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C’est durant la nuit du 13 février 1967, dans la banlieue proche de Téhéran, qu’une Land-rover entrait en collision avec une autre voiture venant en sens inverse. La portière de la Land-Rover se plia en deux et la jeune femme qui était au volant se vit projeter hors du véhicule, la tête s’étant fracturée contre le rebord du trottoir. Elle mourut un peu plus tard sur la route de l’hôpital. Fais divers banal, dira-t-on ! Cependant, c’est ainsi que l’Iran venait de perdre une des figures les plus attachantes de sa poésie moderne : Forough Farrokhzâd.
Qui fut-elle ? A l’image de sa mort, sa vie fut une suite d’accidents malheureux. Née à Téhéran en 1934, elle passa une enfance difficile entre un père bigame et une mère dévorée par des soucis matériels. A peine adolescente, elle se voit mariée à un homme âgé qui la rebute. Coutume archaïque, ménage sans amour et sans attachement, l’enfant est soumise aux bons plaisirs d’un vieillard. Elle arrive à briser finalement ces liens anormaux. Mais déjà cette première expérience la marque profondément. Elle doit quitter son unique fils qu’elle aime. Alors, elle se donne entièrement à l’art… la peinture d’abord… mais c’est finalement la poésie qui s’impose.
Elle publie sont premier recueil de poèmes sous le titre général de Asir (Prisonnière). Son langage est extrêmement personnel et le contenu des poèmes, inattendu, comme sorti du plus profond de l’être humain. Sa poésie prêche alors un amour ne connaissant aucune moralité en cours, mais forgeant en réalité une morale personnelle qui évite toute hypocrisie, tout compromis. Cette éthique d’une extrême rigueur est celle d’une femme iranienne révoltée qui luttera toute sa vie sans adhérer à aucune organisation officielle pour son émancipation. Rien, ni d’ailleurs personne, ne l’empêchera plus d’obéir aux impératifs de sa vocation. Dans une période d’abondante productivité poétique, elle fait preuve d’un talent sûr qui se double d’une maîtrise rare. Elle publie successivement deux autres recueils à savoir Divâr (Le Mur) et Osiân (La révolte). La poésie iranienne vient de connaître l’une de ses plus grandes poétesses. Dans ces livres, sa personnalité s’affirme et sa poésie devient profonde, la liberté de son style correspond à la libéralité de son cœur. Forough Farrokhzâd devient célèbre. Les jeunes apprennent ses poèmes par cœur ; ses livres passent dans les lycées de mains en mains, on attend impatiemment ses nouveaux poèmes. Mais si certains l’applaudissent, d’autres, souvent plus influents, crient au scandale. Elle est jugée par ces derniers comme le type même de la femme déchue… une tache noire dans la poésie iranienne… Une maudite.
Ridiculisée par les hebdomadaires, injuriée par son propre fils à la sortie d’un lycée, elle va devenir la femme courageuse par excellence qui affronte toutes les difficultés. Cependant, aucune aigreur n’affecte sa sensibilité : sa fraîcheur reste indemne et sa voix d’or continue à chanter à travers des poèmes d’une rare beauté.
Ni la gloire, ni les blasphèmes ne l’empêchent de réaliser ce qu’elle veut être. Elle sait maintenant que son destin vaut plus qu’un succès éphémère ; elle sait qu’une poésie véritable est comme une déesse païenne sans cesse avide de sacrifices.
Finalement, en 1964, elle publie son quatrième recueil, Tavallod-e digar (Seconde naissance). Ce livre rassemble des chefs-d’œuvre incontestables ; même ses ennemis le reconnaissent.
Ces dernières années, Forough Farrokhzâd s’est intéressée aussi au cinéma et a collaboré avec le cinéaste Golestân. Elle a même tourné un court métrage, Khâneh Siyâh ast (La maison est noire). Ce documentaire obtint différents prix dans des festivals internationaux. En tant que cinéaste, Farrokhzâd, fidèle à elle-même, reste fidèle à la poésie. Dans son film, en nous mettant d’emblée face à face avec la réalité d’un mal inhumain, elle essaie de faire sentir cet élan qui jaillit au cœur même de La maison noire. L’homme condamné brutalement par la lèpre est toujours un homme ; il souffre, il éprouve de la joie, il aime et par le même fait, il croit et il espère. N’a-t-elle pas elle-même espéré et cru en cet idéal ?
Je parle de l’extrême de la nuit,
De l’extrême de l’obscurité,
Et de l’extrême de la nuit.
Si tu entres dans ma demeure, pour moi,ô tendre !
apporte une lampe
Et une lucarne d’où je puisse
Regarder la foule de la rue heureuse.(Poème figurant sur la tombe de Forough Farrokhzâd)
* Article publié en avril 1967 à Paris dans la revue Horizons franco-iraniens