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Voir en ligne : Origines du conte en Iran (1)
Une tradition ininterrompue de ménestrels a existé dans l’Iran préislamique, qui incluait des narrations de sujets légendaires nationaux. Beaucoup de ces histoires semblent être centrées sur le roi et les héros de l’ancien Iran ou sur de simples anecdotes. Le conteur pouvait susciter l’attention du roi et rassembler des foules populaires de façon informelle. Après la conquête arabe, le récit oral de vieilles histoires iraniennes s’est poursuivi alors que leurs adaptations écrites étaient remodelées en de nouvelles formes plus adaptées aux goûts littéraires importés par les Arabes. Les spectacles ont évolué et ont acquis, malgré ces remaniements, une grande popularité auprès du peuple. Après la rédaction de l’œuvre de Ferdowsi, les conteurs ont désormais basé leur récit sur le Shâhnâmeh (Le livre des rois).
L’arrivée au pouvoir de la dynastie safavide (1501-1736) a entraîné d’importants changements politiques et administratifs et a permis de stabiliser les frontières. Cette période a aussi été celle de l’arrivée de l’Iran sur le plan international, de la centralisation politique après une longue période d’autonomie de plusieurs dynasties dans leurs parties respectives du pays, ainsi que l’instauration du chiisme comme religion officielle. Les Safavides, qui prennent contrôle de la ville de Tabriz en 1501 et en font leur capitale, appartenaient à la congrégation soufiste des Ghezelbâsh [1], parlaient turc mais appréciaient les contes traditionnels du Shâhnâmeh pour leurs descriptions de combats virils, comme lors de la bataille contre les Ottomans à Tchâldorân, en 1524, qui s’est soldée par une défaite des Iraniens. Ces récits étaient même déclamés durant les combats afin d’encourager les soldats à se battre vaillamment. L’un des grands savants de cette époque, Hasan Ebn ’Ali Sahl, était aussi un conteur réputé pour son intonation mesurée, semblable à celle des religieux soufis. Il a été l’un des précurseurs de la narration de l’histoire de Rostam et Sorhâb à l’époque safavide. On trouvait alors des conteurs professionnels du Shâhnâmeh mais aussi des autodidactes reconvertis à ce métier. Certains avaient hérité de ce métier par leurs pères, ce qui est attesté par le livre Tazkareh-ye Nasrâbâdi [2] écrit au XVIIe siècle par Mahamad Tâher Mirzâ Nasrâbâdi, qui retrace l’histoire des poètes sous le règne safavide. La persistance de cette tradition montre que cette époque a été favorable au métier de conteur. Les plus habiles pouvaient remplir des maisons de café, attirant des clients venus spécialement apprécier un talent particulier pour le chant ou l’éloquence par exemple. Mais l’époque safavide a également vu des conteurs se produire devant des souverains, notamment sous le règne du roi ’Abbâs Ier (r.1588-1629). La tradition du conte existait donc sous ses deux aspects de façon parallèle : à la cour, lors de banquets afin de divertir les convives, mais également pour le peuple dans les maisons de café ou les maisons où se consommait l’opium. Néanmoins les thèmes abordés se sont réduits progressivement sous l’influence croissante des religieux chiites. Alors que les thèmes épiques s’étaient imposés au détriment des récits populaires, ce sont les histoires et la poésie relatant les faits religieux qui ont prévalu. On a vu apparaître un genre poétique associé à ce mouvement, avec les oraisons funèbres et les élégies telles que le rowzeh-khâni, les louanges aux héros de Karbalâ. Ces derniers étaient récités à l’occasion de rituels dont la célébration était scrupuleusement respectée. Le deuil de l’Ashourâ (commémoration du martyre de Hossein, le 3e Imâm chiite) a été célébré même lors du siège de la forteresse ottomane d’Erevan par Shâh ’Abbâs Ier pour rappeler l’esprit de sacrifice aux combattants. La morale religieuse s’est ainsi substituée à la morale populaire mais l’aspect poétique des récits iraniens a été maintenu dans les couches populaires tout en propageant la foi musulmane. La tradition ancestrale s’est ainsi conservée à la faveur d’une nouvelle mythologie dans laquelle l’aspect historique a perdu son authenticité chronologique et où les récits séculaires iraniens ont été croisés avec l’histoire des héros de l’islam. Ce syncrétisme a été encouragé par des souverains comme Esmâ’il de même que son successeur ’Abbâs qui appréciait beaucoup le Shâhnâmeh. Ce dernier a été, parallèlement au mécénat des artistes, un pratiquant assidu des coutumes chiites et a instauré les défilés de mortification et d’auto flagellation en mémoire à l’Imâm Hossein lors de l’Ashourâ. La forte teneur émotionnelle contenue dans les récits de rowzeh s’est transmise aux héros du Shâhnâmeh et les récits légendaires ont acquis la même considération : ce sont en effet les spectateurs eux-mêmes qui désiraient rendre hommage aussi bien aux martyrs de l’islam qu’aux héros de l’ancien Iran dans ces récitations poétiques à teneur spirituelle. Certains conteurs, comme Hassan Sabouhi, s’étaient spécialisés dans les récits du Hamzeh-nâmeh (Le Livre de Hamzeh) [3], une épopée à la fois religieuse et épique, qu’ils pratiquaient en alternance avec ceux du Shâhnâmeh.
