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La poésie persane est l’expression la plus brillante et la plus riche du génie iranien. Née il y a plus d’un millénaire, elle s’est développée sans interruption jusqu’à nos jours. Pour la compréhension de cette poésie et surtout son aspect mystique qui lui a donné beaucoup d’importance, la connaissance du « soufisme », du moins dans ses grandes lignes, est nécessaire.
Nul ne connaît l’acte de naissance du soufisme. Il s’inscrit et se décrit dans l’histoire, mais ne s’enferme pas dans une période particulière car il désigne avant tout une attitude spirituelle de l’homme, sans aucune frontière temporelle ou spatiale. Au dire de ses adeptes, il existait déjà avant l’islam puisque les doctrines et les enseignements de prophètes tels qu’Abraham, Moïse et Jésus définissaient également une attitude spirituelle de l’homme. On pourrait décrire la conception idéaliste et universaliste du soufisme comme l’élan de l’amour jusqu’au renoncement extrême et au martyre, le désir irrépressible et parfois détourné de réaliser l’homme en Dieu et Dieu en l’homme. Voilà pourquoi la folie de la sagesse et la sagesse du désir se sont exprimées dans une littérature qui atteint les sommets de la poésie, de la philosophie et de la théologie, en exprimant les plus cruelles douleurs de l’amour jusqu’à la crucifixion du corps, du cœur et de l’âme.
Le soufisme historique est né et a grandi en milieu musulman et l’étymologie du mot « soufi » vient du mot souf qui signifie en arabe « laine » et qui désigne le vêtement de laine que le prophète Mohammad portait lors des prières et que les premiers soufis ont adopté. C’est du moins l’hypothèse la plus courante concernant l’origine de ce mot et celle qu’Ibn Khaldoun a retenue. Le soufi porte en général un vêtement de laine en signe de modestie, comme le Prophète et les pauvres. Par la suite, la modestie et la pauvreté seront évoquées sous d’autres noms : en arabe faqir et en persan darvish.
Le mot "soufi" a également des similitudes phonétiques avec d’autres mots dont, selon certains, il sera issu. En voici quelques exemples :
1- Safâ : (clair, limpide) qui signifie pureté cristalline.
2- Soffa : (les gens du banc), en référence à ceux qui vivaient dans la mosquée du Prophète à Médine et qui sont mentionnés dans le Coran comme « ceux qui invoquent leur Seigneur matin et soir, désirant Sa face ».
3- Sophi, du latin Sophia qui signifie sagesse. Certains ont trouvé une ressemblance vocale entre le soufi et la sophia et ont considéré cette dernière comme étant à l’origine du mot soufisme. Cependant, cette hypothèse est réfutée par la plupart des chercheurs.
Des chercheurs ont fait remarquer qu’à part la première dérivation, celle qui signifie laine, toutes les autres sont incorrectes du point de vue de la grammaire arabe. Par exemple, Ghoshiri, soufi et mystique réputé du XIe siècle, dans le 42e chapitre de son livre Resâleh-ye Ghoshirieh, le littéraire persan Jalâleddin Homaï dans la préface de Mesbâh al-Hidâya, et Sohrawardi dans son Avâref al-Ma’ârif ont signalé que le mot soufi est dérivé directement de souf (la laine).
Selon Ibn Khaldoun, le soufisme au sens strict désigne un groupe qui suivait des préceptes particuliers en vivant et s’habillant d’une certaine manière. Ce titre est apparu au VIIIe siècle dans le monde musulman, en particulier en Iran. La première personne réputée "soufi" fut Abou Hâshem Soufi (mort en 767) et ses célèbres contemporains soufis furent Abou Sofyân Souri (mort en 777) et Ebrâhim Adham (mort en 779). Ce premier soufisme qui était le leur prônait la retraite du monde et la purification de l’âme, et était notamment influencé par les enseignements bouddhiques et manichéens notamment de par leur dimension ascétique (riyâzat).
Le IXe siècle voit l’entrée dans le soufisme ascétique de pensées et de réflexions philosophiques, ce qui conduit la seconde génération des soufis à diminuer les pratiques ascétiques. La philosophie néo-platonicienne a ainsi influencé les enseignements des maîtres du soufisme, en particulier les influents grand-maîtres soufis du Khorâssân qui ont joué un rôle de premier plan dans la formation du soufisme.
