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L’origine des Kurdes est aussi ancienne, voire davantage, que celle des autres populations du Proche et du Moyen-Orient. Leur nombre avoisinerait les 30 millions, en absence, toutefois, de données officielles (certains observateurs parlent de 40 millions). Connaître leur culture, qui est donc loin d’être marginale, présente un intérêt certain sur le plan des sciences humaines. La langue étant un outil fondamental de la culture d’un peuple, il semble opportun d’aborder cette recherche par cet élément le plus visible de leur identité.
Les Kurdes sont arrivés de l’Asie centrale avec les grands envahisseurs indo-européens venus du Caucase. Par la suite, ils se sont installés dans les montagnes du plateau anatolien et dans la chaîne des Monts Zagros.
Le Kurdistan n’a jamais été un Etat, tel qu’on l’entend dans le sens moderne. Pourtant, il donna naissance à de brillantes dynasties d’une durée variable, dont les Ayyubides de Saladin par exemple. Parmi les plus importantes, citons celle des Shaddadites au Xe siècle dont les fiefs principaux furent Dabil et Gandja. Princes très éclairés, ils ont laissé des constructions remarquables ; ou celle qui surgit à la même époque dans le Djibal (Zagros) fondé par Hassanwayh ; celle encore des Merwanides qui régna plus de cent ans au XIe siècle sur le Diyarbakir (le Kurdistan de la Turquie actuelle). Du temps des grands Empires perse et ottoman, il n’y avait pas de frontières et les Kurdes se gouvernaient d’une manière autonome. Au XVIIe siècle, tandis que Perses et Ottomans établissaient leurs frontières dans les montagnes kurdes, les habitants de cette région ne parvenaient pas à constituer leur propre Etat. Ils se retrouvèrent victimes des conflits incessants de ces deux puissances, au cours desquels les tribus kurdes ont modifié leurs alliances en fonction des circonstances. Ayant choisi le sunnisme contre le shiisme, elles se trouvèrent ainsi toujours prises dans le jeu des empires et des religions, chacun se servant des Kurdes pour faire tampon.
Après la Seconde Guerre mondiale, la région du Kurdistan a été répartie sur quatre Etats :
La Turquie, où les Kurdes sont les plus nombreux - environ 14 millions. Ils représentent 1/5e de la population turque, et sont établis sur 30% du territoire de ce pays.
L’Iran où la population kurde est proche de 10 millions.
L’Irak où l’on compte près de 4 millions de Kurdes,
La Syrie avec 1 à 2 millions de Kurdes.
En outre, les Kurdes comptent une importante diaspora très dispersée, évaluée à plusieurs millions de personnes, et présente notamment dans les ex-républiques soviétiques (Russie, Arménie, Géorgie, Azerbaïdjan, Turkménistan, Kazakhstan) où elle compte 500 000 personnes, ainsi qu’en Europe, aux Etats-Unis, en Australie et en Nouvelle-Zélande. Une importante communauté kurde existe également au Pakistan (la mère de Benazir Bhutto, premier ministre du Pakistan, assassinée en 2007, était kurde).
En Iran, en dehors des quatre provinces de l’Ouest du pays, composées du Kordestan, du Kermânshâh, de l’Elâm, et de l’Azerbaïdjan occidental, on trouve des Kurdes dans le Khorâssân près de Mashhad, dans les provinces caspiennes et sur la frontière avec le Turkménistan - où ils avaient été déplacés au XVIIe siècle par Shâh Abbâs, pour défendre les marches de l’Empire perse - ainsi qu’à Shiraz, où Rezâ Shâh Pahlavi les avaient déportés.
Cette dispersion géographique et internationale explique que la langue kurde n’est pas unifiée. A l’instar du persan, le kurde est une langue unique mais les Kurdes, comme d’autres persanophones, utilisent des dialectes régionaux. Il existe, globalement, deux grands groupes littéraires, dont la répartition s’est faite en fonction des frontières ethniques, avant que ne se constituent les frontières politiques. L’éclatement qui en résulte rend leur localisation sur une carte un peu compliquée. Il s’agit :
- du kurmanji (kurmanci en Kurde) parlé par la majorité des Kurdes. On le rencontre dans la partie nord de la grande région du Kurdistan, c’est-à-dire, en Turquie, au nord de l’Iran (à l’ouest d’Oroumieh), dans la partie nord du Kurdistan irakien, en Syrie, et chez les Kurdes de Russie.
- du sorani parlé dans le sud du Kurdistan irakien et des provinces kurdes iraniennes.
A l’intérieur de ces deux zones, il existe d’autres dialectes marginaux, qui sont des isolats :
- En Turquie, dans la province du dersim (nommée tunceli par l’Etat turc) les Kurdes parlent le zaza, ou zazaki (ou dumili). C’est un groupe linguistique différent, les locuteurs du kurmanji ne comprennent pas le zaza et vice-versa.