La réelle prospérité du conte en tant qu’art de divertissement s’est produite à cette époque. Les ressorts du conte utilisés à la cour et auprès du peuple se confondent. D’après certains naqqâl réputés, le naqqâli tel que nous le connaissons à l’heure actuelle, trouve ses origines durant cette période importante dans l’histoire de l’Iran. Il est indissociable du chiisme duodécimain établi en tant que religion d’état sous les Safavides. Shâh ’Esmâ’il I (r.1501-24), le fondateur de cette dynastie, employait les naqqâl (entre autres tâches) à la promotion de sa foi, et les a divisés en dix-sept groupes en confiant à chacun une partie de la population : les soldats, les adeptes du zourkhâneh [4], etc. Bien que cette spécialisation semble avoir amené les différents groupes à développer des conventions de récit différentes, ceux-ci ont tous introduit progressivement des histoires héroïques aux contenus religieux, probablement afin d’attirer l’attention des spectateurs. Le naqqâli s’est donc développé parallèlement à l’intégration du chiisme dans la société.
Nous observons également à cette époque une continuité des traditions purement populaires. Un conteur nommé mollâ Gheyrat Hamedâni racontait qu’il avait débuté sa carrière en provoquant des rassemblements sur les places (dar meydân ma’rekeh mikardam). Il raconte ensuite qu’il a soudainement réussi à créer de la poésie [5] bien qu’il ait été analphabète. Nous voyons à travers cet exemple comment même la tradition populaire de la poésie orale s’est poursuivie à l’époque safavide.
Tout au long de cette période, on continue à voir coexister les anciennes formes populaires du conte et des représentations impromptues, comme la poésie, qui se maintiennent parallèlement à la vie littéraire. Souvent le conteur était également poète. A cette période les traditions populaires et celles de la cour semblent se confondre, particulièrement dans les cafés où la poésie était présentée aux gens du peuple de façon semblable à ce qui se pratiquait à la cour. Les artistes pouvaient apparemment passer de l’un à l’autre sans difficulté, car ils étaient appréciés des gens de la ville et pouvaient aussi être généreusement récompensés par le roi.
Dans le Tazkareh-ye Nasrâbâdi, Mahamad Tâher Mirzâ Nasrâbâdi parle de Shâh ’Abbâs Ier qui fréquentait les cafés, engageait des conversations avec les poètes et leur montrait des signes de respect. [6] Si Nasrâbâdi ne fait pas explicitement mention de conteurs attachés à la cour des rois safavides, il cite effectivement des gens qui gagnaient leur vie en divertissant le roi. Un certain Mollâ Bikhodi Gonâbâdi était un : "Shâhnâmeh khâni bâlâ dast […] dar majles-e Shâh ’Abbâs mâzi khând". [7] [Excellent récitant des histoires du Shâhnâmeh […] qui se produisait devant Shâh ’Abbâs.]
De plus, Nasrâbâdi nous donne la preuve de l’estime envers les conteurs même en dehors de la capitale. Il rapporte le cas d’un certain Hossein Sabuhi qui voyageait habillé en derviche jusqu’à ce qu’il fut arrivé chez le khân de Tabriz [8] où on lui donna de beaux vêtements et où il fut bien traité. Il nous apprend aussi que les conteurs pouvaient également être versés dans la musique. Ce même Hossein était : "Dar fann-e musighi
kamâl-e rabt dâsht dar sâz-e tchâhâr târ ostâd bud. Qesseh-ye Hamzeh va Shâhnâmeh râ ham khub mikhând." [9] [Aussi bien un maître de l’instrument (sâz) que de l’interprétation des Histoires de Hamzeh et du Shâhnâmeh.]