Ce développement provoqua le mécontentement des instances religieuses officielles qui accusaient les soufis d’athéisme et de mécréance. C’est aussi à partir de cette époque que la riche littérature soufie a commencé à prendre forme en tant qu’écrits inspirés du Coran et des compilations de hadiths et moyens pour les soufis de présenter leur pensée et de pouvoir se défendre contre les diverses attaques dont ils étaient alors l’objet. La poésie s’est ainsi développée à l’intérieur du soufisme et de nouveaux concepts apparurent au côté de termes déjà existant tels que l’ascétisme (زهد), l’acte rituel (تعبد) ou la recherche (طلب). De nombreux autres termes [1]
mystiques furent formulés par les grands soufis tout au long des siècles suivants, tandis que la poésie devint l’un des moyens d’expression des extases mystiques. Ainsi, le soufisme a laissé une empreinte importante dans l’ensemble de la littérature persane.
Les mots « soufisme » et « mysticisme » sont souvent pris pour synonymes, alors qu’ils recouvrent deux champs sémantiques indépendants. Le soufisme est une voie et une manière pieuse de vivre selon les doctrines religieuses destinées à purifier l’âme ainsi qu’à parvenir à la Vérité ou à Dieu (Haqq), alors que le mysticisme est davantage une "pensée" dont le but est de connaître la vérité absolue et la réalité des mystères, non par l’intermédiaire des sciences exactes ni par celui de la philosophie, mais par le biais d’une illumination intérieure (ishrâq). Le mysticisme peut donc être considéré comme l’idéal, le but et la dernière étape du soufisme ; il est le moyen qui conduit au degré de l’excellence de la foi et d’accueillir en soi la lumière divine. Cependant, ce désir ne se réalisera que par la voie du soufisme. Il existe donc des différences entre un « soufi » et un « mystique » : ce dernier est aussi un soufi, tandis qu’un soufi n’est pas forcément un mystique.
Dans la symphonie poétique de l’Iran, riche et merveilleuse de par ses nuances et orientations, il existe un fond et une sorte de fil conducteur : c’est le souffle soufi, qu’on peut nommer le mysticisme oriental.
Le soufisme avait élaboré une morale et une pédagogie qui ne dédaignaient pas la poésie persane. A ses débuts, la poésie proprement mystique n’était que l’effusion des âmes transportées et enivrées de l’amour divin. Elle consistait en courtes pièces passionnées que les soufis improvisaient au cours de leurs exercices. Récitées, ces pièces enflammaient l’auditoire.
Le règne de la dynastie samanide en Transoxiane (Mâ warâ’ an-Nahr) et dans le Khorâssân marqua l’essor de la nouvelle littérature persane. En effet, jusqu’à la fin du Xe siècle, la nouvelle poésie n’avait été cultivée que dans le grand Khorâssân, et c’est à partir du règne samanide qu’elle commença à s’étendre également vers l’ouest. Parmi les poètes de ce siècle, on peut nommer Abou Saïd Aboulkheyr, célèbre poète mystique du Khorâssân, ainsi que l’un des premiers représentants du panthéisme mystique. Le XIe siècle, siècle d’Abou Saïd, voit l’apparition des grandes querelles entre les différentes branches soufies. On peut ainsi voir différentes tendances soufies défendues par chaque poète mystique : Aboulkheyr est le représentant du panthéisme mystique, Ansâri, le Vieux du Herat, compose des poèmes-prières harmonieux en prose ou en vers, et Bâhâ Tâher chante l’amour mystique dans des rimes folkloriques relevées par son accent.
Au XIIe siècle, le soufisme est de plus en plus respecté par une population lasse des querelles religieuses. Pour elle, le soufisme se présente comme une école de paix, d’affection et d’amour, une échappatoire aux fondamentalistes religieux. Le soufisme devenant de plus en plus populaire, la poésie tend également à sortir des cours royales pour entrer naturellement dans les confréries soufies. Dès ce siècle, elle tend aussi à se teinter de mysticisme. On a cependant d’ores et déjà une poésie purement mystique, si bien qu’il est parfois difficile de distinguer ces deux genres. Les Mathnavis de Sanâ’ï, ouvrages mystiques, et leur contemporain Makhzan al-Asrâr (Trésor des mystères) de Nezâmi, ouvrage lyrique à teinte mystique, peuvent être cités comme exemples.
