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Les Shâhsavans : des « amis du roi » à une progressive fragmentation politique et culturelle
La véritable origine des Shâhsavans, nomades essentiellement basés au nord-ouest de l’Iran et dont le nom signifie "les amis du roi", demeure inconnue, même si les historiens ont émis diverses hypothèses à ce sujet. Il semble qu’entre les XVIe et XVIIIe siècles, les Shâhsavans aient existé sous forme de différents groupes tribaux rassemblés dans une confédération. Comme le souligne Richard Tapper, la version officielle demeure celle de l’historien du début du XIXe siècle Sir John Malcom, selon laquelle les Shâhsavans seraient nés de la volonté politique du roi safavide Shâh ’Abbâs Ier (1587-1629) de créer autour de lui une tribu lui vouant une allégeance totale, ceci notamment afin de contrer l’influence des tribus Ghezelbâsh qui, bien qu’ayant largement aidé Shâh Esmâ’il à fonder la dynastie safavide un peu moins d’un siècle plus tôt, s’étaient ensuite rebellés contre le pouvoir central. Les Shâhsavans sont selon cette version considérés comme une sorte de garde royale personnelle du roi destinés à amoindrir le potentiel nuisible et l’influence des Ghezelbâsh. L’origine du nom "Shâhsavan" est ainsi le plus souvent expliquée par la dévotion extrême de ses membres à l’autorité royale et aux rois safavides. Cette version a cependant été critiquée par Vladimir Minorsky qui, au début du XXe siècle, remet en cause la version de la création ex-nihilo des Shâhsavans par un simple décret royal étant donné qu’il existait des groupes tribaux appelés Shâhsavan dans la plaine du Moghân (dont une petite partie est aujourd’hui située en République d’Azerbaïdjan) avant même la fondation de la dynastie safavide. La majorité des versions s’accordent cependant sur le fait que les Shâhsavans sont d’origine turque ou vient de régions d’Asie centrale, même si certaines tribus ont des ascendances kurdes.
A partir du milieu du XVIe siècle, la région de l’Azerbaïdjan, du fait de son emplacement stratégique au carrefour de plusieurs civilisations conquérantes, propulsa les Shâhsavans qui y étaient majoritairement basés, en acteurs de premier plan de plusieurs événements historiques pendant plus de deux siècles et demi. Au début du XVIIIe siècle, à l’époque de Nâder Shâh, les guerriers des tribus Shâhsavan eurent ainsi un rôle important dans la résistance aux invasions ottomanes dans la région Ardabil-Moghân. A cette même époque, les Shâhsavans établis aux alentours de la ville d’Ardebil et ceux de Meshkinshahr se séparèrent en deux groupes bien distincts. De façon plus générale, plusieurs groupes de Shâhsavans établis à Ardebil et dans le Moghân décidèrent de migrer dans d’autres régions du nord et de l’ouest de l’Iran, aboutissant à une dispersion des tribus ainsi que des allégeances et identités. En revanche, les tribus demeurées dans le Moghân furent peu à peu unifiées et dirigées par un chef nommé directement par le roi Nâder Shâh.
Outre les Ottomans, les Shâhsavans s’opposèrent également aux ambitions russes dans la région. Néanmoins, lorsqu’au début du XIXe siècle, la frontière avec l’Iran fut déterminée, les Shâhsavans se virent privés de l’accès à de nombreuses plaines du Moghân où ils avaient l’habitude de s’établir pendant l’hiver, induisant un bouleversement profond dans leurs habitudes et leur transhumance. L’organisation interne de ce groupe s’affaiblit et de nombreux membres de tribus eurent recours à des pillages et des attaques dans la région pour survivre, à un point tel que l’insécurité des routes que cela entraîna perturba parfois gravement le commerce entre l’Iran et la Russie. Cependant, leur dangerosité et l’ampleur des raids étaient parfois exagérées par le pouvoir pour justifier des répressions sporadiques. En 1909, quelques années après la Révolution constitutionnelle iranienne de 1906, les grands chefs Shâhsavan adhérèrent à une grande union tribale iranienne dont faisaient également partie les grands chefs tribaux de la région et s’unirent pour piller la ville d’Ardabil puis, avec l’aide secrète de la Russie, tentèrent d’entrer à Téhéran et de rétablir Mohammad ’Ali Shâh sur le trône. Ils furent vaincus en 1910 mais ne furent totalement désarmés que plus d’une décennie plus tard, par Rezâ Shâh en 1923. Après la défaite de 1910, les Shâhsavans d’Azerbaïdjan conservèrent leur distance avec le gouvernement central même si, de 1923 à la Révolution islamique, ils affirmèrent leur loyauté au pouvoir central sans toutefois se mêler des affaires politiques du pays. De façon générale, au début du XXe siècle, les Shâhsavans jouissaient d’une situation confortable et comptaient plus de 10 000 familles. Néanmoins, la politique de sédentarisation forcée de Rezâ Shâh contribua à leur affaiblissement et leur progressive désagrégation. Durant les années 1940, des chefs de tribus tentèrent tant bien que mal de rétablir un mode de vie fondé sur l’élevage ainsi qu’une certaine union politique et économique entre les différentes tribus. Cependant, la politique de modernisation et l’exil forcé de certains chefs par Rezâ Shâh mirent fin à ces nouvelles tentatives d’union, en renforçant la sédentarisation des Shâhsavans.
