N° 48, novembre 2009

L’art des bâtisseurs de ponts en Perse antique


Afsaneh Pourmazaheri, Farzâneh Pourmazâheri


Le pont de Gâvmishân construit à l’époque sassanide, Darrehshahr, province de l’Ilâm

Aujourd’hui, dans le domaine de la gestion urbaine, on appelle un pont, une structure qui dépasse les obstacles physiques et permet une meilleure gestion de l’espace. En toute logique, l’apparition des ponts remonte à l’époque où l’homme a réalisé qu’il pouvait se servir du bois et autres végétaux pour traverser les rivières et les vallées. Pour cette raison, les régions montagneuses ont sans doute constitué un environnement géographique favorable à l’émergence d’une telle idée.

Eu égard aux exigences géographiques de la Perse, le pont a toujours occupé une place de choix dans l’architecture et au cours de son histoire millénaire, les bâtisseurs de ponts ont fait preuve d’une grande habileté dans ce domaine. Le climat sec, les hautes températures et le bas niveau des rivières font de l’agriculture un métier difficile en Iran. Ainsi, les ponts à usages multiples ont fait leur apparition très tôt dans l’histoire persane. Ils servaient souvent en même temps de pont et de barrage. De cette manière, ils permettaient d’augmenter le niveau d’eau et facilitaient, voire rendaient possible, l’irrigation des champs et l’arrosage des cultures alentours. Au moment des inondations, les ponts faisaient barrage au flux des eaux. Ils permettaient de canaliser l’eau et d’en constituer des réserves supplémentaires. Au-delà de sa dimension utilitaire, le pont avait également une dimension artistique et esthétique non négligeable et ne manquait pas, à ce titre, d’enrichir et de valoriser les décors naturels.

Le pont de Pol-e dokhtar, Pol-e dokhtar, province du Lorestân

En Perse, le premier pont vouté fût l’œuvre de l’ancienne dynastie Urartu [1], au VIIIe siècle av. J.-C. Actuellement, on peut encore admirer les vestiges de l’un de ces fameux et antiques ponts en pierre sur la côte iranienne de la rivière Araxe. [2] Sous la dynastie achéménide, la construction de ponts se répandit considérablement. A cette époque, un grand nombre de ponts plurifonctionnels, ainsi que des ponts voutés furent bâtis dans les provinces de Fârs et du Khouzestân, ainsi qu’en Mésopotamie. Les archéologues anglais ont exhumé les vestiges d’un pont achéménide datant du Ve siècle av. J.-C près de Pasargades. Ce pont en bois a une épaisseur de 16 mètres et a été bâti sur trois rangs de pieds, chaque rang possédant 5 piliers en pierre. Aujourd’hui, des ponts de cette période, il ne reste que quelques pieds sur lesquels les Sassanides et les dynasties musulmanes ont édifié de nouveaux ponts.

A l’époque sassanide, les ponts furent plutôt concentrés dans les provinces de Fârs et du Khouzestân. Les régions persane et mésopotamienne bénéficiaient probablement de conditions géopolitiques favorables qui rendirent possible la réalisation de ce type de grands travaux. Parmi les principaux ponts édifiés durant cette période, il faut signaler le Pont de Shoushtar mesurant plus de 500 mètres de long et possédant 41 pieds. Il fut bâti dans le style romain. Deux tunnels furent creusés des deux côtés de ce pont afin de régler le débit de l’eau.

Le pont de Ghal’e Hâtam, Boroudjerd, province du Lorestân

Les quelques ponts connus sous le nom de « Ponts de Filles » constituent un ensemble de constructions présent dans différentes régions du pays, toujours sous le même nom. Parmi ces derniers, certains ont traversé le temps sans subir de graves dommages, notamment ceux des provinces du Sarvestân, du Lorestân et de Miâneh. Ils semblent avoir été baptisés de la sorte en l’honneur de la déesse Anâhitâ, déesse de l’eau de la Perse antique. Aboudolaf Sayyâh [3], qui passait un beau jour par la province de Shoushtar au Xe siècle, a décrit le Pont de Khourâz en ces termes : « J’ai remarqué à Shoushtar plusieurs ponts et une barrière qui s’appelle Caravane. Cette région est riche en minerais et en pierres. La construction d’un grand nombre de bâtiments et de ponts dans cette ville est due aux efforts d’un homme de goût, Ghardjashnâs, fils de Shâh Mard, un personnage puissant et important de la cité. Il y a également un autre pont bâti par la sœur de celui-ci, Khourâz, mère d’Ardeshir Bâbakan [4], qui reste toujours une des merveilles de cette ville. Attirés par l’architecture et les travaux de construction, ces grands hommes se sont consacrés à la construction de ponts et d’édifices imposants à Shoushtar. » Le pont de Zal situé dans la province de Khorramâbâd, le pont de la rivière Dezfoul bâti dans un style romain par Shâpour Ier [5], le pont de Zar en forme de voûte ovale, le pont de Kalhor dans la province de Fârs, le « Pont de la Province » à Ispahan, édifié sur la rivière Zâyandehroud, le pont de Lakar dans le sud-ouest de l’Iran cité par Ibn Hawqal [6] et le pont de la rivière Khoubâhân évoqué plusieurs fois par Moqaddassi [7] font partie des édifices importants bâtis en Perse sous les Sassanides.

