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Heydar Bâbâye Salâm (Salut à Heydar Baba) est le chef-d’œuvre de Mohammad Hossein Behdjat Tabrizi dont le nom de plume est Shahriyâr. Ce poète contemporain d’origine azéri a composé beaucoup de poèmes en persan et azéri, mais Heydar Bâbâya Salam est demeuré son ouvrage le plus connu et apprécié. Ce poème contient deux sections dont la première a été composée de 1951 à 1953. [1] Shahriyâr a écrit ce poème après la mort sa mère, alors qu’il était désespéré et désabusé face à une modernité en laquelle il avait cru. Publié en 1953 en azéri puis traduit en persan peu après, il connut un succès remarquable. Quelques années plus tard, il retourna à Khoshkenâb, le village de son enfance, où se situe la montagne de Heydar Bâbâ : le village avait peu changé mais ses habitants n’étaient plus ceux qu’il avait connus. Après ce voyage, Shahriyâr reprit la plume et composa la deuxième section du poème Heydar Bâbâ.
Heydar Bâbâ Salâm est un poème nostalgique dans lequel Shahriyâr dresse un tableau de Khoshkenâb et évoque ses souvenirs d’enfance. S’adressant à Heydar Bâbâ, la montagne à côté de laquelle il a grandi, il évoque avec nostalgie les moments où il jouait près d’elle, les membres de sa famille, et la vie traditionnelle des paysans. Cette évocation se fait sans ordre particulier, et semble avant tout être la complainte d’un homme fatigué. Shahriyâr souligne également qu’il a composé ce poème en azéri pour les paysans de ce village et afin qu’ils puissent le lire et le comprendre facilement. L’utilisation de proverbes et contes folkloriques en fait un véritable poème populaire.
La première section du poème contient 76 strophes tandis que la deuxième en contient 45. Chaque strophe est composée de 5 vers de 11 syllabes. Les trois premières hendécasyllabe de ces quintiles sont rimées autrement que les deux dernières. Ce rythme en facilite la mémorisation et peut être que Shahriyâr, qui connaissait bien la musique, l’a choisi pour que les chanteurs errants de l’Azerbaïdjan puissent le chanter. Dans les deux sections du poème, le poète décrit ses sentiments naïfs en utilisant de nombreuses allégories et métaphores. Il y évoque la beauté des paysages et la sympathie des villageoises de Khoshkenâb, regrettant cette époque où il était encore enfant. Le regret, le chagrin et la séparation sont donc les thèmes majeurs de ce poème, et sont liés à une modernité "inhumaine". Il écrit ainsi que le monde est devenu pour lui tel les ruines de Shâm. [2] Il y parle également du passage du temps :
Heydar Bâbâ tes arbres ont poussés
Mais malheureusement tes jeunes habitants ont vieilli
Tes agneaux ont maigri
L’ombre s’est déplacée, le soleil s’est couché, l’horizon s’est noirci
Les yeux du loup ont brillé du fond de l’obscurité [3].
Si le passage du temps a détruit la vie de l’homme, il n’a pu porter préjudice à Heydar Bâbâ. Considérant cette montagne éternelle, le poète la voit comme son seul refuge face à une civilisation nouvelle qui lui a menti et face à l’abandon de ses amis et de sa famille. Il ne lui reste qu’une solution : rentrer à Khoshkenâb. Il sait cependant que cette idée est difficilement réalisable, mais il se plaît à y songer.
Ces désirs ne sont plus exprimés dans la deuxième section : son voyage à Khoshkenâb l’a beaucoup déçu, et il s’est rendu compte qu’il ne restait plus rien du paradis idéalisé de son enfance : les gens doivent faire face à de nombreuses difficultés matérielles, et la joie d’autrefois a disparu. Shahriyâr prend donc cette fois la plume pour décrire à la fois la beauté et les difficultés de la vie rurale :
Le paysan achète tout cher,
Seule la peine du cultivateur est bon marché.
L’argent qu’il dépense pour la semence équivaut à ce qu’il gagne par la moisson,
Le petit paysan va travailler au chemin
Là-bas, il peut peut-être trouver du sucre [4] et sa subsistance ! [5]
Selon lui, c’est la situation économique qui a rendu les hommes avares et immoraux. Il pense que Satan, qui n’est en réalité que la modernité et la prétendue "civilisation", a fourvoyé les gens. Face à cela, la seule solution qu’il propose est la patience. Dans la deuxième section, la seule chose que Shahriyâr demande à Heydar Bâbâ est de ne jamais l’oublier :
Heydar Bâbâ, au moment où tes perdrix volent
Au moment où les lapins sautent
Au moment où tes jardins fleurissent
Si possible, commémore-nous
Et rend heureux ceux qui ont des peines. [6]
Il précise enfin que le seul service qu’il ait rendu à Heydar Bâbâ est de l’avoir fait connaître à tout le monde :
Regarde comment j’ai prononcé ton nom à haute voix
Et je t’ai demandé de refléter cette voix
Tu as bien fait d’une mouche un Simorgh [7]
Comme tu as donné des ailes au zéphyr
Ainsi, de toutes parts, on m’accompagne. [8]
[1] Kaviânpour, Ahmad, La vie littéraire et sociologique de Maître Shahriyâr, édition Eghbâl, Téhéran, 2002 (1381).
[2] Shâm est l’ancien nom de Damas. Ses ruines sont le lieu où les membres de la famille de l’Imam Hossein ayant survécu à la tragédie de l’Ashourâ virent la tête séparée du corps de l’Imam Hossein.
[3] Shahriyâr, Divân, Negâh, Téhéran, 1366.
[4] En Azerbaïdjan, le sucre était très cher.
[5] Shahriyâr, Divan azeri, Negâh, Téhéran, 1369, p. 54.
[6] Op. Cit.
[7] Oiseau mythique iranien.
[8] Op. Cit.