Après la Révolution de 1979, leur nom signifiant "amis du roi" prit une connotation négative, et fut changé en Elsevan signifiant "ceux qui aime les gens" ou "ceux qui aiment leur tribu", même s’ils demeurent connus sous le nom de Shâhsavan. Après plusieurs décennies de sédentarisation plus ou moins forcées sous le coup du pouvoir central, la Révolution islamique favorisa une certaine renaissance du tribalisme et du nomadisme pastoral, mais la tendance de fond, qui était à la sédentarisation, semblait et semble désormais irrémédiablement engagée.
Actuellement, les Shâhsavans se répartissent essentiellement dans la province de l’Azerbaïdjan, dans les environs d’Ardebil, Qazvin et Zanjân, Hamadân, au nord du lac d’Oroumieh, à Sahand, mais aussi à Téhéran et à Qom, et sur les territoires de l’actuelle République d’Azerbaïdjan.
Même si nous ne disposons pas de documents précis à ce sujet, il semble que les Shâhsavans étaient à l’origine et jusqu’au XVIIIe siècle organisés sous forme d’une confédération centralisée rassemblant plusieurs milliers de familles, et dirigée par une grande famille régnante. La famille se scinda en deux à la fin du XVIIe siècle ou au début du XVIIIe siècle, donnant naissance aux Shâhsavans d’Ardabil et à ceux de Meshkinshahr, qui a leur tour se scindèrent progressivement en plusieurs clans et tribus, au gré des coalitions et rivalités. Le pouvoir de la majorité des grands chefs traditionnels fut considérablement affaibli sous la dynastie des Pahlavis, et ce tant pour des raisons de rivalités internes que de politique nationale. Les Shâhsavans actuels ont donc perdu leur cohésion originelle, et se divisent essentiellement en une trentaine de tribus principales de taille très variable, rassemblant parfois près de mille familles, parfois à peine une centaine.
Même si le processus de sédentarisation accélérée ayant eu lieu au cours du XXe siècle a introduit de nombreuses modifications dans leur mode de vie, la base de leur subsistance est en général assurée par un élevage communautaire regroupant des unités de quatre à cinq familles campant dans les plaines de juin à début septembre. La migration d’automne commence en octobre et aboutit à la formation des "camps d’hiver" rassemblement de différentes familles en un camp de taille plus importante environ de novembre à avril. La migration du printemps commence généralement en mai. Leur nombre est estimé à environ 300 000 personnes, même s’il n’existe pas de statistiques véritablement fiables et précises à ce sujet. On en dénombre encore près de 50 000 dans la province de l’Azerbaïdjan de l’Est ayant encore un style de vie nomade ou semi nomade. La plupart du temps, ils s’établissent dans les steppes du Moghân en hiver et migrent à environ 150 kilomètres au sud en été dans les hauts pâturages et les prairies de Sabalân dans les régions de Sarâb, Meshkinshahr ou encore Ardabil.
Comme nous l’avons évoqué, l’organisation interne de ces tribus a subi de profondes transformations : auparavant, chaque Shâhsavan faisait partie d’une tribu reconnue et cette appartenance passait par un serment d’allégeance à un chef tribal (beyg). La majorité des Shâhsavans menait une vie nomade et vivait d’élevage, même si un nombre important s’était aussi progressivement sédentarisé en construisant des fermes. Sous l’effet des pressions du pouvoir central et de la politique de sédentarisation forcée menée durant la première moitié du XXe siècle et poursuivie dans les années 1960 et 1970, la structure tribale organisée sous l’égide d’un beyg s’est peu à peu disloquée. Cette tendance a été renforcée par le choix même de nombreuses familles de partir s’installer dans les villages ou villes à proximité tout en essayant de préserver, pour certains et lorsque le milieu naturel le permet, leur organisation tribale et leur culture.
