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Passionné de "culture populaire" et de folklore iranien, Rezâ Khandân est l’auteur du magistral Dictionnaire des contes persans comprenant vingt volumes, et dont seize ont déjà été publiés. Quand on l’interroge sur les raisons du choix d’un tel sujet, il affirme que les contes sont le reflet de ce qu’il qualifie de "culture populaire", et que la connaissance de cette dernière "aide en quelque sorte à la compréhension de l’âme de la société, ce qui peut être un moyen de créer un lien entre la littérature et le peuple". Nous avons réalisé un entretien avec lui durant lequel il a évoqué cette "culture des contes", les conditions de la rédaction de son œuvre principale ainsi que le lien existant entre culture populaire et littérature romanesque.
Que signifie pour vous l’expression de "culture populaire" ?
La culture populaire fait référence à l’ensemble des habitudes acquises et des croyances d’un peuple qui construit sa vie en accord avec ces principes.
Cependant, dès que l’on évoque les notions de culture populaire et de folklore, beaucoup ne pensent qu’au passé, alors qu’elles font aussi référence au présent, bien que la culture populaire d’aujourd’hui diffère bien évidemment de celle d’il y a cent ans. Les contes font partie intégrante de cette culture populaire, et contribue au façonnement d’un univers particulier.
La culture populaire d’aujourd’hui diffère donc de celle d’il y a cent ans. A présent, on ne rédige ni ne créé plus de contes. Même la narration orale de ces contes a beaucoup diminué, on ne les évoque désormais que rarement.
Il y a encore quelques décennies, au contraire, le fait de raconter des contes était une affaire très sérieuse et parfois - dans certains lieux - cette narration s’accompagnait de cérémonies et de rituels très particuliers.
Aujourd’hui, du fait des changements des manières de vivre, du regard des Iraniens sur ce monde et même de leur esthétique, ces contes ont presque disparu et ne sont pas connus par les nouvelles générations. On peut notamment évoquer le rôle de la radio, de la télévision, du cinéma, ou de la diffusion de la presse qui ont pris la place de l’imaginaire des contes dans le quotidien.
Vous avez, avec ’Alî Ashraf Darvishiân, réalisé des recherches très importantes et approfondies sur le folklore et les contes populaires. Quelles furent vos motivations ?
Les contes étaient dans le passé un mode d’expression des anciens ou encore "la parole", dans son sens le plus large. Ils permettent donc d’avoir accès à de multiples facettes de cette culture traditionnelle passée et souvent oubliée.
Certains y consacrent également des recherches par une sorte de romantisme et de nostalgie du passé, d’autres pour des raisons ethnologiques ou même politico-nationalistes. Mais ni Darvishiân ni moi n’admettons ces points de vue. La rédaction du Dictionnaire des contes est en fait un prélude à un travail de recherche plus vaste dans le domaine de la culture populaire des anciens par le biais des contes. La connaissance des rêves, des espoirs, des valeurs, les particularités du langage, etc. de cette époque sont les aspects qui nous intéressent le plus.
Nous ne voulons ni prétendre, comme les nationalistes, que l’art du récit ne se trouve que chez les Iraniens, ni soulager les maux de l’homme d’aujourd’hui à l’aide des contes d’autrefois.
Nous essayons lucidement de faire face à cette situation, et nous ne voulons ni cacher les traits négatifs ni donner trop de valeur aux caractéristiques positives mais effectuer un travail de recherche où chaque chose est à sa place.
Comment sont apparus ces divers contes persans ?
Il faut d’abord évoquer le rôle central des "rassembleurs de contes" comme Sâdegh Hedâyat et Kouhî Kermânî, qui nous permirent d’avoir accès à une vaste palette de ces anciens récits. ’Alî Akbar Dehkhodâ, qui a travaillé sur d’autres aspects de la culture populaire, a lui aussi effectué les premiers travaux de qualité dans ce domaine. L’intérêt pour la "culture populaire" remonte à la révolution constitutionnelle (Mashroutiat) de 1906. Avant cette révolution, les gens étaient quasiment considérés comme des serfs et n’étaient présents ni dans la littérature, ni dans l’art, ni dans la politique.
A la suite de cet événement, ils devinrent "le peuple" avec qui on devait désormais compter. En utilisant de façon croissante un langage populaire dans leurs œuvres, certains écrivains mirent de côté le traditionnel "langage littéraire" et contribuèrent à l’entrée de la langue populaire dans la sphère littéraire et politique. Ceci contribua ainsi à l’émergence progressive du concept de "culture populaire", tel que l’évoqua notamment Sâdegh Hedâyat dans la préface du livre Neyrângestân.