- En Iran, dans la zone sud du Kurdistan, on rencontre toute une série de dialectes comme le laki et le lori, qui se fondent progressivement dans des dialectes qui ne sont plus des dialectes kurdes.
- Au sud du Kurdistan irakien, entre les villes de Sulaymanieh et Khanaqin, on utilise le hawromani, langue gourani non kurde, parlée uniquement par les Kurdes. Le gourani serait la première langue sur laquelle s’est développé le kurde, à partir de langues iraniennes plus anciennes. C’est historiquement le premier support d’une littérature écrite spécifiquement kurde.
- Le badinani (ou badini) est un dialecte du kurmanji, parlé en Irak.
Linguistiquement, on peut défendre l’idée que le kurmanji, le sorani et autres dialectes sont des langues distinctes. Cependant, il semble qu’à un certain niveau, les différentes communautés kurdes parviennent à se comprendre. Des efforts sont faits, même si la difficulté est grande car les langues évoluent. En Irak, notamment, du fait de la création de la région fédérée, les Kurdes essaient d’éliminer les frontières linguistiques. A la télévision, les informations sont données dans les deux langues. Mais celles-ci évoluent, s’approprient le vocabulaire des voisins. Le kurmanji s’est imprégné, sous l’influence de la religion, de mots arabes, à l’instar du persan.
En réalité, tout cela bouillonne. Il y a une grande évolution de la langue depuis une quinzaine d’années. Le kurde standard évolue beaucoup. Il y a une création de vocabulaire extrêmement importante, en tout cas en sorani (ce phénomène s’était déjà produit plus tôt en kurmanci, et en partie grâce à la diaspora).
Prenons quelques exemples : en Sorani, "anthropologie" se dit zanisti mirovayati, littéralement,"les sciences de l’homme", mais on trouve aussi le mot antropoloji dans des revues kurdes à Erbil.
Le ministre de la culture est le weziri roshinbiri, littéralement, "celui qui a l’esprit éclairé". En kurde d’Iran des années 1950, on utilisait le mot persan ferhangi qui désigne une personne cultivée. Aujourd’hui, on rencontre le mot kultur, sous l’influence occidentale. Dans les revues, on va trouver le mot turc îsi kulturi signifiant "travail culturel". Entre le kurde et le persan, il est mal aisé de savoir comment se passe la transmission du vocabulaire car ce sont toutes deux des langues iraniennes.
La langue kurde s’est d’abord transmise oralement par le chant et le conte. Elle a été écrite assez tardivement, les premiers poètes connus sont des XVe-XVIe siècles. Les textes en prose sont apparus au XIXe siècle, comme partout au Moyen-Orient. Ils ont adopté l’alphabet arabo-persan, qui utilisait les caractères sacrés du Coran, auxquels les Persans ont ajouté, à partir du IXe ou Xe siècle, quatre caractères pour correspondre à la phonologie de la langue persane. Les Kurdes se sont emparés de cette écriture et ont écrit avec cet alphabet jusqu’au début du XXe siècle.
Après la Première Guerre mondiale, un grand mouvement de latinisation apparait dans le monde oriental, manifestation de l’impérialisme européen, mené par l’Angleterre, la France, l’Allemagne et l’Italie en Afrique. En Perse, en Chine, dans les pays arabes, il y eut alors de grands projets, restés sans suite, pour l’adoption de l’alphabet latin. Les premiers alphabets kurdes écrits en latin vont être développés en Arménie soviétique à partir de 1920. Le turc va, lui aussi, être écrit en latin. C’est, en effet, dans ce grand tourbillon que la politique du turc Mustapha Kemal s’inscrit. Il va imposer les caractères latins à la langue turque, en remplacement des caractères arabes.
Une famille princière kurde, les Princes Bedir Khân, exilés en Syrie-Liban à domination française - c’est la France qui a créé le Liban - avait déjà élaboré un alphabet latin sous l’influence de la langue française. Ils vont être pris de court par le fait que Mustapha Kemal va imposer l’alphabet latin à ses compatriotes. Ils sont face à un dilemme, ne sachant s’ils doivent garder leur propre alphabet ou adopter celui de Mustapha Kemal. Ils finissent par adopter l’alphabet turc, afin d’éviter aux Kurdes de la région d’avoir à étudier deux alphabets. C‘est ainsi que la langue kurde sera écrite en latin à partir de 1932, sauf en Irak et en Iran, où le kurde continuera à utiliser les caractères arabo-persans modifiés, et en URSS où le kurde sera écrit dans l’alphabet cyrillique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, jusqu’à la chute de l’URSS.