En plus d’être des artistes, les conteurs pouvaient être également des personnages religieux. Le Selseleh-ye ’Ajam (littéralement : « la chaîne persane ») regroupait des conteurs et d’autres figures artistiques de la société dans une union mystico religieuse. A la période safavide, le conteur apparaît comme une sorte de derviche. Beaucoup de conteurs de cette période qui parcouraient la campagne, pauvrement vêtus et qui prétendaient à un statut religieux particulier en tant que derviches, étaient apparemment considérés comme des dévots et des hommes de foi. Le conteur était désigné dans ce cas par le titre de mollâ, appellation qu’il a conservée pendant la période qâdjâre.
Les conteurs à cette époque, qui constituaient une sorte de corporation, allaient souvent au delà de leur rôle habituel. Dans une série d’articles portant sur l’art oratoire (sokhanvari), Mohammad Ja’far Mahjub a examiné le conte comme partie d’une vaste tradition d’orateurs durant la période pré-moderne en Iran. [10] Mahjub souligne l’intérêt des cafés traditionnels en tant que lieux de divertissement et de soutien aux arts de la parole pendant la période pré-moderne et, dans une moindre mesure, pendant la période contemporaine. [11] L’auteur étudie également la relation entre le conte et les autres arts oraux ainsi que la tradition mystique Soufi. Il traite du Selseleh-ye ’Ajam, une corporation mystique aujourd’hui disparue fondée durant la période safavide. Il est clair qu’en Iran, les conteurs ont fait partie des traditions à la fois formelles (religieuses) et informelles (mystiques) et que cela est toujours le cas.
L’époque safavide a donc représenté un bouillonnement culturel pour le peuple mais aussi à la cour. La société iranienne dans son ensemble était imprégnée de cette culture à la fois traditionnelle et religieuse grâce à la synthèse effectuée entre les deux types de récit qui a permis la conservation des histoires anciennes et leur adaptation aux impératifs religieux. La fine connaissance des contes dans les deux catégories de la population entraînait des exigences sur la qualité dans la narration ainsi que sur les thèmes abordés. Les conteurs, en raison de l’influence qu’ils étaient susceptibles d’exercer sur leurs auditeurs, ont été soumis de manière très formelle à la surveillance de superviseurs (évoqués plus haut) ou naghib, chargés de s’assurer que les artistes ne diffusaient pas chez le peuple des idées contraires à celles du souverain. De même le roi ’Abbâs I fit envoyer des mollâs dans les maisons de café pour y instruire chaque matin les clients à propos des lois ou pour y réciter de la poésie. Les goûts des spectateurs dictaient fortement le choix des histoires racontées et certains d’entre eux demandaient à entendre l’une ou l’autre afin de pouvoir la mémoriser et se former à la pratique du récit. Ces maisons de café ont constitué le cadre propice à l’épanouissement de l’art du conte car elles permettaient de réunir des travailleurs venus se détendre en pratiquant diverses activités et de capter leur attention. Elles permettaient également aux artistes de venir se mesurer entre eux et partager leurs connaissances.
Comme nous l’avons remarqué, les activités de ces maisons étaient soumises à un contrôle strict et dépendant de l’implication religieuse du souverain de l’époque. De même que la musique avait été, plus tôt, interdite car étant incompatible avec la foi musulmane, la danse ainsi que la présence de serveurs attirant trop le regard furent interdits. ہ l’époque de Shâh ’Abbâs II (r.1642-1666), le Calife Soltâni, grand ministre du Shâh, qui était un homme vertueux et fanatique, interdit d’employer dans ces endroits, des jeunes gens qui dansaient autour des clients. Il empêchait ainsi les danses et les chansons licencieuses.
L’une des conséquences du développement de l’art du récit a été sa codification selon des règles qui faisaient du conteur un véritable technicien narratif dont la méthode était contenue dans un parchemin, le tumâr, que certains portaient enroulé autour de leur coiffe. Ils devaient également être versés dans les nombreuses histoires que leur public était susceptible de souhaiter entendre, dans l’histoire iranienne, chaque conteur ayant sa spécificité propre et son domaine de prédilection. Mirzâ Mohammad Farsi Bavanati connaissait par exemple très bien le Hamzeh-nâmeh alors que d’autres conteurs racontaient le Shâhnâmeh. La peinture s’est également développée sous le règne des Safavides. Ici encore, les maisons de café ont permis l’exercice de cet art qui venait en complément des contes puisque les illustrations inspirées par les contes en ont peu à peu recouvert les murs.
