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- Roger Caillois
Après des études de lettres, Roger Caillois se tourna vers la sociologie, les mythes et les croyances. Il ne cessa cependant de s’intéresser aux Lettres : il fit partie du groupe surréaliste de 1932 à 1935 et rédigea plusieurs essais sur les genres littéraires. Ses voyages enrichirent sa vision de l’homme et surtout, un long séjour en Amérique latine (Argentine), prolongé à cause de la guerre, fit naître en lui l’envie de faire connaître en France les écrivains de ce continent. Il se passionna pour tous les mystères, ceux de la nature comme ceux de l’esprit humain. L’essayiste se fit conteur, voire poète. Rentré en France en 1945, il fut élu à l’Académie française en 1971. Toute son œuvre tend vers une compréhension, un déchiffrement de l’univers. Pour cela, il fit appel tour à tour à la sociologie, à l’ethnologie, aux sciences naturelles, à la poésie et à la fiction.
Rien n’est plus difficile que d’écrire sur la littérature, puisque l’angoisse de glisser sur les clichés s’ajoute à celle de la page blanche. Elle est indéniablement le seul domaine d’étude où l’on peut recueillir le plaisir de moments de compensations et de récompenses. Mais ne vaux-il pas mieux que les étincelles de réflexion subliment ces instants de pure satisfaction du goût ? Selon Barthes, la littérature prend en charge beaucoup de savoirs ; elle fait tourner les savoirs tout en leur donnant une place indirecte. [1] Sur ce point, il faut être plus clair : la littérature doit préserver sa raison d’être et ne pas devenir un pur instrument de transmission de savoir (le savoir peut s’entendre à la fois au sens d’un savoir empirique et d’un savoir philosophique). Autrement dit, le savoir ne doit pas exercer sur elle de la souveraineté. Ainsi, la littérature pourra préserver, face au savoir, son autonomie.
C’est ce qui s’est incontestablement réalisé dans l’œuvre de Roger Caillois, Ponce Pilate, dont est présentée ci-dessous une modeste étude. Ce personnage historique a aussi inspiré L’Evangile selon Pilate d’Eric-Emmanuel Schmitt et Le Procurateur de Judée d’Anatole France. L’œuvre de Roger Caillois est caractérisée par la volonté de rapprocher la littérature et le savoir afin de montrer qu’il existe une parenté secrète entre eux. Ils communiquent entre eux, se croisent et se recoupent. La narration étant le point commun entre la littérature et l’Histoire, la fusion y parait très forte. Si « la littérature permet à l’être humain de conserver sa conscience d’homme » [2] (Xingjian, 2000), l’Histoire résume son passé. Il faut cesser de considérer la littérature comme définitivement coupée du savoir, donc comme étant complètement indifférente et extérieure à la question de la vérité. Il faut surtout prendre garde à ne pas substituer au critère du beau celui du vrai, ce qui ne pourrait se faire qu’au prix d’une réduction de la part esthétique du récit. En bref, il faut au lecteur un minimum de connaissance historique pour qu’il puisse entrer dans ce jeu intellectuel, et pour que le récit puisse à la fois l’instruire et le charmer.