Les Shâhsavans sont chiites et parlent en général le turc d’Azerbaïdjan. Cependant, ils n’ont pas véritablement d’unité culturelle ou ethnique : certaines tribus sont d’origine turque, et d’autres non turque ; l’hétérogénéité ayant été renforcée par la dispersion croissante des tribus dans différentes régions d’Iran. Richard Tapper ne les considère pas comme une communauté unie par des valeurs, un but ou des caractéristiques ethno-culturelles communes. Selon ce dernier, ce qui unit aujourd’hui les Shâhsavans est avant tout leur nom, et non une identité commune qui s’est fragmentée au cours de l’histoire. Cependant, un sentiment d’appartenance à un même groupe social semble demeurer enraciné dans les mentalités.
En outre, nous pouvons relever certaines caractéristiques que l’on retrouve dans la majorité des tribus shâhsavans : chaque tribu est actuellement et en général dirigée par des membres d’une même famille, frères ou cousins, et inclut également souvent des bergers issus d’autres groupes et parfois liés aux membres de la famille dirigeante par mariage. La notion de lignée est très importante et les familles composant un groupe de nomades sont souvent issues de la même famille. Une femme peut se marier avec un homme issu d’un autre groupe de nomades, mais elle perdra alors son statut de membre de cette lignée particulière, même si elle lui reste attachée par des liens d’affection. Plus de la moitié des mariages est cependant contractée avec des membres extérieurs au groupe, et les mariages entre cousins de premier degré paternel reste rare. La liberté de choix est souvent accordée aux personnes concernées par le mariage, les mariages dits "forcés" semblent donc faire figure d’exception. La célébration d’un mariage donne lieu à des festivités hautes en couleur durant près d’une semaine, à la suite de laquelle la mariée rejoint la maison de son mari. La polygamie demeure également l’exception, et les "secondes femmes" sont en général des veuves avec qui l’on se marie pour assurer leur subsistance.
L’éducation des enfants chez les Shâhsavans est essentiellement assurée par la mère, le rôle éducateur du père prenant une plus grande importance concernant ses fils lorsqu’ils atteignent l’adolescence et peuvent commencer à aider leurs aînés notamment dans l’élevage et l’entretien des troupeaux. Ils sont alors soumis à une discipline stricte, l’accent étant mis sur l’apprentissage de valeurs telles que le courage et l’endurance.
Les principaux revenus économiques des nomades shâhsavans sont issus des élevages de moutons et de chèvres utilisés principalement pour leur lait, laine et la viande. Ils possèdent également des ânes, chevaux et même des chameaux essentiellement pour transporter leurs biens durant les migrations saisonnières. Lors de l’établissement à un endroit particulier, la majorité des familles vit aussi de l’élevage de poules tandis que les plus aisés ont des vaches. Il faut également souligner qu’avec la sédentarisation croissante, les Shâhsavans restés nomades maintiennent des liens avec des membres de leur famille proche ou plus éloignée et mettent parfois en place des projets communs sous formes d’économie duale et de troc, en s’échangeant leurs produits et productions respectives. Ce genre de coopération demeure cependant relativement marginale et les Shâhsavans restés nomades doivent le plus souvent vendre leurs produits – essentiellement de la viande, de la laine et du lait – afin d’obtenir des denrées agricoles telles que la farine pour faire leur pain, qui constitue la base de leur alimentation.
Outre l’élevage, les Shâhsavans gagnent une partie de leurs revenus au travers de la confection de produits artisanaux traditionnels, dont les plus importants sont les différents types de tapis tissés par les femmes. Ces dernières confectionnent également des couvertures et des sacs en toile permettant de stocker diverses denrées. Il faut cependant noter qu’un certain nombre de ces produits et notamment les tapis sont destinés à pourvoir à la dot des futures mariées. La qualité de ces tapis est reconnue au niveau national et international, ces derniers étant parfois vendus à des prix très élevés.