La fin du XVIIIe siècle vit l’avènement d’une des dynasties les plus importantes d’Iran, les Qâdjâres (1779-1925). Elle a marqué le début de l’ère moderne après une période de troubles et de luttes pour le pouvoir. Des échanges avec l’Occident se mirent en place ainsi que des relations diplomatiques avec les puissances européennes, ce qui a permis une transmission de savoirs de part et d’autre, et des adaptations du modèle culturel iranien à certains traits européens, notamment vestimentaires. La capitale se déplace à Téhéran, les maisons de café conservent une activité importante, bien que la période de bouillonnement soit déjà passée. Les conteurs et autres saltimbanques sont toujours sous l’autorité du roi par l’intermédiaire des Naghib al-Mamâlek qui assurent également les récits destinés à la cour.
ہ l’époque qâdjâre, le conteur de cour apparaît de nouveau au côté du conteur populaire. Pendant cette période, le naqqâli a poursuivi son essor. Dans Histoire d’Iran, au début du XIXe siècle, John Malcom décrit en détail sa représentation dans la citation suivante : "In the court of Persia there is always a person who bears the name of « story-teller » to his majesty ; […] and those [men], sometimes display […] extraordinary skill. […] But the art of relating stories is, in Persia, attended both with profit and reputation. Great numbers attempt it, but few succeed. It requires considerable talent and great study…They must not only be acquainted with the best ancient and modern stories, but be able to vary them by the relation of new incidents, which they have heard or invented. They must also recollect the finest passages of the most popular poets, that they may aid the impression of their narrative by appropriate quotations." [12] [Il y a toujours à la cour de Perse une personne qui porte le nom de « conteur » de sa majesté […] et ces [hommes] font parfois preuve de talents extraordinaires. […] Mais, en Perse, l’art de relater des histoires est accompagné à la fois du profit et de la réputation. Beaucoup s’y essaient, mais peu réussissent. Cela requiert un talent considérable et beaucoup de travail…Ils doivent non seulement être familiers des meilleures histoires, modernes et anciennes, mais aussi être capables de les agrémenter par le récit de nouveaux épisodes qu’ils ont entendus ou inventés eux-mêmes. Ils doivent aussi se souvenir des meilleurs passages des poètes les plus populaires afin d’appuyer l’effet de leur récit par des citations appropriées.]
Les histoires dont parle Malcom sont vraisemblablement celles qui sont toujours populaires aujourd’hui, et ce passage nous donne une idée de la manière d’interpréter. Malcom fournit également les noms de deux conteurs, « derviche Suffer » et « mollâ Adenâ », [13] le premier étant un conteur populaire, le second un conteur pour le roi. On remarque, avec les dénominations de derviche et mollâ, la perpétuation de la tradition de la période safavide qui attribue des titres honorifiques aux conteurs avec, dans le cas du derviche, un titre qui implique à la fois la sainteté et la pauvreté. Malcom donne une explication sur l’usage du terme mollâ comme étant une personne instruite, serviable et cultivée, [14] alors qu’il désigne aujourd’hui un fonctionnaire religieux.
Malcom inclut également un résumé d’histoires, qui, bien que n’étant pas présentes dans l’œuvre de Ferdowsi sont encore couramment racontées aujourd’hui. L’une d’entre elles est l’histoire des errances de Jamshid le destitué à Sistân et de son mariage secret avec la fille du roi de Sistân. [15]
A l’époque qâdjâre et surtout à l’époque de Nâssereddin Shâh (r.1831-1896), on peut distinguer trois catégories de naqqâl :
Les naqqâl qui racontaient dans les maisons de cafés, les histoires épiques du Shâhnâmeh de Ferdowsi. Le plus célèbre était Qolâm-Hossein Qulbace. En racontant les histoires, il donnait des conseils et des enseignements.
Les naqqâl qui racontaient les histoires mythico-historiques comme l’Eskandar-nâmeh. Seyyed Ahmad Hamedâni était un des naqqâl parmi les plus connus et qui récitait également le qazal et les poésies amoureuses.
Les naqqâl qui relataient les histoires et événements historico-mythico religieux comme le Hamzeh-nâmeh. آghânouri était un des naqqâl les plus connus dans ce genre d’histoires en critiquant les gouvernements en place.