Le sujet de ce livre est très délicat. Une histoire évènementielle, facilement reconnaissable du lecteur moyen, permet à l’auteur des développements intéressants qui s’étalent sur 150 pages grâce à une composition romanesque. Ce n’est pas un événement quelconque, mais un évènement singulier, un moment essentiel de l’Histoire du Christianisme. Pour être plus précis, Roger Caillois narre la genèse du Christianisme en adoptant le point de vue de Pilate qui décide de gracier Jésus. Cette modification du cours de l’histoire basée sur une décision différente d’un personnage historique transforme l’histoire du monde. D’où la gravité du sujet. Le choix de focalisation interne permet à Roger Caillois de détourner le cours de l’histoire dans l’esprit de son protagoniste, c’est-à-dire Ponce Pilate. Par une suite de rencontres, les points de vue d’autres personnages secondaires s’introduisent dans le récit. Les personnages donnent leurs noms aux titres des chapitres. Cela met en évidence la volonté de l’auteur d’adopter une nouvelle perspective tout en donnant du relief aux personnages. En même temps, c’est une explication référentielle qui fait part de l’importance des personnages. Mais, pourquoi Jésus n’y a aucune place ? Jésus est Dieu incarné en personne. Il est la manifestation filioque de Dieu sur terre. Plus précisément, Dieu a trouvé le corps de Jésus pour sauver l’humanité. Ainsi, tient-il un rôle important dans l’histoire du christianisme. Mais dans ce récit, il n’est pas un actant. Il est absent et son absence irradie sur le récit. Il semble que Jésus soit un thème plus qu’un personnage. Autrement dit, il est un non-personnage ou bien un élément thématique autour duquel se construit la thématique du récit. Il est implicitement présent dans l’attente des juifs pour un Messie. Comment peut-on expliquer cela ? Posons donc cette question brutale : pourquoi Jésus devient-il célèbre ? De son vivant, il était Jésus mais après sa mort, il est nommé Christ (en grec), Messie (en hébreu) qui signifie le sauveur. Peut-être serait-il néanmoins permis de dire qu’il doit sa célébrité à sa crucifixion et à la manière dont ses disciples ont interprété sa mort. Ainsi s’explique la genèse du christianisme : il est né parce que Jésus a été crucifié. Donc, une affaire politique lui a donné de l’importance.
Le profil de Pilate en tant qu’homme politique en situation doté d’un background philosophique se construit au cours du récit. Il est décrit comme un homme à problèmes, un personnage politique actif et opiniâtre qui veut résister : « Il ne pouvait douter que c’était son âme plutôt que Rome qui était vaincue chaque fois qu’il fléchissait. » [3] (Caillois, 1961) Par une étude psychologique de sa position morale, nous remarquons une servitude dans l’exercice de son pouvoir. Pilate doit contenter tout le monde. Il y a un conflit entre l’individu et la collectivité dans la mesure où il cherche à s’affirmer contre les exigences des responsables religieux juifs tels que Caïphe et Anne. Pilate est un homme déchiré entre le rationalisme et l’idéalisme. D’un côté, il veut aller dans le sens du fleuve en formant des questions et en cherchant des réponses ; de l’autre côté, il veut être héros malgré que sa raison l’en empêche. Aussi doit-il s’arranger avec son pragmatisme. Il souhaite trouver une harmonisation avec le réel, une philosophie de la justice et de la raison. Sa réflexion amère sur « Qu’est-ce que la vérité ? » [4], et son doute sincère en font l’un des personnages les plus humains présentés dans les Evangiles.
Comment le narrateur se positionne-t-il envers Ponce Pilate ? Il s’agit d’une forme d’identification, d’adoption de la perspective à travers une écriture romanesque qui use de tout le potentiel de la focalisation interne. Au fur et à mesure que le récit avance, le personnage évolue psychologiquement. Nous sommes témoin d’un investissement progressif du personnage dans le récit qui devient de plus en plus dense. Ponce Pilate, en tant que personnage principal, s’approche petit à petit du point de divergence, c’est-à-dire du moment où l’histoire réelle et l’histoire inventée divergent. Mais que peut-il faire pour que le récit ne devienne pas un simple compte rendu de l’événement divergeant ? Des effets de distance par rapport à l’événement, des moments d’attente et de suspens permettent au lecteur de s’éloigner un moment de l’événement tout en lui donnant une charge affective et le transformant en une réalité humaine. Dans une scène familiale qui fait entrer le lecteur dans l’atmosphère affective de la vie de Ponce Pilate, son épouse Procula lui raconte son rêve cauchemardesque et lui demande de sauver Jésus. Sans cette scène familiale dotée d’un grand poids psychologique, le lecteur se sent noyé dans la scène complexe de l’événement. Elle fonctionne comme un repos non seulement pour le lecteur, mais aussi pour Pilate qui essaie de calmer son épouse : « Rien ne rassure plus que de savoir qu’on peut rassurer. » [5] Ce récit met en valeur des personnages qui ont une charge négative dans l’histoire du christianisme. Mais, puisqu’ils sont conscients de leur faiblesse, ils deviennent séduisants. Dans son discours, Judas mesure la dimension de son péché. Il a trahi Jésus pour une noble cause : sauver l’humanité. Il fonctionne donc comme un instrument du christianisme. Ce qui paraît tout à fait ambigu. Nous voyons une déviation narrative au profit de Pilate et de Judas.
