N° 50, janvier 2010

Le tumâr ou rouleau de parchemin


Shadi Oliaei


Rédaction des tumâr

Depuis plusieurs siècles, mais surtout à partir de l’époque safavide, le récit des contes en Iran était une profession d’initiés. Parmi les naqqâl (conteurs), les plus instruits acquéraient une réelle réputation de maître et ils étaient régulièrement sollicités à la cour des sultans. Ils reprenaient ou créaient des histoires sur les récits historiques et composaient des rouleaux de parchemin pour les diffuser ensuite à leurs élèves. L’écriture du rouleau de parchemin leur était nécessaire pour rassembler plus de connaissances et acquérir une maîtrise de leurs sujets.

Ces manuscrits, rédigés par chaque naqqâl, constituaient des condensés des contes tels que le Shâhnâmeh (Livre des rois) et composés dans un mélange de prose et de poésie facilement compréhensible par des personnes peu éduquées. Ils servaient avant tout d’aide-mémoire au naqqâl qui pouvait le consulter pour des détails du conte, son contenu général ayant été appris par cœur à force de répétition. Chaque exemplaire est différent puisqu’il résulte d’une interprétation personnelle, donc subjective de ces contes, et porte des indications sur la manière dont son auteur a voulu que soit interprété le conte. Il peut donc exister, pour un même conte, de nombreuses versions très différentes mais ayant en commun une structure et un ensemble de personnages.

Rédaction de tumâr par naqqâl Zariri

Les naqqâl s’employaient d’abord à mettre en prose la poésie. Pour ce faire, ils avaient besoin de connaissances en rhétorique, de notions de philosophie et d’une compréhension globale des évènements. Le naqqâl devait donc étudier longuement le livre pour enrichir ou confirmer ses acquis comme par exemple vérifier les relations qui unissaient les différents héros dans les histoires. Ces nombreuses vérifications avaient pour conséquence d’inciter les naqqâl à apprendre par cœur la plus grande partie du livre.

"Comme il n’est pas possible que l’élève récite le Shâhnâmeh in extenso devant son maître, il fait un choix et se consacre aux histoires essentielles et bien représentatives du genre. Ils les orne de développements et de fioritures traditionnels et répète les séances en pensant à son futur auditoire. Dans le tumâr, « le manuscrit de l’art du conte », on dit qu’un des ouvrages de base que le maître met à la disposition de ses élèves est le rouleau de parchemin manuscrit, tumâr, sur lequel il doit s’exercer." [1]

Les naqqâl s’occupaient eux-mêmes de la création des histoires et souvent ils prenaient des libertés avec les héros et le développement de l’histoire. Ils créaient selon leurs désirs, leurs connaissances, leur culture, leur imagination et en accord avec les réalités historiques.

"Chaque conteur, selon son talent et sa créativité, ornait l’histoire d’une façon spéciale en y apportant de légères modifications. De notre temps aussi, chaque naqqâl a un « truc » et une méthode spéciale pour orner les histoires afin que les auditeurs puissent comprendre ces problèmes quand ils s’asseyent pour écouter alternativement tous ces naqqâl. Ils racontent les aventures de Rostam et Sohrâb d’après un rouleau de parchemin. Chacun a le sien selon son goût et sa puissance de parole, avec des détails qui font que la même histoire n’est jamais racontée de la même manière." [2]

Une tâche importante lors de la rédaction du parchemin consistait à ajouter des arrangements et des pages supplémentaires pour exciter l’intérêt du public. Pour cette raison, ils analysaient en détails les causes des guerres, la description des scènes d’amour, les comportements, les paroles, la morale et la mentalité des héros.

Cependant les naqqâl qui écrivaient leurs rouleaux suivant le Shâhnâmeh, devaient se soumettre à des contraintes en ce qui concerne les personnages car dans ce livre, le sort des héros est précisément décrit, si bien qu’aucun changement n’est possible. Cela rendait leur travail plus difficile et l’expérience comptait. La religion tient également une place importante dans l’adaptation par le naqqâl de certains détails de l’histoire qui n’est jamais modifiée de façon radicale dans sa structure, le conteur devant modérer certains comportements des héros, tels que la consommation d’alcool.