En plus de leur occupation d’éleveurs nomades, certains Shâhsavans se font parfois également employer à la saison comme berger au sein d’exploitations et d’élevages situés à proximité des lieux où ils s’établissent de façon temporaire, ou même pour travailler en tant qu’ouvrier au sein d’exploitations agricoles. La majorité des Shâhsavans vit "au jour le jour" et achète une grande partie de ses produits à crédit, remboursant leurs dettes avec les produits de la saison suivante. Il existe néanmoins une certaine disparité économique et matérielle entre les différents groupes de nomades, et les plus riches d’entre eux dégagent des recettes suffisantes de leurs élevages qui leur permettent de ne pas avoir recours au crédit. Certains détiennent même certaines parts de terres agricoles qu’ils peuvent utiliser librement lors de leurs déplacements, comme pâturage ou autres.
De façon générale, l’entretien des tentes, l’élevage et l’entretien général des moutons et autres bêtes est l’apanage des hommes et des jeunes hommes. Les femmes s’occupent généralement de la confection de produits artisanaux chez elles, de l’approvisionnement en eau, de l’entretien de la maison, de la confection du pain, et de la réalisation de divers produits alimentaires à base de lait.
Un des éléments singularisant les Shâhsavans des autres nomades est leur tente appelée âlâtchigh. Alors que la majorité des tentes sont de forme rectangulaire et faites en peau de chèvre, celles des Shâhsavans sont de forme ronde et semi-sphérique, et font parfois penser aux fameuses "yourtes" d’Asie Centrale. Elles sont formées par des lattes incurvées tenues par de longues sangles, au bout desquelles est arrimée une lourde pierre par des cordes afin de garantir la stabilité d’ensemble de la tente. Elles sont recouvertes d’une épaisse couverture de feutre permettant de conserver la chaleur à l’intérieur. Le foyer, centre de la vie familiale, se situe entre la porte d’entrée et le centre de la tente. Les matériaux de base de cette tente doivent être régulièrement remplacés : environ tous les deux ans pour les lattes de bois, et tous les trois ans pour les couvertures de feutre, qui sont produites grâce à la laine de leurs troupeaux. L’achat des matériaux et leur remplacement étant assez onéreux, seules les familles les plus aisées ou laborieuses peuvent s’offrir la fameuse tente de feutre âlâtchigh. Les autres choisissent un habitat plus simple et bon marché appelé koumeh. Cependant, à l’heure actuelle, l’usage des tentes traditionnelles est en déclin et de nombreuses familles vivent dans des tentes provenant des stocks de l’armée, beaucoup moins onéreuses que les traditionnelles âlâtchigh. Une moyenne de six à huit personnes vit dans chaque tente, parfois plus selon sa taille, et souvent les personnes âgées vivent avec leurs enfants et petits enfants, ou encore deux frères vivent ensemble avec leur femme et enfants respectifs.
Actuellement, une part importante des jeunes générations de Shâhsavans choisit d’émigrer dans les grandes villes en quête d’opportunités professionnelles. Leurs traditions et artisanat tendent à perdre de leur lustre originel, de nombreuses familles choisissant d’acheter des produits manufacturés et, à défaut de se sédentariser, de préférer les tentes de l’armées aux traditionnelles âlâtchigh. Cette évolution est évoquée par Edi Kistler dans l’un de ces récits de voyage chez les Shâhsavans du massif du Sabalân, qui rapporte les paroles d’un des rares Shâhsavans à avoir conservé le mode de vie traditionnel : « Il y a trois ans, nous avons vendu le dernier chameau. Les plus âgés de mes petits-enfants ne viennent plus au pâturage avec moi. Ils cherchent le bonheur à la ville. Tu as eu raison de nous rendre visite car, dans dix ans, tu ne trouveras plus que quelques tentes disséminées dans le Sabalân. Si ton plus jeune fils devait nous rendre visite, il arriverait trop tard. » [1]
Bibliographie :
Tapper, Richard, Frontier nomads of Iran : a political and social history of the Shahsevan, University Press of Cambridge, 1997.
Tapper, Richard, Pasture and Politics : Economics, Conflict and Ritual among Shahsevan Nomads of Northwestern Iran, London, Academic Press, 1979.
Tapper, Richard, “Shahsevan – History and cultural relations”, in www.everyculture.com, page consultée le 10/04/2010.
Parviz, Tanvoli, Shahsevan : Iranian Rugs and Textiles, New York, Rizzoli, 1985.
Kistler, Edi, « La tente de feutre hémisphérique des Shahsavan, appelée « alachiq », Torba, 2/99.
[1] Kistler, Edi, « La tente de feutre hémisphérique des Shahsavan, appelée « alachiq », Torba, 2/99.