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Le chemin de vie des tribus nomades a nourri l’inspiration de bon nombre d’écrivains et réalisateurs de cinéma. Du film Grass : A Nation’s Battle For Life réalisé par l’américain Merian C. Cooper en 1925 à celui de Mohsen Makhmalbâf Gabbeh sorti en salles en 1995, soixante-dix années ont séparé ces deux œuvres. A chaque fois, les réalisateurs ont su amener le spectateur à porter un nouveau regard sur les tribus d’Iran, teinté d’ethnographie ou de poésie, sur les Bakhtiâris pour le premier, les Qashqâ’is pour le second.
Connu pour son film King Kong (1933) devenu un mythe dans le cinéma mondial, Merian C. Cooper s’est formé à l’école de la vie. Son film d’aventures Grass (1925) en est l’expression artistique, flirtant avec le genre ethnographique et journalistique. Mêlant l’aventure au spectaculaire, la nature à la culture, cet ancien pilote de l’Armée de l’air américaine qui a servi pendant la Première Guerre mondiale en Europe devenu par la suite journaliste au New York Times, a croisé, presque par hasard pourrait-on dire, le chemin de la transhumance des Bakhtiâris dans les années vingt – un peuple qu’il qualifie de « peuple oublié ». Injuste est cette dénomination car à l’époque où est tourné ce film, les Bakhtiâris représentaient une véritable force politique en Iran. Leur structure centralisée et hiérarchisée, avec ses factions et ses chefs tribaux, pouvait donner l’impression d’un Etat dans l’Etat. Ils entretenaient par ailleurs des liens privilégiés avec l’Anglo-Persian Oil Company ; une nécessité pour le camp britannique afin de pouvoir rester de manière durable dans le sud du pays et un appui politique non négligeable pour les chefs bakhtiâris qui avaient formé la décennie précédente un gouvernement dans la région. En dépit de cette ignorance du réalisateur, le film qui est qualifié par certains de documentaire, porte la trace de ces tensions existantes entre l’Etat et les tribus. Peu de temps avant le tournage avait eu lieu « l’incident de Shalil », une attaque manœuvrée en 1922 par des Bakhtiâris contre une patrouille militaire iranienne sur la route de Lynch dont la responsabilité revenait aux « havânin » de les protéger. [1] L’autorisation donnée à Cooper de suivre et filmer la transhumance de printemps permettait aux chefs de tribus de prouver leur bonne foi vis-à-vis de Rezâ Khân à contrôler les régions montagneuses du Khouzestân. Ce document signé par le chef Bâbâ Ahmadi que l’on suit en vedette au cours du long-métrage, Haidar Khân de son nom, est visualisé à la fin du film ; il était le riche vassal de l’ilkhâni, chef des tribus du Fârs. Peu de temps après le passage de l’équipe, la situation politique explosa. Les tribus se révoltèrent et se rebellèrent contre le grand chef qui démissionna. L’autorité de Rezâ Khân s’établit.
Réalisé dans des conditions difficiles, tempête de sable, passage du col enneigé de Zâdeh Kouh (4 576 m), traversée du torrent de la Kâroun, marche de quarante-cinq jours, Grass est remarquable par son authenticité et son réalisme. Pourtant, il s’agit là du premier film en tant que producteur et réalisateur de Merian C. Cooper qui ne s’est alors pas encore fait connaître par ses grandes innovations techniques, que vont être l’utilisation du Technicolor trois bandes et du cinérama. Les véritables aventures de l’équipe de tournage, réduite à Ernest B. Schoedsack, futur partenaire de Cooper dans King Kong, et à Marguerite Harrison, ancienne espionne reconvertie au journalisme, rythment l’ensemble du film. C’est une structure moderne pour le cinéma de l’époque. Grass débute par des plans de face sur ces trois personnalités, enchaîne sur leur voyage dans le désert du sud de la Turquie avant d’aboutir à la rencontre avec les Bakhtiâris dans un caravansérail. D’une approche presque ethnographique, que révèle une des premières phrases de ce film muet et qui est : « Long the sages have told us how our forefathers, the Aryans of ol, rose remote in Asia and began conquest of earth […] We are part of that great migration (ce n’est pas possible d’avoir la traduction, c’est une revue française) », il offre au spectateur ignorant des coutumes nomadiques un aperçu des réalités quotidiennes : scènes filmées autour de la chasse qui est l’activité première des Bakhtiâris, des habitudes culinaires, des moyens de transport comme l’utilisation de radeaux pour traverser la Kâroun… Tout ceci se visualise sur fond de musique traditionnelle persane, ce qui n’était pas forcément évident dans le cinéma hollywoodien de l’époque !
Soixante-dix ans après la sortie en salles de Grass, c’est Mohsen Makhmalbâf qui se préoccupe du sort des dernières tribus nomades en Iran. Décidé au départ à faire un documentaire sur les Qashqâ’is, il serait tombé amoureux de la femme nomade, charmé par les paysages qu’il a traversés, ébloui par les couleurs des robes et des voiles, déviant ainsi son documentaire en un film poétique, une sorte de rêverie initiatique ou encore de fable qui rendrait hommage à ce peuple.
Avec Gabbeh, M. Makhmalbâf construit « un certain regard » autour des Qashqâ’i, jouant de l’imaginaire avec les réalités, jonglant entre poétique et narration, dans un mélange de couleurs des plus vives et par un rapport étroit avec la nature. Le film suit les tribulations d’un clan du sud-est du pays mais se construit avant tout autour d’une histoire d’amour : celle entre une jeune fille nomade aux traits racés, au regard appuyé et rebelle, avec un cavalier ombrageux, mystérieux, presque menaçant par ses hurlements de loup ou du moins totalement désespéré. Il apparaît toujours au loin du campement des nomades. Les activités quotidiennes rythment la vie de la communauté. Elles s’effectuent dans une poétique de simplicité, entre des vers de poésie inventés et récités par des femmes ordinaires près d’une source d’eau et des gestes gracieux pour tisser ou tondre un mouton. Le réalisateur filme ces petits événements avec contemplation, dans une joie pure et une liberté certaine, ce qui leur donnent leur richesse et crée un monde à part : le retour d’un oncle citadin dans la tribu, les leçons dans une école itinérante, l’accouchement sous une tente, la disparition d’une fillette, le changement des saisons, la tonte des moutons, la fabrication des couleurs, le tissage du « gabbeh », tapis tissés par les femmes nomades, aux motifs parfois naïfs, généralement très colorés et qui racontent les scènes de vie et d’errance de la communauté. Le gabbeh figure la vie et devient à son tour une œuvre. Avec Gabbeh, Makhmalbâf célèbre ainsi les personnes qui savent faire de leur vie une œuvre.
[1] Voir Jean-Pierre Digard. Cronin, Stéphanie, Tribal politics in Iran. Rural conflicts and the new state, 1921-1941. Abingdon (Oxon)-New York, Routledge, 2007, (« Royal Asiatic Society Books »), Abstracta Iranica [En ligne], Volume 30.