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La modernité poétique libanaise est née de la conjonction de plusieurs tendances de fond : dépérissement de la « forme vieille » et des modèles de versification classique qui perdent dans les années 1940 toute valeur normative et toute séduction pour les poètes libanais ; attirance pour le travail des avant-gardes et choc provoqué par la découverte du surréalisme et du « stupéfiant image » ; retour critique du monde arabe vers sa propre tradition poétique, dont les poètes modernes veulent retrouver, par-dessus des siècles de sclérose, la fécondité originelle :
« Après des siècles d’immobilité orgueilleuse et détachée, brusquement la poésie arabe se met en mouvement » [1], constate Salah Stétié dans son essai Les Porteurs de feu (1972). Cette mutation esthétique, en résonance avec le bouleversement des valeurs qu’a causé la Seconde Guerre mondiale, accélère la déprise des modèles jusqu’alors vénérés : aussi bien l’imitation conformiste de la poésie française des siècles passés que le respect fétichiste des règles imposées par la tradition de l’arabe classique, langue intangible de la Révélation ultime.
Pour les écrivains de culture arabe, le français, langue étrangère et qui, au Machrek, n’est pas liée directement à une entreprise coloniale, offre la possibilité d’expérimenter une recherche verbale qui serait bloquée en arabe par le poids des tabous pesant sur cette langue. Salah Stétié, reprenant une argumentation développée par Jean-Paul Sartre dans sa présentation des poètes de la négritude, souligne le dynamisme dialectique qu’induit le recours à une langue étrangère comme le français : « Aux écrivains qui viennent d’ailleurs, la langue française propose un terreau qui, par sa délicatesse et toutes les finesses attachées à un vieux tuf riche en subtilité créatrice, leur permet d’exprimer jusqu’au plus obscur et au plus délié d’eux-mêmes ; au territoire mental du français, un peu gris parce qu’il est de vieille et prudente Europe, ces écrivains apportent une autre poussière éclatante, des couleurs plus robustes, et des saveurs plus frustes parfois mais plus hautes, un éblouissement inconnu… » [2]
La modernité s’est d’abord marquée par des innovations formelles. Fouad Abi-Zeyd (1915-1958) reprend dans ses Poèmes de l’été (1936) et ses Nouveaux Poèmes (1924) la thématique phénicienne, mais avec l’ampleur nouvelle que donne le recours au poème en prose : « J’ai du sang latin dans les veines, arabe aussi. Persan, grec, romain, assyrien, byzantin, j’ai tous les sangs ; des souvenirs. Dans la trirème où (le premier !) je fus embarqué jadis, j’ai été initié aux soleils, j’ai connu toutes les mers.[…] ہ présent, le passé n’est plus que souvenir ; je me suis accordé à tous les rythmes des vagues ; mobilité est devenue ma loi. » [3]
Victor Hakim (né en 1907) a rassemblé les poèmes de Pharnabaze (1945) autour de l’étrange figure d’un rêveur impénitent, qu’il présente ainsi à l’orée de son texte : « Sa vie est une création continue. » [4] Malgré quelques facilités d’expression, il parvient à tenir sa gageure : « Un homme a passé dans mes songes/ et ne me connaît plus. » [5]
Mais le premier grand rêveur de la poésie libanaise francophone est sans conteste Georges Schehadé (1907-1989), que la critique a souvent rapproché du surréalisme. Libanais d’Égypte, né à Alexandrie, Schehadé publie en 1938 dans la revue Commerce une première série de poèmes, reprise la même année par GLM. Il continue chez le même éditeur avec Poésies II (1948) et Poésies III (1949), il donne ensuite aux Éditions de l’Arche Si tu rencontres un ramier (1951), puis il réunit l’ensemble de ces textes chez Gallimard, en 1952, sous le titre Les poésies. Deux recueils poétiques, L’Écolier sultan et Rodogune Sinne, d’abord publiés par GLM en 1947 et 1950, sont réédités par Gallimard en 1973, avec la mention « Premiers écrits ». Un dernier texte poétique, Le Nageur d’un seul amour, paraît en 1985. Entre-temps, Georges Schehadé s’est dirigé vers le théâtre. Monsieur Bob’le, pièce écrite en 1939 et jouée à Paris en 1951 au théâtre de la Huchette, suscite une polémique qui marque l’émergence d’un « nouveau théâtre » de langue française. De La Soirée des proverbes (1954) aux Violettes (1960) et à L’Émigré de Brisbane (1965), Georges Schehadé, en complicité avec Jean-Louis Barrault, propose une forme de théâtre poétique, qui préfère à la vraisemblance psychologique l’apparente incohérence du rêve et surtout « l’émancipation des mots », qui deviennent les vrais conducteurs de ses pièces. Le Grand Prix de la francophonie, qui lui fut décerné en 1986 par l’Académie française, a consacré l’éminente qualité de cette œuvre.
