, elle est probablement, au vu des récentes découvertes archéologiques, le lieu d’où Zoroastre commença sa mission prophétique. Après l’islam, ce fut cette région qui vit la renaissance de l’Iran iranien et les premiers poèmes en persan moderne à la cour des Saffârides. Elle se distingue également pour avoir été la première région chiite, qui fit d’elle le repaire des premiers opposants au califat abbasside. Ce passé très riche fait du Sistân, dont une partie est aujourd’hui située en Afghanistan, un lieu de prédilection pour les archéologues qui y ont fait de si nombreuses découvertes que l’archéologue anglais Aurel Stein, au début du XXe siècle, l’avait déjà surnommé le « paradis des archéologues ».
Parmi les innombrables sites archéologiques découverts dans le Sistân, Shahr-e Soukhteh (ou la Ville Brûlée) est sans conteste la plus célèbre. La découverte des vestiges de cette ville, dont on ignore pourquoi elle brûla, a permis aux archéologues d’établir l’existence d’une civilisation très développée, datant de plus de cinq millénaires, ce qui en fait la plus ancienne civilisation de l’est du plateau iranien. Selon les recherches effectuées, quatre civilisations se seraient suivies dans cette région entre 3200 et 1800 av. J.-C. La dénomination de cette ville provient sans doute des deux grands incendies qui ont ravagé la ville entre 2700 et 2400 av. J.-C.
Située à 57 kilomètres de la ville de Zâbol, sur le bord de la route Zâbol-Zâhedân, Shahr-e Soukhteh fut pour la première fois citée en 1900 par le colonel britannique C.E. Yate dans son récit de voyage Khurasan and Sistan. C’est lui qui rapporte ce nom de Burnt City ou Ville Brûlée donné par les habitants à la colline du site, alors couvert de sable. Après lui, un archéologue anglais, Aurel Stein, visita le site mais l’épaisseur de sable qui couvrait le site le dissuada d’approfondir les fouilles. Ce fut finalement dans les années cinquante qu’un groupe d’archéologues italiens commença sérieusement les fouilles. Cette équipe, envoyée par l’Institut italien pour le Moyen et l’Extrême Orient, avait déjà longuement travaillé sur les sites de Pompéi et connaissait les procédés exacts d’excavation des sites couverts. La Ville Brûlée était couverte d’une épaisseur de vingt centimètres de sable, ce qui avait permis à cet endroit de rester intouché durant plus de quatre millénaires. Cela dit, les habitants de la région s’étaient transmis le nom de cette colline de génération en génération. D’après les recherches archéologiques, durant un millénaire après la disparition de cette civilisation, d’autres habitants vécurent près de ce lieu, et ce fut finalement en raison de la déviation du cours de la rivière Helmand (Hirmand) et de la désertification de la région qu’ils se déplacèrent ailleurs, permettant ainsi aux vestiges du site, lentement recouverts de sable, de bien résister à l’usure du temps. Cette équipe italienne travailla sur ce site pendant une décennie, de 1967 à 1978. Après la Révolution, des équipes iraniennes furent constituées sous la direction de Seyed Mansour Seyed Javâdi. Douze saisons de fouilles ont jusqu’à maintenant permis la mise à jour de nombreux objets et la découverte de nouveaux sites.
Cela dit, la richesse des vestiges à découvrir est telle que les vingt saisons de fouilles n’ont finalement conduit qu’à la découverte de nouveaux secrets, et seul un infime pourcentage des objets du site a été découvert.
Le site actuellement mis à jour occupe un terrain de cent cinquante et un hectares ; les vestiges font état de cinq centres d’habitation situés principalement au nord-est du périmètre, le centre du site étant occupé par le « secteur industriel », le cimetière et les monuments de commémoration, l’ensemble se présentant sous la forme de collines proches les unes des autres. La partie habitée de la Shahr-e Soukhteh couvre un périmètre de quatre vingt hectares. Bien que le climat de la région soit aujourd’hui désertique et chaud, elle était alors fertile et richement irriguée par la rivière Helmand. Des vestiges de canaux d’eau et des traces de cultures ont été découverts. De plus, lors de la première saison des fouilles, un système d’évacuation des eaux, ensemble de canaux souterrains suivant la ligne des rues, ainsi que des canalisations en terre cuite ont été mis à jour dans la ville même. Ce système tend à prouver l’existence d’un programme suivi d’aménagement urbain.
Entre les années 1997 et 2004, quatorze chantiers s’étendant sur plus de deux hectares sur le lieu du cimetière ont permis l’excavation de 310 des plus de trente mille tombes de l’endroit. L’étude de ces tombes montre que les habitants connaissaient bien le tissage et que des tissus différents étaient utilisés pour couvrir le corps du défunt, soit en tant que vêtements d’apparat, soit en tant que linceul, et pour recouvrir le sol de la tombe sur lequel on déposait le mort habillé. Les morts étaient enterrés assis et la découverte du corps d’un ennemi exécuté d’un coup à la tête et enterré la tête en bas tend à montrer que les habitants croyaient à la relation entre le corps du défunt et son esprit. Mais les objets les plus communs découverts dans les tombes sont les poteries, dont plusieurs milliers ont été mis à jour sur l’ensemble du site.
Shahr-e Soukhteh était une ville à l’artisanat bien développé, et lors de la sixième saison des fouilles de très beaux échantillons d’objets décoratifs et fonctionnels ont été mis à jour. On a également découvert les vestiges des ateliers de joaillerie et autres ateliers, qui fonctionnaient au charbon de bois.
