|
Roger Caillois et Jean-Clarence Lambert ont composé jadis une imposante anthologie, le Trésor de la poésie universelle, qui regroupe et présente en un seul et même épais volume ocre de plusieurs centaines de pages, un florilège de poèmes, de textes traditionnels, tous plus ou moins sacrés. On y retrouve des vers du monde entier, et de toutes les époques ; on y rencontre l’amour, la peur, le feu, le sang, le cortège des grands de la légende et de l’histoire (on peut même y croiser, sous les traits des prophètes de jadis, des hommes du futur). « Fantaisie » est le fin mot de ce spicilège verbal, « force » aussi, et « beauté », et « courage », et « haine », et « violence »… ce pot est bien « pourri », tant la vie s’y déploie dans toute son envergure ; et que de « renoncements », au détour du moindre poème, de la moindre des pages, des doctrines de ses sages, si belles et sans vigueurs, chinoises, bouddhiques ; on y croise une perle tibétaine du XVIIIe dont H. Meyer traduisit ainsi le titre : « Précieuse guirlande de la loi des oiseaux », extrait du discours du Grand Oiseau (mais oui) qui se termine ainsi : « En conséquence, renoncez au monde et réalisez la bonne Loi ! » la seule et toujours bonne, l’unique et sans pareille… Il n’y a de loi que « la » Loi, et pas de vie hors du renoncement… sempiternelle affaire. Et toutes les sagesses aiment à renoncer, à faire renoncer, au nom de Celui qui lui, Dieu merci, ne renoncera jamais. C’est courant, le renoncement prôné avec hauteur, par les échappés du bain mystique, tous plus ou moins talentueux, et qui disent « chercher Dieu » sans trop savoir que dire…
En voici un que l’on admire encore, tant ses livres sont bien faits, tant ils furent bien faits, tour à tour mêlant et séparant, les savoirs du corps et le savoir de l’âme. Du Mémorial des Saints qu’il composa très tôt jusqu’à son Diwân de poèmes, en passant par son Livre divin et ses milliers de mots versifiés en chemin, toujours il prit soin de célébrer la coite (et pensa-t-il souveraine) résignation… Il naquit à Neyshâbour, le Grand Farid ad-Din, en ce XIIème siècle de l’ère chrétienne qui vit aussi sa mort. Qu’il composa Le Livre divin, celui des secrets, et les vers de l’adversité, rien n’est plus sûr et plus manifeste au public des lettrés d’Iran. Mais personne à part le dernier des « vieillards de jadis » de la vieille rue des Khâdjeh Roshanâi-hâ de Neyshâbour ne sut (allez savoir comment) qu’il aima, à en redemander les soirs de liesse printanière, le potage Komaii qui a un goût de fer et qui vibre au manger en roulant dans la glotte. Il fut donc iranien, grand bien lui fasse, et mystique de surcroît, de la race des chercheurs de Dieu, des quêteurs de « jouissance intime » si hautement décrits par Tauler, prince aussi, mais parmi les prêcheurs « infidèles » d’Occident. « Nous ne sommes pas tous iraniens » n’aurait jamais dit Henri Bremond, mais, « (…) nous sommes tous mystiques en puissance (…) » aura-t-il en revanche rapporté dans l’un de ses maîtres ouvrages [1], paraphrasant ainsi Tauler en son lointain XIVe siècle, en décrivant l’expérience mystique comme expérience de la présence de Dieu, comme expérience d’une certaine prise de conscience de Dieu. C’est prêcher la parole (toujours bonne à prendre) de l’idéal contemplatif, qui fit les beaux jours de la poésie mystique, mais qui ne fit pas toujours bon ménage avec la théologie scolaire (le mot est voulu), depuis Gerson et la rupture d’Occident au XIVe, depuis l’Espagne du XVIe et la France du XVIIe, depuis qu’ils sévissent, tous les férus de théologie mystique et de ruptures à grands fracas…
Les soufis d’Orient ne furent jamais en reste, qui léguèrent à nous autres lecteurs de romans de gare, des vers initiatiques sur le « tout et le rien », sur le « je dis sans rien dire », sur le « dire n’est rien mais je le dis », sur le « dire fais pitié mais laissez-moi le dire », etc. Que de peine et de rancœur pour les traine-savates de l’illumination, pour les laisser-pour-comptes de la vérité, qui ne « sauront » jamais, comme il sied aux éveillés de tous bords, le pur alphabet divin… Ils s’échinèrent en sauveur (trémolos s’il vous plaît), avec l’art majeur du symbole, réduit à l’état d’improbable analogie, de délicate métaphore, transformé