Petit à petit, le conteur a étendu son rôle à celui d’informateur public. E.G. Browne atteste de l’effet que produisait la tradition populaire du conte à la fin de la période qâdjâre. Il écrit en citant une lettre de son correspondant, le 19 juin 1907 : "Everyone seems to read the paper now. In many of the Qahwa-khanas (coffee house) professional readers are engaged, who, instead of reciting the legendary tales of the Shah-Nama, now regale their clients with political news." [16] [On dirait que tout le monde maintenant lit le journal. Dans beaucoup de qahveh-khâneh (cafés) on engage des lecteurs professionnels qui, au lieu de réciter les contes légendaires du Shâhnâmeh, régalent désormais leurs clients avec l’actualité politique.]
La citation de Browne est particulièrement intéressante par le fait qu’elle montre que les grands évènements politiques ont quelque peu supplanté le conte. Cette lettre souligne de plus le pouvoir exercé par les conteurs en Iran en tant que source d’informations pour la population illettrée.
A cette époque, la transcription des récits des conteurs a influencé la tournure des contes avec une exigence de qualité. Pour illustrer cela, on peut citer l’histoire d’Amir Arsalân composée par l’un des conteurs de Nâssereddin Shâh, qui a été mise par écrit à partir de son propre récit. C’est Mo‘ayer al-Mamâlek, un petit-fils du roi, qui a fourni des informations sur la manière dont l’histoire fut écrite. Chaque soir le conteur venait lire pour le roi. Une de ses filles préférées fut si enchantée par les histoires qu’elle échafauda le projet de les transcrire à l’insu du conteur : "Har shab hengâmi ke Naghib al-Mamâlek barây-e shâh naql migoft asbâb- neveshtan hâzer nabud posht-e dar mineshast va goftehâ-ye u râ be-ru-ye kâqaz miâvard. Az in jomle dâstân-e amir Arsalân ast." [17] [Chaque soir, lorsque Naghib al-Mamâlek racontait une histoire pour le roi, elle apportait de quoi écrire, s’asseyait derrière la porte et notait ce qu’il disait. C’est ainsi qu’est née l’histoire d’Amir Arslân.]
Après son écriture l’histoire demeura une œuvre populaire pendant quelques temps et fut intégrée à la tradition littéraire d’Iran.
De la fin du XIXe siècle jusqu’au début du XXe, les contes ont connu un immense succès, ce qu’illustre parfaitement le nombre de personnes ayant entrepris cette carrière : au début du XXe siècle quelque 5000 à 10 000 derviches se sont lancés dans diverses formes de tradition orale, dont le naqqâli. [18]
Avec l’avènement des techniques d’impression, les histoires racontées dans les cafés ont commencé à apparaître dans les livres à épisodes. La plupart étant des versions abrégées et de moindre qualité [19]
des récits, elles n’ont pas moins contribué à la transmission des histoires en permettant aux exclus de la culture des cafés, c’est-à-dire aux femmes et aux enfants, l’accès à un grand nombre de textes. [20] Contrairement à l’idée selon laquelle l’écriture aurait été la principale cause de disparition de la culture orale, elle a permis, du moins en Iran, d’élargir son public.
Ce genre de représentation s’est poursuivi jusqu’au XXe siècle mais a commencé à décliner avec l’arrivée des médias dans la vie quotidienne des gens. En 1940 la radio arrive en Iran, et lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate, elle éloigne vite les clients des cafés du naqqâli. Depuis la fin des années 1950 l’audience de la télévision s’est tellement élargie que beaucoup de conteurs ont dû cesser leur activité.
La tradition de la récitation publique a été bouleversée par l’avènement de la Révolution islamique en février 1979. Le nouveau régime a instauré un certains nombre de restrictions sur l’expression artistique : musique, théâtre, cinéma… La politique culturelle du régime, défavorable à l’apologie des rois, a entraîné l’abandon des spectacles des conteurs et, pendant la guerre entre l’Iran et l’Irak entre 1980 et 1988, il n’y avait plus de représentation dans les cafés traditionnels.
En 1994, les musiciens ont commencé à revenir dans les cafés et, dans certains, les conteurs ont fait leur réapparition. Aujourd’hui, bien que le nombre de cafés traditionnels ait augmenté, il n’y a que très peu de cafés qui perpétuent la tradition du naqqâli, en raison de la prépondérance des nouveaux médias et aussi d’une politique qui ne favorise pas l’histoire des rois de l’antiquité. Ainsi, comme les gens n’ont plus la possibilité d’assister au véritable spectacle du récit, ils y vont d’avantage pour écouter de la musique traditionnelle.