Pilate pourrait être considéré comme une rosace autour de laquelle se construit la cathédrale du récit. Cela pour dire que le traitement d’autres personnages non seulement ne diminue pas la valeur du personnage central mais aussi la renforce. L’interrogatoire de Jésus est en vérité celui de Ponce Pilate ; le dialogue engagé entre eux mettant en parallèle deux conceptions différentes du monde. A travers ce dialogue, la contradiction entre un paradigme traditionnel et un paradigme moderne se fait jour. On pourrait presque parler d’un contact brutal entre la pensée ancienne et la pensée moderne. Pilate est présenté comme un esprit rationnel et laïc représentant une perspective contemporaine très moderne qui prend tout à la légère. Par contre, Jésus se réfère sans cesse à un royaume céleste, à quelque au-delà dont le monde matériel dépend. N’ayant pas trouvé de motif de condamnation, Pilate est amené à mettre fin à une discussion qui lui parait « absurde ». Dans le discours précis de Mardouk, le conseiller intellectuel de Pilate, le présent, le passé et le futur se confondent. Mardouk a ici une fonction narrative qui consiste à renverser la chronologie. Le fanatisme de Mardouk permet d’illustrer la souveraineté de la réalité. Il est une figure au profil spirituel, un personnage pluriel et transcendantal (professeur, moralisateur, poète, oracle, visionnaire). Ce poète visionnaire au savoir historique rappelle Victor Hugo mais aussi Roger Caillois lui-même, puisqu’il est également un poète mystique passionné par les religions orientales. Pilate se voit dans le miroir de Mardouk. Il est intéressant de voir que la figure transhistorique de Mardouk se construit à côté de la figure historique de Pilate. L’auteur a mis côte à côte deux personnages qui se complètent : Mardouk en tant qu’observateur visionnaire et Pilate en tant qu’homme politique en situation : « Mardouk, à son insu, est comme la conscience extérieure de Pilate. » [6]. Mardouk paraît donc être l’autre face de Pilate. Ce qui n’empêche d’ailleurs nullement Pilate de tenter de lui ressembler. Il veut être une figure engagée, en situation.
Comment le récit va-t-il être bouclé ? Après nous avoir raconté les différents événements, les conseils et les pressions qui pèsent sur Ponce Pilate, il est question du cheminement qui va l’amener à libérer Jésus. Seules les trois dernières pages sont consacrées à évoquer cette décision. C’est ainsi que le récit s’oriente soudainement vers un point d’aboutissement : « Le messie, cependant, continua sa prédication avec succès et mourut à un âge avancé. Il jouissait d’une grande réputation de sainteté et on fit longtemps des pèlerinages sur le lieu de son tombeau. Toutefois, à cause d’un homme qui réussit contre toute attente à être courageux, il n’y eut pas de christianisme. » [7]
L’intérêt de ce livre réside dans le va-et-vient permanent entre la petitesse de cet événement, historiquement parlant, et la grandeur que lui a donné le passage du temps. Le récit s’ouvre petit à petit à l’histoire. Ceci étant la condition pour comprendre comment la proportion et l’échelle de l’événement se déploient. En reprenant les notions de la philosophie pascalienne, on peut affirmer que ce récit vertigineux met le lecteur face à deux grandeurs : l’infiniment petit c’est-à-dire un homme qui se trouve dans l’abîme de l’infiniment grand c’est-à-dire l’Histoire. La complexité de la question se fait plus sentir lorsqu’on comprend qu’il s’agit d’une décision engageant l’avenir de l’humanité. Mais Pilate lui-même ne comprend pas sa confrontation avec l’Histoire. Il minimalise l’événement qui sera à la base d’une religion.
Une lecture rétrospective théologique contribue à la déformation d’une réalité historique par la nouveauté du regard neutre et laïc d’un esprit du XXe siècle ; un regard qui se déplace de temps en temps à l’intérieur des consciences. Ce regard transhistorique fait se confronter trois morales : la morale de Pilate, celle des Juifs et celle des Romains. N’est-il pas vrai que l’Histoire est elle-même la prise en compte de tous les points de vue possibles ?
