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En Iran, le waqf - démarche des bénévoles qui bloquent la vente de leurs biens et consacrent les bénéfices qui en sont issus à une œuvre de charité - a été utilisé non seulement pour aider les pauvres, mais pour réaliser des projets sociaux et culturels. La construction et l’entretien des mausolées des Imams chiites et de nombreuses mosquées et écoles coraniques avec les revenus des waqfs a permis de renforcer la culture islamique. Les waqfs ont également servi à subvenir aux besoins de la population à chaque fois que dans une localité, l’utilité d’un projet d’intérêt public se faisait sentir. Fournir l’eau d’irrigation des champs agricoles, assurer le budget des écoles, des orphelinats et des hôpitaux, construire des bains publics dans les villages en sont des exemples. Cependant, les biens consacrés au waqf ont toujours attisé l’envie des usurpateurs de s’en emparer, et des gouvernements de les administrer.
Le waqf a été et reste un élément important pour enrayer la pauvreté et entreprendre des actions sociales dans les pays musulmans. Il est écrit dans les hadiths que le prophète Mohammad conseilla à quelqu’un qui voulait vendre son bien pour aider les pauvres de bloquer la vente du bien en question et d’aider les pauvres avec les bénéfices qui en étaient issus, afin de garder intact le capital initial et rendre ainsi intarissable cette source de bienfaits. Le Prophète entreprit cette même démarche pour un terrain qui lui appartenait, et de nombreux musulmans l’imitèrent de son vivant. Cette tradition perdura chez les musulmans.
Sous le règne des Omeyyades (661-750), le waqf – qui était utilisé jusque-là presque exclusivement pour aider les pauvres – servit également à la création d’écoles coraniques, et à assurer la subsistance des enseignants et des élèves de ces écoles. Au début, les biens consacrés au waqf étaient gérés par les particuliers eux-mêmes mais du fait de son essor, la création d’une administration chargée de gérer les waqfs se fit peu à peu sentir. Towmat ben Namr ben Howmal Khazrami, qui était juge en Egypte pendant le règne du calife omeyyade Hisham (724-743), déclara un jour qu’il s’octroyait un droit de regard sur les waqfs pour que les pauvres en soient les véritables bénéficiaires et que les biens légués ne soient pas usurpés par les administrateurs. Il ordonna la création d’un registre d’inscription des waqfs. Une administration du même type fut progressivement créée dans toutes les grandes villes musulmanes. Le juge de chaque grande ville du califat était chargé de contrôler le respect des contrats de waqf de son agglomération.
Il existait dans la culture iranienne préislamique une tradition qui consistait à consacrer une part de ses revenus aux pauvres et à l’entretien des lieux de culte. Il semble même que certaines personnes consacraient les revenus d’une de leurs propriétés aux œuvres de charité, ce qui était assez similaire au waqf tel qu’il est défini dans l’islam.
Les musulmans entreprirent la conquête de l’Iran en l’an 14 de l’Hégire, c’est-à-dire trois ans après le décès du prophète Mohammad. Ils vainquirent l’armée de l’Iran à Ghâdessieh (situé au bord de l’Euphrate), conquirent un peu plus tard le Khouzestân, puis progressivement les différentes régions de l’Iran après la bataille qui eut lieu près de Nahâvand en 642 (l’an 21 de l’Hégire). L’Iran fut officiellement annexé aux territoires musulmans à la mort du roi sassanide Yazdgard III, en l’an 651 (l’an 31 de l’Hégire) et les terres iraniennes firent désormais partie des territoires gérés selon la juridiction islamique. Il semble que des exploitations agricoles situées en Iran aient été alors confisquées et concédées aux conquérants, qui furent chargés de les gérer et de payer une partie des bénéfices au trésor public du califat en guise d’impôt. Ces terres étaient, semble-t-il, interdites de vente ; on les considérait donc comme une sorte de waqf.
Nous ne disposons pas d’informations concernant le waqf pour les premiers siècles qui suivirent l’islamisation de l’Iran. On ignore si les biens légués pour le waqf étaient gérés par les particuliers eux-mêmes ou si l’Etat intervenait dans cette gestion. Les premiers documents à ce sujet datent de la deuxième moitié du Xe siècle. Selon ces documents, l’administration des Samanides (874-999), qui régnaient dans les régions orientales de l’Iran, comptait un Bureau des waqfs (divân-e owghâf) chargé de gérer les affaires des mosquées et des terres sous waqf. Un Bureau des waqfs chargé de vérifier que l’utilisation des revenus issus de chaque waqf était conforme au désir du donateur fut également créé par les Buyides (932-1055), qui régnèrent dans les régions occidentales de l’Iran. Les Buyides intervinrent dans la gestion des revenus des waqfs. Pendant leur règne, le budget de la plupart des hôpitaux provenait des revenus des waqfs. Ils confisquèrent également une partie des terres gérées par les familles arabes.