Toutefois les rouleaux de parchemin ne traitaient pas seulement des légendes épiques du Shâhnâmeh ou d’autres livres mais ils s’occupaient de la vie de héros plus récents.

Première page de l’histoire de Rostam et Sohrâb dans le tumâr de Zariri

Il existe un rouleau qui parle de la vie d’un héros iranien contemporain. C’était un lutteur célèbre nommé Puriâ-ye vali. Il est certain que la vie du héros a été nettement embellie pour sa plus grande gloire sur le parchemin : "Cette douce histoire [Puriâ-ye vali] est écrite sur un rouleau de parchemin de 17 cm. de large et de 3,5 m. de long. D’après le contexte, il est clair que l’auteur est un conteur des siècles passés et presque sûrement de l’époque safavide." [3]

Contenu des tumâr

Au delà de leurs fonctions de manuels, les tumâr contenaient des informations sur l’époque dont ils témoignaient. On peut y trouver des indications sur les modes de vie, les courants de pensée répandus à leur époque, le langage, les mœurs ou les conditions de vie de l’époque.

Un naqqâl fait en effet le récit d’une histoire retranscrite par écrit par un auteur, à une époque ultérieure. Il fait en conséquence parler, par sa voix, la subjectivité d’un auteur, et la mêle à sa propre expérience. De plus, les tumâr ont également un intérêt supplémentaire par rapport aux récits à partir desquels ils ont été rédigés puisqu’ils précisent les noms de certains personnages des contes, permettant une personnalisation plus forte des protagonistes. A partir de ces personnalisations, le conteur peut agrémenter son récit et développer des situations qui présenteront un aspect plus spectaculaire.

Ainsi, les naqqâl s’appuyant sur leurs tumâr, peuvent digresser là où le récit original ne laisse qu’une place mineure à ce type de fait. Il s’agit là encore d’un moyen de rendre l’histoire plus personnelle et d’ajouter à la dramatisation des récits auxquelles concourent l’exagération et la personnalité du conteur. Celui-ci s’emploie également, toujours à l’instar de son tumâr, à décrire précisément les évènements principaux des récits, au contraire des livres originaux qui ne le font que de façon succincte. Il peut également employer des expressions particulières destinées à rendre les dialogues plus réalistes, comme les insultes populaires qui facilitent l’identification des spectateurs aux héros dont ils viennent écouter les aventures.

Une autre qualité des tumâr est celle de donner des indications visuelles et scéniques proches des didascalies du théâtre (comme par exemple dans le tumâr de Torabi, monter sur le tabouret et mettre la main devant le front pour indiquer que le personnage est allé sur un sommet pour scruter l’horizon, ou encore dans le tumâr de Zariri, changer de position sur la scène pour passer d’un personnage à l’autre). Ces détails sont repris par le naqqâl et permettent au public de faire fonctionner son imagination, palliant ainsi à la sobriété du dispositif scénique à l’œuvre dans la représentation de naqqâli. Le conteur peut préciser les gestes ou expressions significatifs d’un personnage afin de mieux montrer leur importance au regard du déroulement de l’histoire. De même, il doit être capable, appuyé par le tumâr, de modifier sa façon de conter lors de changements de scène et de passer d’un registre à l’autre de manière fluide. Les tumâr contiennent en effet une diversité d’actions qui viennent se juxtaposer successivement à l’action principale, bien qu’elles n’aient parfois aucun rapport avec le fil directeur de l’histoire. Il s’agissait souvent de récits inspirés de légendes et d’histoires chevaleresques plus récentes qui perpétuaient ainsi une tradition populaire de plusieurs siècles.