Le turc étant une langue finno-ougrienne alors que le kurde est une langue iranienne, donc indo-européenne, les sons du kurde qui n’existent pas en turc sont rendus par des signes diacritiques pour reproduire la phonologie propre au kurde.
La différence entre sorani et kurmanji n’est pas phonologique, ce qui ne pose pas de problèmes de transcription. Les sons étant pratiquement les mêmes, on peut écrire les deux dialectes quasiment avec les mêmes caractères, sachant, par exemple, que le caractère kurde X (qui se prononce kh et correspond à l’arabo-persan خ ou غ) n’existe pas en turc.
En Turquie, le kurmanji utilise les caractères latins du turc, auxquels on a ajouté des lettres et des signes diacritiques pour rendre les phonèmes particuliers du kurde.
En Irak et en Iran, on écrit aussi bien le kurmanji que le sorani dans un alphabet arabo-kurde. Les nombreux liens qui existent entre les deux communautés expliquent que les kurdes d’Iran aient adopté l’alphabet kurde, basé sur l’alphabet arabo-persan créé au Kurdistan d’Irak. Les sons qui n’existent pas en arabe sont codés avec un caractère particulier : un petit v (chiffre 7 arabe) placé au-dessus ou en-dessous du caractère correspondant :
O : | ﯙ |
Ê : | ێ |
L (vélaire, articulé au niveau du palais) : | ڵ |
R roulé : | ڕ |
L’attachement à la langue kurde varie d’un pays à l’autre, voire d’une région kurde à une autre à l’intérieur des mêmes frontières. Dans la région fédérée du Kurdistan irakien (crée par la récente constitution irakienne de 2004), l’éducation se fait en langue kurde. L’enseignement de l’arabe y est généralisé, quoique de plus en plus supplanté par celui de l’anglais.
En 2009, la Turquie a autorisé, pour la première fois, l’enseignement de la langue kurde à l’université, dans le sud-est à majorité kurde.
En Iran, qui est un Etat où cohabitent Persans, Baloutches, Azéris, Turkmènes, Kurdes, etc., il y a une reconnaissance d’existence de ces différents groupes ethniques mais seul le persan est enseigné dans les écoles d’Etat. Le kurde est enseigné à l’université et il existe aussi quelques écoles privées kurdes.
A Kermânshâh, la tendance est de parler le persan, à la maison comme dans la rue. La jeune génération de cette ville ignore la langue kurde, c’est vrai notamment chez les jeunes filles. Elle leur semble démodée, alors que le persan les rapproche davantage des habitants de la capitale, auxquels elles aspirent à ressembler. C’est un peu moins vrai chez les jeunes hommes, plus enclins à revendiquer leur différence. Pour eux, parler le kurde est la manifestation d’une appartenance. Les Anciens, qui parlent le kurde dans leur grande majorité, regrettent la disparition de leur langue mais sont impuissants à motiver leurs jeunes. A Sanandadj (Sine), capitale de la province administrative du Kordestan, les gens sont plus traditionnels. On ne parle que le kurde à la maison. Dans la ville, les commerçants parlent également le kurde. Cela dit, que ce soit à Sanandadj ou à Kermânshâh, on réserve à la musique et aux danses kurdes une place de choix dans les fêtes et les cérémonies de mariage.
En Irak, il y a profusion de publications de livres et de revues en langue kurde. Depuis la Révolution islamique de 1979 en Iran, les publications en kurde y sont autorisées, ce qui n’était pas le cas au temps du Shâh.
Dans le monde, l’enseignement du kurde à l’université est marginal mais il existe des centres de recherche sur la langue kurde, en Allemagne et en Suède, en particulier. Un centre d’études consacré aux Kurdes a été créé récemment à l’université d’Exeter, au Royaume-Uni. En France, l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO, plus connu sous le nom de Langues ‘O) a créé, dès 1948, une chaire de kurde où sont enseignés le kurmanji et le sorani ainsi que la culture kurde.
Cet enseignement touche des Kurdes comme des non Kurdes, les motivations des étudiants sont multiples : filiation ou autre relation familiale, lien matrimonial ou amical avec des Kurdes, besoin de formation linguistique complémentaire pour des étudiants de toute nationalité, en sciences politiques, sociologie, anthropologie, interprétariat, etc.
Je tiens à remercier les personnes qui ont bien voulu répondre à mes questions, me permettant la rédaction de cet article :
Madame Joyce Blau, titulaire, pendant 30 ans, de la chaire de kurde à l’Inalco à Paris, spécialiste du monde kurde,
Monsieur Gérard Gautier, anthropologue, chargé de cours à l’Inalco,
Mon amie Sarah, de Kermânshâh et son père Shâhrokh.