en paraboles perdues chercheuses d’égarés. Ils s’échinèrent disais-je, à reconstituer l’impensable, à sauver les restes de notre humaine incompréhension. A trop vouloir nous rappeler la bassesse de notre entendement, ils nous firent douter de la nôtre de connaissance, et de la part adéquate de Divin qui fut et reste notre legs le plus précieux. A forcer le symbole en direction de l’âme on obtient… des poèmes, des vers de toute beauté, qui comme l’oiseau, savent s’arracher à l’attraction du sol (qui toujours gardera le mauvais rôle). ’Attâr fit « son » La Fontaine avant l’heure (qui fit de son côté « son » ’Attâr l’air de rien) et propulsa ce faisant, les thèses initiatiques de l’envolée vers Dieu à hauteur du plus noble des bestiaires analogiques. Le Langage des Oiseaux, c’est cet autre sublime constat d’échec où pour la sempiternelle fois, l’homme mystique écarte à coup de métaphores l’homme du commun du chemin tracé de la connaissance divine. Et de savoir qu’ils furent si nombreux les sâleks de tous les clochers, de Rûmi à Dabbagh, et de là à toutes les aires culturelles, à parcourir (ou à faire croire qu’ils parcouraient) la Voie des nantis de la divine symbiose, de savoir qu’ils se démenèrent comme de pauvres… poètes, pour faire passer en nous une once de cet Amour perçu (et si peu partagé), de savoir malgré tout qu’ils n’espérèrent pas même le miracle de l’analogie… de savoir tout cela nous laisse… perplexes. Perplexes, mais aussi, désarmés face à Dieu, qui dans son infinie miséricorde, rendit à ce point loquaces, de majestueux « ignorants », qu’ils offrirent en partage autant de témoignages mystiques dont le Langage de ’Attâr ne constitue qu’une part infime, mais non des moins glorieuses.
Pour se faire une juste idée de l’expression assumée, chez ’Attâr, de l’impuissance du verbe, appliqué à la description du Créateur, il faut se tourner vers l’Invocation liminaire du Langage des Oiseaux, là où il est si peu question d’oiseaux, mais tellement du Dieu des oiseaux auquel conduira irrémédiablement le périple initiatique d’une nuée de volatiles triés sur le volet par les bons soins du poète…
Les oiseaux parcoururent les plaines et les vallées, nous est-il narré, quand le grand vol s’en alla s’éclaircir en chemin. Beaucoup désertèrent, d’autres périrent, et quelques uns arrivèrent au terme du voyage, initiatique s’il en est : ils cherchaient, parait-il, l’oiseau-roi, et ce furent eux-mêmes qu’ils découvrirent, au lieu des traits objectifs du Simorgh légendaire tant désiré. Leur propre essence, en somme, qu’ils venaient de trouver, sous la toile des apparences. Le message, équivoque, donne matière à réfléchir. A l’impossible description liminaire (dans l’Invocation) de la nature divine, répond le dévoilement hypostatique de la nature divine des volatiles. La boucle est obliquement bouclée et Dieu reste encore hors d’atteinte, même pour les plus initiés des initiés…
Quand, s’adressant à Dieu, ’Attâr le place à juste titre plus haut que sur le piédestal de son propre entendement, c’est qu’il ne peut rien dire. Quand il dit sans broncher, à l’intention de Dieu, que « (…) les prophètes eux-mêmes se perdent dans la poussière de (Son) chemin », c’est qu’il ne peut rien dire. Quand il soutient, (on le devine, en tremblant) « Pourrais-je d’ailleurs te décrire, puisque je ne te connais pas ? », quand il reconnait Dieu, visible et invisible à la fois, qu’il assure qu’on doit connaitre Dieu par lui-même et non par le biais de la sagesse humaine, que « Sa description n’est pas à la portée des rhétoriciens », que « la science et l’ignorance sont ici la même chose » pour décrire le divin… c’est qu’il ne peut rien dire et donc, qu’il ne dit rien. Et sans l’antinomie que viendraient-ils nous dire, ’Attâr et ses pareils ? Rien de très véridique, mais tellement bien dit. Le « voyage des oiseaux en narrativité » est un autre de ces ersatz de haute envolée à l’incapacité de dire la gloire du très-haut. Vienne le jour où enfin, ils se tairont sans taire leurs poèmes, ces cohortes d’illuminés, pour enfin Le laisser parler.
Principale source : ’Attâr, Farid ad-Din, Le Langage des Oiseaux, Paris, Albin Michel S.A., 1996 (Traduit du persan par Garcin de Tassy).
[1] Autour de l’humanisme, pp. 248-249.