Dernière page de l’histoire de Rostam et Sohrâb dans le tumâr de Zariri

La grande accessibilité du spectacle de naqqâli vient en partie de l’expressivité du langage employé dans les tumâr, cette simplicité permettant par exemple de décrire une scène d’action de manière concise et animée. La forme qu’a pu prendre la représentation de naqqâli a donc été fortement déterminée par le contenu de ces véritables « manuels » de spectacle que constituaient les tumâr. Ce sont des recueils d’histoires composées à partir de diverses traditions et ont surtout une valeur pratique, celle de guide ou aide-mémoire tout au long de la représentation. Ils aidaient l’apprenti-naqqâl dans sa pratique débutante avant que celui-ci ne puisse saisir la baguette du conteur confirmé ou encore un javelot, symbole de l’excellence du naqqâl.

Usage et diffusion des tumâr

Un tumâr peut être repéré par les marques de la présence d’un naqqâl, contenues dans le récit. C’est ainsi que l’on a pu retrouver des versions très différentes d’un livre disparu, Abu Moslem-nâmeh. Les différents livres portaient en effet les marques des différents styles narratifs en cours dans les régions où cette histoire était racontée, ainsi que des précisions propres à chaque conteur et apportant de légères modifications au récit ou précisant les moyens de l’étoffer par des développements appropriés plus ou moins liés à l’histoire elle-même. Il peut s’agir, comme dans le Samak Ayâr, d’une manière de demander de l’argent au public en échange de la poursuite du récit, ou encore d’indices référant au conteur et qui indiquent clairement de quel livre le récit fait la transcription.

Les tumâr étaient de qualités différentes et certains scripteurs se distinguaient par leur expérience et leur connaissance des livres qu’ils transcrivaient. Ils pouvaient être des autodidactes ou des personnes reconnues dans le cercle des orateurs tels que Hâj Hossein Meshkin. Ce naqqâl était réputé au début du XXe siècle pour son talent poétique et de nombreux conteurs utilisaient son tumâr, de même que celui de Qolâm-Hossein Qulbace à la même époque. Certains conteurs se servent de plusieurs tumâr auxquels ils recourent en fonction des passages qu’ils savent être pertinents pour certaines histoires.

En conséquence, après tous ces efforts, le naqqâl a réalisé non seulement une nouvelle compilation mais il arrive aussi à démontrer un pouvoir de créativité et une maîtrise des techniques professionnelles. Actuellement, nous disposons encore de tumâr dans lesquels les écrivains ont transformé certains écrits du Shâhnâmeh de Ferdowsi en prose en se basant sur des versions orales et en y ajoutant des détails au gré leur imagination. Les cafés traditionnels dans lesquels s’exerce le naqqâli gardent certains exemplaires de ce qui reste de cet art et les naqqâl peuvent y bénéficier des créations de leurs prédécesseurs. C’est pourquoi on conserve précieusement les parchemins et on ne les montre qu’aux gens du métier, et encore pas à tous, mais surtout aux élèves qui remplaceront un jour leur maître et pour lesquels le parchemin est accessible : "Le parchemin est un manuscrit qu’on ne présente qu’aux gens du métier. Dans ce parchemin, on consigne les histoires que le conteur doit raconter ainsi que les poésies et les expressions particulières qui doivent l’accompagner. Le commentateur apprend par cœur toutes les expressions dans la plupart des cas et sous la direction de son maître, il les répète jusqu’à ce qu’il puisse les réciter par cœur sans aucune faute. En plus, il apprend aussi tout ce qui n’existe pas dans le Shâhnâmeh ou les autres histoires. Malgré tout, quand le commentateur entreprend une nouvelle histoire, il étudie la nuit le rouleau de parchemin pour ne pas oublier, non seulement l’histoire, mais aussi les appendices pour bien se rappeler les héros principaux et secondaires et pour ne pas se tromper dans ses paroles." [4]