Dans les années trente, des personnalités telles que Sobhî et ’Alî Naghî Vazîrî jouèrent donc un rôle essentiel dans les premiers regroupements et compilations de ces histoires populaires auxquelles était auparavant déniée toute valeur littéraire ou historique. Dans les années quarante, d’autres personnalités telles que Samad Behrângî, Behrouz Dehghânî, et Anjavî Shîrâzî s’intéressèrent à ce domaine spécifique. Bien sûr, comme je viens de l’évoquer, les motivations de chacun différaient considérablement.
Certains ont notamment fait une utilisation idéologique de ces contes, en transformant le contenu ou la langue au gré de leurs ambitions ou pour véhiculer un message particulier. Que pensez-vous de ce genre de travail ?
Ce que vous évoquez a en effet existé, mais est heureusement demeuré un phénomène marginal.
De façon générale, la majorité des chercheurs, qui soutiennent que l’on ne doit rien changer aux contes se divisent en deux groupes : le premier considère les contes comme des objets de recherche dans le domaine de l’anthropologie, de la psychologie sociale, de la sociologie ou encore de la linguistique, et refuse catégoriquement toute altération en soutenant que plus les objets de recherche sont purs et authentiques, plus on est susceptible d’en tirer des enseignements justes et proches de la réalité. Le deuxième groupe est motivé par un attachement des choses authentiques en soi, qui n’est parfois pas exempt d’un certain nostalgique. Je crois de toute façon que chacun est libre de chercher dans les contes ses propres considérations et points de vue.
Est-ce que ce "nostalgisme" n’est pas susceptible de nuire à un travail de recherche ?
Cela est vrai si le chercheur donne sciemment de faux renseignements et cherche avant tout à embellir le passé, notamment en réécrivant, changeant ou imitant les contes sans le déclarer. Il en résulte un égarement.
Bien que l’identification de ces cas soit très difficile. Hormis cela, c’est-à-dire si le rassembleur et le chercheur explique sa méthode de travail, on ne peut fixer aucune limite à priori, et par exemple, on ne peut les empêcher de réécrire, imiter ou changer de langage s’ils l’indiquent et en expliquent les raisons. Par exemple, Sâdegh Hedâyat a rédigé un récit composé de plusieurs contes. Il a clairement utilisé cette méthode pour exprimer ses points de vue sociaux et politiques, de plus, c’est une belle histoire d’un point de vue littéraire.
Comment s’est organisée la rédaction de votre Dictionnaire des contes persans ?
Dans ce dictionnaire, notre travail consistait à réunir les sources dispersées, publiées et non publiées, dans un index alphabétique. De plus, nous avons essayé de mentionner, au travers de notes, les particularités de chaque conte. Ces notes se réduisent parfois à quelques lignes ou vont jusqu’à atteindre plusieurs pages. Nous n’avons rien changé aux contes de ce dictionnaire, nous n’avons fait que les expliquer et les résumer.
Nous avons utilisé cette méthode car nous considérons cette œuvre comme un prélude à la rédaction d’un dictionnaire complet des contes iraniens exempt de la moindre répétition, lacune ou omission. C’est pour cela que nous avons essayé autant que possible d’éviter tout jugement ou sélection.
La méthode de classement par ordre alphabétique que vous avez choisie pour le Dictionnaire des contes persans vous a-t-elle totalement satisfait ?
Cette méthode -comme toute autre- a ses qualités et ses défauts. Vous pourrez, en connaissant le nom d’un conte, même approximativement, le retrouver très facilement dans le dictionnaire.
Mais, du point de vue thématique, c’est-à-dire que si vous connaissez le thème du conte et non son nom, ce sera un peu plus difficile. De même, la disposition des contes d’après le rôle joué par les personnalités ou selon les différentes régions.
De plus, si nous avions possédé plus de moyens et de main-d’œuvre pour accomplir ce travail, le résultat aurait été meilleur. Dans les autres pays, ce genre de travail se fait par groupe de plusieurs personnes et beaucoup de moyens. Mais dans notre pays, la passion personnelle est le seul appui pour faire ce travail.
Que pensez-vous de l’affirmation, défendue par beaucoup, selon que la méthode de classification alphabétique n’est pas une méthode scientifique ?
Le mot scientifique s’est mué en une sorte de barricade, pour défendre l’appellation de "scientifique" comme devant être réservé à un domaine spécifique. C’est évident que ce n’est qu’à l’aide de méthodes rationnelles que l’on obtient les meilleurs résultats dans les recherches. Mais cela ne doit pas devenir un obstacle.
Nous avons commencé ce travail selon le plan de M. Darvishiân et tout au long de nos recherches, nous avons beaucoup appris. Si on avait voulu dès le début devenir scientiste et faire des projets scientifiques pour trouver la plus pure des méthodes et ensuite commencer à travailler, nous n’aurions encore rien accompli !
Alors qu’aujourd’hui, le Dictionnaire des contes persans a, du moins dans le domaine des contes, contribué à réunir de nombreux contes dispersés et provenant de différentes régions de l’Iran.