Sanâ’ï fut le premier grand initiateur de la poésie mystique. Sous l’influence des enseignements de divers maîtres soufis, il formula succinctement la théorie d’une poésie mystique qu’il illustra le premier dans son œuvre et qui marque le développement du genre littéraire soufi dans l’histoire de la littérature persane. Ce genre littéraire atteignit l’un de ses sommets avec ‘Attâr Neyshâbouri.
Au XIIIe siècle, l’influence du soufisme ne fit que s’étendre davantage et l’on peut dès lors considérer que les deux genres de la littérature mystique et de la littérature morale se confondirent en une seule tradition. Sanâ’ï et ’Attâr avaient préparé la voie au plus grand poète mystique persan, Mowlânâ Djalâleddin Roumi, que l’on voit apparaître au cours de ce siècle. A partir de lui, la mystique en littérature devint un genre formel tout en influençant l’ensemble des genres littéraires persans ainsi que de nombreux poètes : on peut citer entre autres le poète Arâghi, pratiquant le ghazal d’inspiration mystique, Hâfez, l’initiateur d’un nouveau lyrisme intime et d’une poésie amoureuse-mystique, ainsi que le dernier grand poète classique, Abdol-Rahmân Djâmi.
Roba’yat (quatrain) : Les plus remarquables spécimens du genre mystique sont d’abord les quatrains des grands maîtres spirituels du XIe siècle : Abou Saïd, Sheikh Ansâri, ‘Attâr et plus tard, Mowlânâ.
Do-Beyti : Ces vers folkloriques à deux stances furent affectionnés par nombre de maîtres soufis et dont les plus appréciés demeurent ceux de Bâbâ Tâher, dont la simplicité du vocabulaire contraste avec la profondeur du sens. Ces deux formes, autrefois connues sous le nom de tarâneh (mélodie ou chanson) expriment une pensée philosophique, mystique et amoureuse.
Ghazal : Court poème essentiellement lyrique qui chante l’amitié, le dépit amoureux et la douleur de la séparation dans un style qui convient autant à une lecture profane que mystique. Vers la fin du Xe siècle, les mystiques avaient pris l’habitude de chanter des ghazals dans leurs réunions. Cette tradition leur permettait de se préparer aux transes mystiques et d’émouvoir leurs auditeurs. Bientôt, ils en composèrent eux-mêmes et ainsi naquit le ghazal d’inspiration mystique qui trouva rapidement une place au sommet dans la littérature persane. Sanâ’ï, ’Attâr, Rûmi, Arâghi utilisèrent ce genre pour chanter leur extase mystique et exalter leur passion de Dieu. En considérant les poèmes de l’époque classique, on peut voir les différents niveaux du ghazal : le ghazal amoureux, qui atteint son apogée avec Sa’adi, le ghazal mystique et son sommet avec ’Attâr, le ghazal philosophique notamment de Khayyâm. Un nouveau genre unissant la pensée et la phraséologie mystique aux thèmes et au style raffiné de la poésie amoureuse apparût également. Les poèmes de Hâfez et Djâmi illustrent ce genre chacun à leur manière.
Qasideh : A côte des formes qui servaient à exprimer les sentiments, la poésie mystique en vint aussi à utiliser le qasideh et le mathnavi pour instruire les néophytes et attirer les profanes. Les qasideh de Sanâ’ï mêlent dans un style pur et prenant, les pensées philosophiques et mystiques aux exhortations morales.
Mathnavi : C’est la plus commune des formes poétiques du soufisme. Elle inclut ainsi tous les concepts mystiques en une multitude d’ouvrages parmi lesquels on peut citer Hadiqat al-Haqiqa, Seir al-Ebâd ila al-Ma’âd et Tariqat at-Tahqiq de Sanâ’ï, qui sont les premiers ouvrages du genre ou encore les livres de ’Attâr tel que Mantiq at-Tayr, Elahi Nâmeh, Mosibat Nâmeh ou Asrâr Nâmeh. Le plus grand chef d’œuvre de ce genre reste le Mathnavi Ma’navi de Mowlânâ Jalâleddin Rûmi.
