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C’est au fil des années qu’Avicenne rédigea son œuvre la plus célèbre et sans doute la plus importante, le monumental Canon de la médecine (Kitâb al-Qânoun fi al-Tibb) : débuté alors que le jeune savant vivait à Gorgân, il fut achevé lors de son séjour à Hamedân. Colossale encyclopédie, le Canon réunit l’ensemble du savoir médical et pharmaceutique de son temps et des époques antérieures (notamment les acquis d’Hippocrate, de Galien, d’Aristote et de Rhazès) complété par les observations et les commentaires d’Avicenne lui-même.
Cette immense encyclopédie est composée de cinq livres (chaque livre se divisant en plusieurs fanns) et comporte un million de mots. On y trouve la description de toutes les maladies connues à l’époque accompagnée de leur pronostic et de leur traitement. Le premier livre présente les principes généraux et les théories de la médecine ainsi que l’anatomie du corps humain. Le deuxième livre, qui traite des médicaments, inclut la classification par ordre alphabétique et l’étude d’environ 800 drogues simples, pour la plupart des plantes. Le troisième livre étudie les pathologies qui affectent les différentes parties du corps (en commençant par la tête) et leurs traitements. Le quatrième livre d’Al-Qânoun concerne les maladies et les maux généraux (qui affectent le corps tout entier), comme les fièvres, les fractures, l’empoisonnement, les morsures, etc. Le cinquième et dernier livre enfin, est consacré aux méthodes de préparation des drogues composées telles que les pommades, les sirops, les cataplasmes, etc. On y trouve une énumération de 760 médicaments composés.
Le Canon fut traduit en latin par Gérard de Crémone, érudit, écrivain et traducteur italien, entre 1150 et 1187, sous le titre de Canon medicinae. L’ouvrage connut un énorme succès en Occident .Il restera l’encyclopédie médicale la plus exhaustive et la mieux élaborée pendant des siècles. Réédité nombre de fois en latin et traduit dans plusieurs langues, il sera utilisé comme le livre de base de l’enseignement de la médecine jusqu’au XVIIe siècle.
Ouvrage de référence de la médecine du Xe siècle à la Renaissance (date à laquelle Léonard de Vinci remet en cause l’anatomie avicennienne), le Canon doit son succès durable à la précision de sa méthode, à l’ordre et la rigueur de sa présentation, à l’étendue du savoir qu’il véhicule. En fait, l’apport d’Avicenne en médecine fut immense. Ses découvertes en cette matière se comptent par milliers. On lui doit notamment : la perception de l’aspect contagieux de la tuberculose, la description minutieuse des maladies de la peau, la symptomatologie du diabète dont il fut l’un des premiers à faire le lien avec l’obésité, la description des symptômes de l’ulcère de l’estomac, de la méningite, des différentes variétés d’ictère, de l’apoplexie causée par l’hypertension sanguine, des deux formes de la paralysie faciale, ainsi que de nombreuses observations nouvelles sur l’anatomie, la gynécologie(avec entre autres les méthodes contraceptives)et la pédiatrie.
Avicenne fut également le premier à décrire avec justesse l’anatomie de l’œil humain et les symptômes de la cataracte, à exposer le système des ventricules et des valvules du cœur, à diagnostiquer avec exactitude la petite vérole et la rougeole. Ce génie a pu aussi déceler le rôle des rats dans la propagation de la peste et mettre en lumière un aller-retour du sang, entre le cœur et les poumons. Grâce à lui, ses contemporains ont appris que certaines infections sont transmises par voie placentaire et qu’il existe dans l’eau et dans l’atmosphère des micro-organismes responsables de la propagation de certaines maladies infectieuses.