Parmi les objets mis à jour, il y a des colliers et des bagues de lapis-lazuli et d’or découverts dans une tombe. Les artisans de la Ville Brûlée utilisaient une technique primaire d’amincissement des plaques d’or qu’ils réduisaient à une épaisseur de moins d’un millimètre, qu’ils enroulaient ensuite pour en faire des cylindres dont ils joignaient les deux bouts pour y déposer la pierre de lapis-lazuli au centre.
Des milliers de poterie et de récipients en pierre, ainsi que divers genres de tissus, d’objets de bois ouvragés, et des paniers d’osier ont également été découverts. Ces découvertes démontrent l’existence d’un artisanat développé, en particulier en matière de tissage, puisque douze tissus différents unis ou multicolores y ont été mis à jour. La pêche était aussi largement pratiquée, ainsi que le montrent les hameçons, filets et harpons découverts. Les nombreux paniers d’osier montrent que les habitants utilisaient les roseaux des marécages qui entouraient le lac Hâmoun pour la construction des toits des habitations.
L’ensemble des découvertes faites lors des fouilles montrent que la civilisation de la Ville Brûlée était très développée et qu’elle bénéficiait d’un système de planification urbaine et d’une cohésion sociale forte qui ont permis le développement des sciences, dont la médecine. Ainsi, des opérations chirurgicales poussées avaient alors couramment lieu, et certains des squelettes portent les traces de ces opérations. D’autre part, la découverte de l’unique tablette élamite ainsi que d’autres objets portant le sceau élamite montre que ces deux civilisations se connaissaient et entretenaient des relations commerciales. Il est à ce sujet probable que le commerce de Shahr-e Soukhteh était contrôlé par les Elamites. Les archéologues estiment également que cette ville envoyait des artisans en Egypte et entretenait des relations commerciales avec ce pays.
Selon les anthropologues de l’équipe archéologique de Shahr-e Soukhteh, la population moyenne de la ville était de six cents familles nombreuses. Jusqu’à la dernière saison des fouilles, les archéologues estimaient que la population de la ville était de cinq mille personnes mais selon les nouvelles découvertes, elle aurait dépassé les six mille. Selon ces mêmes estimations, trente mille personnes ont été enterrées dans le cimetière local. On a également découvert que le pourcentage des femmes était plus élevé que les hommes. De plus, ce pourcentage a subi d’importantes variations au fil du temps, variations visiblement dues aux migrations ou aux guerres et missions.
La durée de vie moyenne était de 35 à 45 ans, avec une durée de vie plus longue pour les femmes, même si des cadavres d’octogénaires ont aussi été découverts. Cela dit, on ignore encore les raisons de cette courte durée de vie.
L’alimentation des habitants dépendaient entièrement des conditions naturelles et sociales et il n’existait pas de différences entre l’alimentation masculine et féminine. De plus, les habitants souffraient d’une carence de protéines animales remplacées par des protéines végétales.
Lors de la saison de fouille de 2007, un œil artificiel vieux de 4800 ans a été découvert à Shahr-e Soukhteh. Cet œil appartenait à une femme de 25 à 30 ans, probablement métisse, dont le corps a été découvert dans l’une des tombes du cimetière de la ville. L’usage de cet œil artificiel avait créé une sorte de plaque au niveau de la paupière inférieure dont la trace est visible sur l’œil artificiel. On ignore encore de quoi est fait cet œil mais selon les premières estimations, il serait fait d’un mélange de goudron naturel et de graisse animale. Les capillaires ont été représentés avec de très fins fils d’or. La pupille est dessinée au milieu de l’œil et des traits parallèles formant une sorte de losange figurent l’iris. Deux trous situés sur les deux côtés de l’œil servent à attacher l’œil dans l’orbite.
Au cours des premières fouilles effectuées sur ce chantier, les Italiens étaient tombés sur une poterie très spéciale sur laquelle étaient dessinées quelques chèvres et quelques arbres. Cette poterie n’attira pas à l’époque l’attention des équipes italiennes qui, sans s’y intéresser de plus près, l’archivèrent avec les autres poteries découvertes sur le site. Lors d’études effectuées après la Révolution islamique, on se rendit compte que cette poterie représentait en cinq mouvements, selon le même schéma que les premiers dessins animés modernes, une chèvre qui bondit vers un arbre pour y arracher une feuille. Cette poterie est donc en réalité le plus ancien dessin animé du monde, aujourd’hui conservé au Musée national d’Iran.
Autre découverte intéressante, celle de l’intérêt que portaient les habitants de Shahr-e Soukhteh à l’aménagement du territoire. C’est en effet la première fois que l’on voit dans une ville de cet âge un tel souci de planification. Dans cette ville, chaque quartier était réservé à une certaine couche de la population et les quartiers d’artisanat et commerciaux étaient situés selon des plans rappelant les villes modernes.
Avant la découverte de cette ville, il était communément admis que les civilisations iraniennes datant de l’âge du bronze étaient concentrées à l’ouest et au sud-ouest du pays, mais la civilisation de Shahr-e Soukhteh a mis fin à cette théorie puisque cette ville a été fondée vers le milieu de l’âge du bronze et qu’elle s’est développé une première fois sans interruption pendant neuf siècles, puis sur trois autres périodes avant de disparaître définitivement.
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[1] Source : Archéologia, n° 440, janvier 2007.