Dans la littérature mystique, les termes métaphoriques et allégoriques sont couramment utilisés. Ainsi, les mystiques expriment leurs découvertes et leurs états spirituels par des métaphores et des images parfois étonnantes. Nous pouvons citer comme exemple le mot « amour » qui est utilisé au sens d’amour métaphorique et réel, d’amour de la créature et d’amour du Créateur. Les descriptions de la beauté de la créature aimée, considérée comme le témoin (shâhed) de la Beauté éternelle du Bien-aimé divin et unique, sont de même souvent métaphoriques. Des termes symboliques tels que aimé, amant, face, chevelure, oiseaux, taverne, vin, zonnâr (ceinture des prêtres chrétiens) et idole ont ainsi un double sens notamment dans les poèmes de Sanâ’ï et de ’Attâr. Parmi les ouvrages mystiques, Mantiq at-Tayr de ‘Attâr illustre très bien cette trame métaphorique. On peut voir dans cette œuvre comment ‘Attâr réussit à exprimer en détail les degrés initiatiques de l’ascension spirituelle à travers le voyage mystique des oiseaux vers le Simorgh et la traversée difficile de sept vallées : la recherche, l’amour, la connaissance, l’indépendance, l’union, l’extase et le dénuement. Chaque oiseau symbolise une humanité en recherche et le Simorgh devient une métaphore du Divin. ‘Attâr évoque poétiquement que les hommes, comme les oiseaux, ont des langues différentes et aucun n’a le même chant que l’autre, mais pour arriver à l’ultime Vérité, il faut partager le même langage : celui de la mystique. Ayant tout donné, sans plumes, nus, brisés, brulés, les trente oiseaux parviennent enfin à atteindre la face du Roi, et ils découvrent alors le reflet de leur propre visage, le secret de l’unité, du renoncement à eux-mêmes et à toutes choses.
« Anéantissez-vous donc en moi glorieusement et délicieusement afin que vous vous retrouviez vous-même en moi ».
’Attâr, Mantiq at-Tayr (Le langage des Oiseaux)
Le VIe et VIIe siècle de l’Hégire :
Le VIIIe et IXe siècle de l’Hégire :
A partir du XIVe siècle, la poésie persane entre dans une phase de déclin qui se poursuit jusqu’au milieu du XVIIIe siècle. Au XIVe et plus particulièrement au XVe siècle, de nombreux poètes persans se rendent à la cour des grands Moghols indiens. Le style de l’école indienne, renouant avec les traditions persanes, devient le modèle dominant sous le règne des Safavides et on lui donne le nom de « style indien ». Les déviations du soufisme et la transformation de certains lieux de rassemblement des confréries en lieux de débauche, ainsi que la croissance de nombreuses sectes pseudo-soufies contribuèrent à éteindre ou du moins fragiliser la flamme éclatante du mysticisme persan après Djâmi. Même s’il retrouva un nouveau souffle au cours des siècles suivants, il ne put jamais retrouver son éclat d’antan.
Bibliographie :
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Massé, Henri, Anthologie de la poésie persane, Payot, Paris, 1950.
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Ghaffâri, Amir Nosratoddin, Les soufis de l’Iran, Téhéran, 1964.
Anzâbi Nejâd, Rezâ Ghareh Begkou, Sharh Mantiq at-Tayr-e ’Attâr Neyshâbouri (Commentaire du Langage des oiseaux de ’Attâr Neyshâbouri), Tabriz, Aïdin, 2005.
Yzadi, Sirous, Tasavvof va adabiyât-e tasavvof (Le soufisme et la littérature du soufisme), Téhéran, Amir Kabir, 2007.
Sajjâdi, Ziâoddin, Moghadameh’i bar mabâni-e erfân va tasavvof (Introduction aux principes de la mystique et du soufisme), Téhéran, Samt, 2003.
Zarrinkoub, ’Abdolhossein, Bâ kârevân-e Holleh (Avec la caravane de soie), Téhéran, Editions Elmi, 1978.
Sabour, Dârioush, Eshgh va erfân va tajalli-e ân dar she’r-e fârsi (L’amour, la mystique et sa manifestation dans la poésie persane), Téhéran, 1970.
Safâ, Zabihollah, Târikh-e adabiyât dar Irân (Histoire de la littérature en Iran), Téhéran, Adib, 1984.
Souratgar, Lotfali, Tajaliyât-e erfân dar adabiyât-e fârsi (Les manifestations de la mystique dans la littérature persane), Téhéran, 1971.
[1] Des termes tels que l’amour et l’affection pour Dieu (عشق به خدا) qui devient le but de tous les efforts du soufi, la connaissance de Dieu (معرفت الله), le mysticisme (عرفان), l’anéantissement en Dieu (فنا فی الله).