Un peu plus jeune que Georges Schehadé, moins connu hors du Liban qu’il n’a quitté que pour de très brefs séjours à Paris, Fouad Gabriel Naffah (1925-1983) a été reconnu par Yves Bonnefoy comme un de ces poètes dont l’œuvre « va d’un coup […] à une pensée de l’Un, de l’Obscur, du Lumineux, ou d’autres aspects fondamentaux de notre être. » [6] Né dans une famille de tradition grecque orthodoxe, maîtrisant très bien la langue arabe dans laquelle il a publié plusieurs séries de textes, il a rassemblé ses premiers poèmes en français en 1950, dans un recueil devenu inaccessible. Ils sont repris dans La Description de l’homme, du cadre et de la lyre qu’il fit d’abord paraître à Beyrouth, à compte d’auteur, en 1957, puis à Paris, au Mercure de France, en 1963. Un second recueil, L’Esprit-Dieu et les biens de l’azote, connaît une première édition à Beyrouth en 1966 avant d’être repris à Paris en 1968 par la revue La Délirante. Entre 1980 et 1983, il donne des poèmes (qu’il qualifiait lui-même de « poèmes alimentaires ») au quotidien libanais Le Réveil. Avant sa mort à l’hôpital, il travaillait sur deux manuscrits qui semblent avoir été détruits avec ses effets personnels. Les Éditions Dar an-Nahar de Beyrouth ont donné en 1987 (en pleine guerre du Liban) une très belle édition posthume de l’ensemble de son œuvre.
Fouad Gabriel Naffah refusait les habits d’une modernité superficielle (celle qui se contente de mettre en pièces les formes classiques). Il versifie, souvent en alexandrins, éventuellement rimés. Il ne récuse même pas la filiation du parnasse qui le rattache à une tradition de poésie philosophique. La Description de l’homme, du cadre et de la lyre se compose d’une suite de poèmes (généralement de 17 alexandrins sans contrainte de rimes) qui passent ironiquement la revue des interrogations métaphysiques (« Au début j’étais athée comme un clair de lune / Ne croyant qu’à la poudre d’escampette / Aux hasards d’évasion au néant » [7]) et proposent une version discrètement distante du mal de vivre baudelairien ou mallarméen :
« Avide de sommeils de voyages et de mort
Mais doutant des vertus somnifères du vin
Fatigué des essais de mourir en poèmes
Un homme triste et seul en quête de miracles
Ne peut manquer enfin de rencontrer la mer
[…]
Quand retenant soudain sa course au sabordage
Il renonce au néant mais si près de l’atteindre
Qu’il reviendra souvent le pleurer sur la plage » [8]
L’Esprit-Dieu et les biens de l’azote, qui mêle sections en prose et séquences versifiées, développe une inspiration plus franchement philosophique, scientifique, voir alchimique. Les poèmes en alexandrins retrouvés dans les journaux libanais apparaissent comme la reprise jusqu’à l’obsession des mêmes schémas de pensée et de forme, mais il faut peut-être les lire en relation avec l’un des derniers vers de l’ultime poème publié : « L’ironie est le seul et unique "devoir". » [9]
Salah Stétié (né en 1929), diplomate de profession, a choisi d’être un infatigable passeur (ou « porteur de feu ») entre l’Orient et l’Occident. Deux influences majeures ont commandé sa formation : à Beyrouth, les cours de Gabriel Bounoure, ami d’Edmond Jabès et introducteur au Proche-Orient de nombreux poètes français modernes ; à Paris, l’enseignement de Louis Massignon au Collège de France, qui lui a révélé la mystique soufie. Ses nombreux essais (Les porteurs de feu, 1972 ; Ur en poésie, 1980 ; Archer aveugle, 1986 ; Lumière sur lumière ou l’Islam créateur, 1992 ; Le Nibbio, 1993 ; Hermès défenestré, 1997) approfondissent sa réflexion sur sa double appartenance culturelle à travers sa relation aux langues arabe et française. Il a ajouté la pratique à la théorie en traduisant plusieurs écrivains du monde arabe : le poète irakien Badr Shaker as-Sayyâb ou Khalil Gibran, auteur - en anglais - du célèbre Prophète.
Son œuvre poétique, commencée avec les proses de La Mort abeille (1972) et les poèmes de L’Eau froide gardée (1973), s’est grossie, au fil des années, de Fragments : Poème (1978) ou Inversion de l’arbre et du silence (1981) à L’Autre Côté du très pur (1992) et Fièvre et guérison de l’icône (1998) : elle constitue aujourd’hui l’un des plus impressionnants massifs de poésie francophone, couronnée par le Grand Prix de la francophonie en 1995, encore augmentée à la fin des années 1990 par la publication d’une vingtaine de titres.