Tumâr du naqqâl Âmirzâ Hossein Esfahâni écrit en 1887

En règle générale, les naqqâl ne confient pas ces tumâr à ceux qui ne sont pas de leur propre corporation. Par ailleurs, il y assez peu de gens, en dehors de ce milieu, qui demandent à les voir ou à les acheter. Les professionnels en font parfois commerce entre eux. Quelques manuscrits de naqqâl célèbres, particulièrement experts dans leur art, ont beaucoup de valeur auprès des connaisseurs et pour cela ils jouissent d’un crédit tout particulier. Certains de ces manuscrits très anciens ont été transmis par des naqqâl à leurs élèves ou vendus lorsqu’il n’existe aucun successeur susceptible de reprendre la suite. On y trouve des récits comme ceux du Shâhnâmeh auxquels des modifications parfois importantes ont été apportées. Ainsi Mahjub a racheté le tumâr du naqqâl Qolâm-Hossein Qulbace, basé sur l’Eskandar-nâmeh, et dans lequel on trouve des récits absents de l’histoire écrite et sans doute intégrés tardivement au conte originel.

D’autres sont parfois mal écrits et remplis de fautes ; ils sont l’œuvre de naqqâl qui les ont rédigés selon leur médiocre savoir. Tous les naqqâl ne sont pas doués de talents artistiques ou d’imagination. Dans ce cas, ils peuvent être amenés à les acheter à des écrivains, des gens instruits ou recopier les manuscrits de prédécesseurs plus talentueux : "Autrefois, certains achetaient des manuscrits à des employés de bureau qui les avaient composés dans leurs moments de loisirs. D’autres, plus imaginatifs, qui aimaient la lecture et l’étude, puisaient à des sources diverses des détails propres à leurs histoires ; l’un de ces naqqâl a vécu jusqu’à nos jours ; il s’appelait Hâj Hossein Bâba mais était plus connu sous le pseudonyme de Meshkin. Cet homme, derviche de la secte des Ajam dans laquelle il occupait un rang élevé, n’était pas cultivé mais

grâce à son éloquence et son sens poétique, il était devenu avocat de l’ancien barreau. Il était habile dans cet art de naqqâl, de déclamer les textes des mystères religieux, d’écrire des vers et des tumâr." [5]

Le rouleau pouvait être utilisé comme référence pour garantir une bonne réputation au naqqâl : "Les naqqâl célèbres possédaient un rouleau de parchemin et une lettre d’introduction. Ce rouleau jouait le rôle d’un mémoire ou d’une thèse qu’un étudiant rédige en fin d’étude." [6]

En résumé, le naqqâli est un art de la variation et du renouvellement, et les spectateurs apprécient cette variété d’un conteur à l’autre, mais également l’adaptation d’un naqqâl au contexte social et historique et sa capacité à faire appel à son esprit créatif pour réinventer sans cesse son récit. A travers les commentaires dans les différents tumâr nous pouvons constater que les naqqâl possèdent des connaissances de natures diverses et sont capables d’improviser avec des digressions historiques, philosophiques, des histoires drôles ou des anecdotes citées de mémoire qui viendront ensuite enrichir leur récit.

Notes

[1Mahjub, Mohamad Djafar, « Tahavol-e naqqâli va qesse-khâni, tarbiat-e qesse-khân, va tumârhâ-ye naqqâlân » [Evolution de naqqâli et récit de l’histoire, lecture de rouleaux de parchemin et initiation des conteurs], in Nashrie Anjoman-e Farhang-e Irân-e Bâstân, n° 1, Téhéran, 1970, vol. 8, p. 60.

[2Anjavi, Abol-Qâsem, Qesse-hâye Irani [Contes Persans], Téhéran, éd. Amir Kabir, 1974, vol. 1, p. 16.

[3Partow Beizâ’i, Hossein, Târikh-e varzesh dar Iran-e bâstân [Histoire du sport dans l’Iran ancien], Téhéran, éd. Amir Kabir, 1959, p. 150.

[4Mahjub, Mohamad Djafar, loc. cit., p. 40.

[5Mahjub, Mohamad Ja’far, « Sokhanvari » [Eloquence], in Sokhan, n° 9, 1958, p. 635.

[6Sâdât آskuri, Kâzem, « Naqqâli va Shâhnâmeh khâni » [Naqqâli et la récitation du Shâhnâmeh], in Honar va Mardom, nos 153 et 154, 1976, p. 147.


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