Le pont de Khâdjou, Ispahan

Si de nombreux ponts voûtés furent bâtis en Perse et à Rome avant l’avènement de l’islam, ils connurent une nouvelle expansion sous les dynasties islamiques. Parmi les ponts de cette période, citons le pont en pierre d’Ayeneh (miroir) dont Yâghout Homavi [8] a, à plusieurs reprises, évoqué la splendeur. Son arc voûté s’élevait à une hauteur de 150 mètres au dessus de la surface de l’eau. Sous le Calife Moavieh, à Balkh, le chef des musulmans, Atâ ibn Sâeb ordonna la construction de trois ponts dans cette ville, tous baptisés de son prénom « Atâ ». Un autre pont remarquable datant de la période islamique fut celui de Ghâflân-Kouh, édifié sur la rivière Ghezel Owzan et qui, selon les manuscrits de l’époque timuride, aurait été construit en 889.

Le pont de Kavâr construit à l’époque sassanide, province de Fârs

Sous les Safavides, grâce à la nouvelle politique de Shâh Abbâs Ier fondée sur le développement du commerce et des relations politiques et économiques à l’intérieur et à l’extérieur du pays, le nombre de caravansérails, de chemins et de ponts augmenta de manière significative. Le pont le plus long de l’Iran, mesurant plus de 800 mètres, date précisément de cette époque. Il fut élevé à 50 kilomètres à l’ouest de Bandar Abbâs, sur la route commerciale Ispahan-Bandar Abbâs. Certains ponts de cette époque confirment l’importance accordée aux ponts sous les Safavides, ainsi que leur finesse et beauté architecturale. Les ponts Si-o-Seh Pol, le pont de Khâdjou [9] et le pont Tchoubi [10] à Ispahan en sont de beaux exemples. Le pont de Madonân ou Sarfarâz bâti sous Shâh Ismâël safavide, le pont de Khân bâti sur le chemin Ispahan-Shiraz et le pont Rouge de Mahâbâd bâti en Azerbaïdjan en 1722 à partir des restes d’un pont achéménide comptent également parmi les plus importants ponts safavides des XVIe et XVIIe siècles.

Le pont de Veresk, province de Mâzandarân

La construction de ponts et de caravansérails reprit sous les Qâdjârs et sous les Pahlavis, mais aucune de ces dynasties n’arriva à se distinguer dans ce domaine. De nombreux ponts datant de cette époque se suivent tout au long du trajet couvert par le chemin de fer iranien, dont le pont Veresk [11] sur le chemin de fer rejoignant Téhéran à Gorgân dans le nord du pays. Aujourd’hui, conformément aux règlementations de l’architecture moderne, les ponts sont normalement en fer ou en béton armé, et sont parfois décorés avec des pierres naturelles. Cependant, outre leur rôle de liaison, les ponts des différentes époques historiques sont l’un des symboles du pouvoir des dynasties passées, et font partie intégrante du patrimoine national.

Notes

[1Royaume fondé vers le Xe siècle av. J.-C. près du lac de Van dans l’actuelle Turquie orientale. Il comprenait également l’Arménie, l’Iran, la Syrie et de l’Irak.

[2Rivière prenant sa source à Erzurum en Turquie en passant par l’Arménie, l’Iran et l’Azerbaïdjan. D’après le traité de Golestân en 1813, elle fût choisie comme frontière entre l’Iran et la Russie.

[3Aboudolaf Sayyâh (ابودلف سیّاح) : voyageur arabe qui visita la Perse sous les Samanides. Il nous a laissé dans son récit de voyage de précieuses informations sur les villes, les mines et les monuments de la Perse qu’il visita sur son chemin.

[4Fondateur de la dynastie sassanide et roi de Perse entre 226 et 241.

[5Deuxième roi sassanide. Il a régné après la mort de son père de 241 à 271.

[6Aboul-Qâssem Mohammed ibn Hawqal (ابوالقاسم محمد بن حوقل) : géographe, écrivain et chroniqueur du Xe siècle. Dans son voyage il visita l’Afrique, l’Egypte, l’Espagne, l’Azerbaïdjan, l’Arménie, l’Irak, la Perse et la Transoxiane.

[7Mohammed ibn Ahmed Shams ad-Din Al-Muqaddassi (محمد بن احمد شمس الدین المقدسی) : géographe du Xe siècle né à Jérusalem. Il voyagea de l’Inde jusqu’en Espagne et écrit dans son récit de voyage le compte-rendu de ses observations et ses expériences.

[8Yâghout Hamavi (شهاب الدین ابی عبدالله الحموی الرومی البغدادی) : historien et géographe de XIIIe siècle né en Grèce et amené comme esclave dès son enfance à Bagdad.

Il voyagea plusieurs fois en Perse notamment à Kish. Il fût connu sous le nom de Sheikh-ol-Imâm (الشیخ الامام)

[9Ce pont fût bâti sous l’ordre de Shâh Abbâs II, roi safavide, en 1060, sur la rivière Zâyandehroud à Ispahan.

[10Ce pont fût fondé par Shâh Abbâs II, roi safavide, en 1065 entre les ponts Allah Verdi Khân et Khâdjou pour relier les jardins impériaux des deux côtés de la rivière Zâyandehroud.

[11Ce pont fût construit à l’époque de Rezâ Shâh Pahlavi dans la province de Savâd-Kouh durant la Deuxième Guerre mondiale sous la surveillance de l’architecte allemand Daniel Veresk.


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