On a souvent inscrit la poésie de Salah Stétié dans une filiation mallarméenne. Il a sûrement retenu de l’auteur du Coup de dés… l’importance de la typographie, de la dramatisation du poème sur la page, le goût d’une obscurité nécessaire du poème, comme aussi l’aspiration à une pureté absolue. Mais Salah Stétié tient encore plus sûrement de la tradition poétique arabe, par sa fidélité à la composition en arabesque, dans le jeu des variations et des reprises, par sa volonté d’abstraction, par sa descente vertigineuse dans l’opacité de l’Être.
L’audience d’un Schehadé ou d’un Stétié ne doit pas occulter la vitalité de la poésie libanaise, solidement entée sur le pays, malgré la guerre qui ravage le pays dans les années 1970 et 1980, malgré les nombreux départs en exil. Julien Harb (né en 1930) continue dans la voie d’un lyrisme habité par la tradition poétique arabe (Feuilles éparses, 1950 ; Feux follets, 1966 ; Le Dit de l’espace, 1970 ; Dans le bleu du miroir, 1986).
Claud Khal se veut plus contestataire, à l’écoute des grands remue-ménage idéologiques qui secouent le monde (Le Mal-Être, 1970 ; Lazzalée, 1972 ; E (X), 1972). Fouadel-Etr, fondateur à Paris, en 1967, de la revue La Délirante, conjugue poésie et obscurité dans son recueil Comme une pieuvre que son encre efface (1977) :
« Ainsi qu’une pieuvre
Que son encre même efface
Le poème et la nuit » [10]
Le Syrien Kamal Ibrahim (né en 1942) se livre à une étrange entreprise de déconstruction du vocabulaire français (Baylone. La Vache et la mort, 1967). Jad Hatem (né à Beyrouth en 1951) s’interroge sur la douloureuse opacité du monde (Énigme et chant, 1984).
Une grande partie de la poésie libanaise de langue française est l’œuvre de femmes. En 1911 déjà, May Ziadé (née à Nazareth en 1886), auteure d’une œuvre importante en langue arabe, avait publié en français, sous le pseudonyme d’Isis Copia, un recueil de vers d’inspiration romantique, Fleurs de rêve. Claire Gebeyli (née à Alexandrie en 1935, de parents grecs), journaliste au quotidien L’Orient-Le Jour, a publié plusieurs recueils, de plus en plus hantés par les déchirements du Liban en guerre (Poésies latentes, 1968 ; Mémorial d’exil, 1975 ; La Mise à jour, 1982 ; Dialogue avec le feu, 1986). Laurice Schehadé (née en 1911), sœur de Georges Schehadé, a publié à Paris chez GLM plus d’une douzaine de recueils de prose et de vers, souvent centrés sur une figure autobiographique nommée Anne.
Les titres de ces volumes (Le temps est un voleur d’images, 1952 ; Jardins d’orangers amers, 1959 ; Le Batelier du vent, 1961) suggèrent le registre délicatement sensuel, l’inspiration surréalisante de ces poèmes. La poétesse en a donné une anthologie dans Le Livre d’Anne (1969). Nadia Tuéni (1925-1983), de famille druze, écrit dans ses deux langues, l’arabe et le français. Ses poèmes, d’abord gagnés par la frénésie surréaliste de l’image, sont de plus en plus traversés par la hantise de la mort : le cancer dévore son être ; la guerre ravage le Liban.
L’ensemble de ses recueils (parmi lesquels L’Âge d’écume, 1965 ; Le Rêveur de terre, 1975 ; Archives sentimentales d’une guerre au Liban, 1982) ont été rassemblés après sa mort dans une belle édition d’Œuvres complètes.
Vénus Khoury-Ghata (née en 1937), qui a partagé sa vie entre le Liban et Paris, est romancière et poète (plusieurs recueils, dont Les Ombres et leurs cris, 1977 ; Un faux pas du soleil, 1982 ; Monologue du mort, 1987). Sa poésie est marquée par la hantise de la mort, disparition d’un être aimé (« Il prit le large sur des vagues de terre » [11]) ou tendance suicidaire du pays : « Nous n’avons qu’à nous attabler / pour consommer le rire de nos morts. » [12]
[1] Anhoury, Aoun, Panorama de la poésie libanaise d’expression française, Ed. Dar el-Machrek, Beyrouth, 1987, p. 28.
[2] Dictionnaire de la poésie française, Ed. PUF, Paris, 2008, p. 433.
[3] Ghaneme, G., La Poésie libanaise d’expression française, Ed.Université libanaise, Beyrouth, 1981, p. 44.
[4] Khalaf, Ziyad, Littérature libanaise de langue française, Ed.Sherbrooke, Québec, 1974, p. 26.
[5] Ibid. p. 27.
[6] Dictionnaire de la littérature libanaise de langue française, Ed. L’Harmattan, Paris, 1998, p. 188.
[7] Ibid.
[8] Op.Cit. Dictionnaire de la poésie française, p. 434.
[9] Ibid.
[10] Op.Cit. Khalaf, p. 48.
[11] Ibid.p. 49.
[12] Ibid.