Etant donné que chaque événement doit être perçu dans son contexte, cet événement aujourd’hui spirituel et historique, était pour ses contemporains, un événement éminemment politique. Jésus fut présenté alors comme un homme dangereux, dont les prétentions à la royauté menaçaient le pouvoir impérial romain. Parmi les dimensions du christianisme, la dimension politique prime dans ce récit où se fait sentir la lourdeur de la diplomatie en marche. Ce texte s’intéresse à l’efficacité symbolique de la souveraineté du sacré sur l’opinion publique, à l’efficacité de la parole à travers la souveraineté des sentences politiques sur l’opinion d’un gouverneur. Il s’interroge sur la place du sacré et les modalités de son traitement. Il s’intéresse à la manière dont les rituels mettent en œuvre des gestes, des actes, des objets et des paroles, articulés autour d’une cérémonie religieuse : la fête de la liberté. Ainsi, la force expressive de cette formule : « Je suis innocent du sang de ce juste. » ne suffit-t-elle pas. Il faut qu’elle soit accompagnée d’une impression visuelle, d’une image : « Préparez donc, dit-il au Préfet, une cuvette et une aiguière d’argent fin, un linge d’une blancheur immaculée. Qu’au moins le geste soit élégant et le symbole irréprochable, si l’action est malhonnête. » [8] (Caillois, 1961) La complicité entre la vue et l’audition est donc nécessaire pour que le pouvoir d’un signe religieux soit à son extrême. [9] (Rosier-Catach, 2004) L’humour n’est pas absent : « Nul n’ignore que quiconque exerce le pouvoir ne saurait conserver les mains propres. Les mains propres ! Lui, par chance, aurait la ressource de se laver les mains devant la foule. » [10] (Caillois, 1961)
Pour conclure, n’oublions pas que Roger Caillois fut membre de l’OULIPO. Ainsi, n’est-il pas étonnant que ce récit ludique joue à inverser les données de l’histoire occidentale. Il joue en effet avec le sacré humain et dévoile comment la défaite d’un homme a donné naissance à une croyance. Ce récit pourrait être perçu comme un dévoilement du côté négatif de la nature du christianisme, fait sur un mode laïc, ludique et rationnel. Les possibilités de la narration hasardeuse permettent de dévoiler la légende du Christ grâce à un jeu du hasard. Cette expérience narrative instrumentalise l’histoire à travers la construction du profil d’un homme laïc et rationnel. Elle est à la fois un exercice narratif et une apologie de la réflexion. Le mariage du savoir et de la littérature confère au récit son esthétique en même temps que son contenu. Il fait véhiculer une connaissance à la fois sur le judaïsme et sur la naissance du christianisme grâce à une analyse de type psychologique. Cette littérature apporte une pierre au monument du savoir et fait réfléchir. Il est également essentiel de souligner que le savoir est l’élément moteur qui met en marche le récit.
L’œuvre de Roger Caillois est le reflet de ses voyages, de ses expériences et de sa passion pour les religions orientales. Il essaie d’aller au-delà de ses expériences singulières et sa perspicacité pour saisir la réalité décide de la valeur de son œuvre.
Sources :
Barthes, Roland, Œuvres complètes (La leçon), 1995, Editions Seuil.
Caillois, Roger, Ponce Pilate, 1961, Editions Gallimard.
L’Evangile selon Matthieu.
Rosier-Catach, I., La parole efficace, 2004, Ed. Seuil.
Xingjian, G. (2000), La raison d’être de la littérature, Ed. L’Aube.
[1] Barthes, Roland, Oeuvres complètes (La leçon), 1995, Ed. Seuil.
[2] Xingjian, G., La raison d’être de la littérature, 2000, Ed. L’Aube, p. 13.
[3] Caillois, Roger, Ponce Pilate. 1961, Ed. Gallimard, p. 121.
[4] Op. cit., p. 69.
[5] Op. cit., p. 146.
[6] Op. cit., p. 112.
[7] Op. cit., p. 149-150.
[8] Op. cit., p. 50.
[9] Rosier-Catach, I. , La parole efficace, 2004, Ed. Seuil.
[10] Ibid., p. 134.