Auteur de nouveaux procédés diagnostiques et thérapeutiques, Avicenne souligna le rôle du pouls dans le diagnostic et alla jusqu’à en dénombrer soixante variantes simples et trente complexes. Il fut encore l’inventeur de la méthode de percussion qui consiste à frapper une région du corps avec les doigts afin de connaître l’état des parties concernées d’après le bruit produit. Mais il eut surtout le mérite d’établir des relations entre le psychologique et la santé du corps. Estimant que les facteurs psychiques (émotionnels et affectifs) et cérébraux agissent profondément sur les organes du corps et leurs fonctions, il en déduisit que certaines maladies nécessitent, pour être définitivement soignées, la découverte du problème psychique qui les provoque. Plusieurs anecdotes montrent, en effet, que ce père de la médecine moderne brillait dans le domaine de la psychothérapie. L’anecdote suivante raconte comment il guérit un malade de ses hallucinations :
« Un prince de la maison de Buwayh fut atteint de mélancolie et s’imagina qu’il était une vache. Chaque jour, dit l’auteur, il voulait mugir comme cet animal, causant du tourment à son entourage, et criant : « Tuez-moi pour faire un bon ragoût avec ma viande ! » Son état empira au point qu’il ne voulait plus rien manger, et les médecins étaient incapables d’obtenir quelque amélioration. Enfin, on persuada Avicenne, qui était alors premier ministre d’Ala ad-Dawla ibn Kakuya, de prendre le cas en main, ce qu’il accepta, malgré que les affaires publiques et les siennes propres, politiques, scientifiques et littéraires, fussent pressantes au point de le submerger. Tout d’abord, il envoya au dément un message l’invitant à se réjouir, parce que le boucher allait venir l’abattre ; le malade, nous dit-on, s’en montra satisfait. Quelque temps après, Avicenne se présenta dans la chambre qu’il occupait, tenant un couteau à la main et dit : « Où est la vache, que je la tue ? » L’autre beuglait comme une vache pour indiquer où il était. Avicenne ordonna de l’étendre sur le sol, pieds et poings liés, puis il le palpa sur toute la surface du corps : « Il est trop maigre, dit-il, et n’est pas bon à tuer, il va falloir l’engraisser ». Alors on offrit au malade une alimentation appropriée, qu’il accepta cette fois avec empressement. Progressivement, ses forces revinrent, il se débarrassa de son illusion et guérit parfaitement. » [1]
A propos de l’importance des facteurs psychiques, Avicenne écrit : « Nous devons considérer que l’un des meilleurs traitements, l’un des plus efficaces, consiste à accroître les forces mentales et psychiques du patient, à l’encourager à la lutte, à créer autour de lui une ambiance agréable, à le mettre en contact avec des personnes qui lui plaisent. » [2]
Psychosomatique donc, comme d’ailleurs toute la médecine formulée par les savants musulmans de l’époque, la médecine d’Avicenne est aussi et surtout une médecine préventive : elle s’intéresse tout d’abord aux moyens de conserver la santé des hommes. Sa thérapeutique se résume dans la phrase d’introduction d’Orjouza fi al-Tibb [3] : « La médecine est l’art de conserver la santé et éventuellement, de guérir la maladie survenue dans le corps. » De là, l’attention portée par Avicenne à l’hygiène (au sens large du mot) : propreté mais aussi équilibre de l’alimentation, pratique régulière d’exercices physiques, prévention des conduites à risque et enfin établissement et maintien de bonnes relations avec les autres.
Les enseignements du Canon ne seront contestés qu’à la Renaissance : Léonard de Vinci qui pratiquait la dissection du corps humain fut le premier à rejeter l’anatomie d’Avicenne. Plus tard, en 1527, Paracelse, médecin et alchimiste suisse, brûla publiquement le Canon à Bâle. Mais c’est surtout à partir de 1628 – lorsque le Britannique William Harvey découvrit le mécanisme de la circulation sanguine - que le Canon sera considéré comme dépassé voire désuet.
Philosophe, scientifique, médecin, penseur et mystique, celui que ses disciples appelaient Sheikh al-Raïs (Prince des savants) ou encore le troisième Maître (après Aristote et Fârâbi), fut un des plus grands savants et chercheurs de l’histoire. Ses écrits furent traduits, commentés, enseignés et approfondis par de nombreux spécialistes à travers le monde. Son influence fut telle que tous les savants et tous les penseurs du monde musulman, même ses adversaires se trouvèrent, d’une façon ou d’une autre, marqués par lui. Iranien de souche, il fait aujourd’hui partie du patrimoine de l’humanité.
Poème de la médecine d’AvicenneRégime alimentaire d’été 821. En été, réduis la quantité d’aliments, recherche les nourritures légères, Du sommeil : |
[1] B. Ben Yahia, « Avicenne médecin. Sa vie, son Œuvre », Revue d’histoire des sciences et de leurs applications, Année 1952, vol. 5, n° 5-4, pp. 355-356.
[2] Cité par Shahin Khaloughi,« La médecine orientale à travers Avicenne », page consultée le 17/10/09.
[3] Le poème de la médecine, Orjouza fi al-Tibb ou Cantica Avicennae est un résumé du Canon de la médecine. Rédigé dans le style de la poésie didactique, il comporte 1326 vers. Il s’agit de courts paragraphes où Avicenne synthétise son savoir et les sciences médicales de son temps. Traduit en latin par Gérard de Crémone (tout comme le Canon), le poème connut un grand succès tant en Orient qu’en Occident.