L’avenir du naqqâli repose sur la volonté de quelques conteurs qui s’efforcent de conserver cette tradition en la transmettant à d’autres.
[1] Signifiant « Tête rouge », ce nom désigne un groupe militant qui porta Shâh Esmâ’il au pouvoir et aida ainsi à fonder la dynastie safavide.
[2] Nasrâbâdi, Mohammad Tâher Mirzâ, Tazkareh-ye Nasrâbâdi [Histoire de Nasrâbâdi], Ed. V. Dastgerdi, Téhéran, éd. Forughi, 1939, p. 379.
[3] Marzolph, Ulrich., « Hamze-nâme », [Le Livre de Hamze], in Enzyklopädie des Märchens : Handwöterbuch zur historischen und vergleichenden Erzählforschung, vol. 6, pp. 430-436.
[4] La Zourkhâneh (littéralement « maison de la force »), offre un contexte qui peut être considéré comme en partie cérémonial et en partie démonstration sportive. En contrebas, au centre du bâtiment qui accueille les pratiquants se trouve une cour autour de laquelle se disposent les hommes, et une galerie pour le maître (ostâd) ou le leader spirituel (morshed) et les musiciens. L’accompagnement musical est aujourd’hui limité à des percussions et une récitation de passages du Shâhnâmeh. Plusieurs rythmes sont employés, et une grande variété de mouvements y sont associés, dont des démonstrations de force faites en manipulant des objets lourds (des poids de bois et des chaînes métalliques) et des démonstrations de souplesse. Ils servaient autrefois de lieux de regroupement social. Des membres du zourkhâneh appartenaient également à des confréries ainsi qu’à des associations de quartiers.
[5] Nasrâbâdi, M., op. cit., p. 322.
[6] Par exemple se reporter à l’anecdote sur Shâh ’Abbâs et le poète Mir Elâhi dans Tazkareh-ye Nasrâbâdi [Histoire de Nasrâbâdi] de Mahamad Tâher Mirzâ Nasrâbâdi, Ed. V. Dastgerdi, Téhéran, éd. Forughi, 1939, p. 225.
[7] Nasrâbâdi, M., op. cit., p. 307.
[8] Une ville au nord-est en Iran.
[9] Nasrâbâdi, M., op. cit., p. 357.
[10] Voir Mahjub, Mohammad Ja‘far, « Sokhanvari » [Eloquence], in Sokhan, n° 9, 1958, pp. 531-535, 631-637, 779-786.
[11] Mahjub, M., loc. cit., Voir également : pp. 631-637 avec des exemples de poésies et de discours.
[12] Malcom, John, History of Persia, London, éd. John Murray, 1815, pp. 552-553.
[13] Ibid., pp. 553-554.
[14] Malcom, J., op. cit., pp. 575-576.
[15] Ibid., p. 18.
[16] Browne, Edward G., The Persian revolution of 1905-1909, Cambridge, Presse de l’Université de Cambridge, 1910, p. 143.
[17] Jamâlzâd, Sa‘id Mohamad, « Do Ruzi Bâ Nasser al-Din Shâh » [Deux jour avec Nasser al-Din Shâh], in Yaghmâ, n° 8, 1956, p. 217.
[18] Aubin, Jane E., La Perse d’aujourd’hui : Iran-Mésopotamie, Paris, éd. Librairie Armand Colin, 1908, pp. 241-242.
[19] Marzolph, Ulrich., Dâstânhâ-ye shirin : Fünfzig Persische Volksbüchlein aus der Zweiten Hälfte des Zwanzigsten Jahrhunderts, Stuttgart, éd. Franz Steiner Verlag, 1994 ; Ulrich Marzolph a traité des divers aspects des livres à épisodes (pp.78-81), a décrit la manière dont une histoire était finalement publiée dans ce format (pp. 93-94) et a répertorié 50 ouvrages de ce type publiés avant les années cinquante.
[20] Tout comme l’a remarqué un naqqâl contemporain, « Sa mère lui racontait des histoires du Shâhnâmeh » (Torâbi 1990) ; cf. Marzolph, Ulrich., Dâstânhâ-ye Shirin : Fünfzig Persische Volksbüchlein aus der Zweiten Hälfte des Zwanzigsten Jahrhunderts, Stuttgart, éd. Franz Steiner Verlag, 1994, p. 94.