Les Seldjoukides (1055-1180) poursuivirent la politique des Buyides dans le domaine du waqfs : une gestion contrôlée par l’Etat, et servant à des travaux d’intérêt public. Ainsi, les revenus des waqfs servirent à créer et à faire fonctionner les célèbres écoles connues sous le nom de Nezâmieh. Le Bureau des waqfs était chargé de contrôler l’authenticité des contrats de waqf, et d’empêcher que les usurpateurs s’emparent de ces legs. L’un des objectifs des Seldjoukides était de contrôler par ce biais les institutions religieuses. En Iran, jusqu’à l’attaque des Mongols, les fonctions des religieux se transmettaient de père en fils avec l’accord du roi. L’une des conséquences de cela fut que peu à peu, les religieux se mirent à considérer les waqfs qu’ils administraient comme leurs biens personnels. Le Bureau des waqfs octroyait au gouverneur de chaque province le pouvoir de contrôler les dépenses des revenus issus des waqfs. Ainsi, les administrateurs désignés par les particuliers pour gérer leurs biens sous waqf devaient obéir aux ordres du gouverneur de la province. Mais le gouverneur convoitait souvent lui aussi les terres de sa province ; mettre ses terres sous waqf était donc aussi un moyen – pas toujours efficace - pour les particuliers de protéger leurs biens et d’empêcher le gouverneur d’en prendre possession. Les Mongols, qui n’étaient pas musulmans quand ils attaquèrent l’Iran, s’emparèrent d’une grande partie des terres consacrées au waqf sans s’embarrasser de questions d’éthique.
L’époque safavide correspond à l’apogée du waqf en Iran. Le roi Shâh Abbas Ier (1587-1629) décida en 1606 de mettre tous ses biens sous waqf. Il s’agissait des biens qui avaient appartenu au roi avant son intronisation. Shâh Abbas Ier désigna le roi régnant (à toute époque) comme l’administrateur de ses waqfs, et stipula dans le contrat que le roi régnant avait la liberté de décider - dans le cadre des œuvres sociales et religieuses - de la manière dont les revenus de ses waqfs pouvaient être dépensés, en fonction des besoins. De nombreux dignitaires – par exemple Ganj-Ali Khân Zik, gouverneur de Kerman – imitèrent le roi et mirent eux aussi leurs biens sous waqf.
Une grande administration fut dès lors créée pour gérer les biens consacrés au waqf. Elle comportait deux sections : celle des waqfs royaux, et celle des waqfs des particuliers. Le chef de cette administration était nommé par le roi. Il avait un réel pouvoir du fait de son poste ; il intervenait même parfois dans les questions politiques. Les bénéfices des waqfs étaient généralement dépensés pour des œuvres sociales, pour nourrir les pèlerins et les mendiants, et pour gérer les mosquées, les bains publics, les écoles, les hôpitaux, etc. Une grande partie des waqfs était consacrée aux mausolées des imams chiites, en particulier celui de l’Imam Rezâ à Mashhad, et celui du frère et de la sœur de ce dernier, à Shiraz et à Qom. L’institution qui collecte et gère les biens consacrés au mausolée de l’Imam Rezâ – dont le nom est Astân-e ghods-e razavi – fut créée à cette époque.
Sous le règne de Nâder Shâh Afshâr (1736-1747), la totalité des waqfs fut confisquée par l’Etat pour subvenir aux besoins de l’armée. Cet ordre du roi eut pour conséquence que de nombreux opportunistes profitèrent de l’occasion pour inscrire les terres sous waqf à leur propre nom, et personne ne put porter plainte contre cette action illicite, car selon la juridiction en vigueur, il n’existait plus aucun waqf puisque tous les waqfs avaient été théoriquement saisis par l’Etat. De plus, le registre des waqfs de l’époque safavide avait brûlé lors de la conquête d’Ispahan par les tribus afghanes en 1722. A la mort de Nâder Shâh Afshâr, la saisie des waqfs par l’Etat fut annulée et une partie des terres confisquées fut rendue aux gens, mais le waqf perdit son caractère sacré, et l’usurpation des waqfs perdura par la suite. En conséquence, les gens eurent moins recours à ce moyen pour entreprendre des œuvres de charité et d’intérêt public.
Sous le règne des rois qâdjârs (1794-1925), des administrateurs des waqfs et des hauts dignitaires eurent tendance à dépenser les revenus des waqfs à des fins personnelles. Des tentatives de réforme eurent lieu sous Mirzâ Hossein Khân Sepahsâlar (1827-1880) qui fut chargé du ministère de la justice et des waqfs et du ministère de la guerre, puis devint chancelier du roi Nasser-od-Din Shâh (1848-1896). Sepahsâlar voulait clarifier la situation des biens (en particuliers des terres) consacrés au waqf. Il évoqua même l’idée d’un impôt sur les revenus des waqfs payable par les administrateurs, en arguant que ces derniers considéraient de plus en plus les waqfs comme leur bien personnel.
La question de la gestion des waqfs fut un sujet de débat lors des mouvements sociopolitiques qui aboutirent à la Révolution constitutionnelle de 1906 ; le Parti Démocrate, par exemple, soutenait l’idée d’un contrôle de l’Etat sur la totalité des waqfs et de l’utilisation des revenus des waqfs pour l’enseignement public. En 1910, « le ministère de l’enseignement, des waqfs et des artisanats fins » (vezârat-e ma’âref va owghâf va sanâyeh-ye mostazrefeh) fut créé ; les bureaux de ce ministère s’occupaient à la fois de l’enseignement et des waqfs dans les provinces. En pratique, les bureaux chargés de s’occuper des waqfs furent progressivement détachés de ceux chargés de l’enseignement public. L’administration chargée des waqfs fut officiellement séparée du ministère de l’enseignement en 1964 par la création de l’Organisation des waqfs (sâzmân-e owghâf), dépendant directement du premier ministre et dirigée par un secrétaire d’Etat.
En 1941, une loi autorisant la vente des waqfs fut votée, puis très vite annulée compte tenu des contestations importantes qu’elle souleva. Lors de la réforme agraire de 1964, une grande partie des terres sous waqf fut achetée par l’Etat et redistribuée parmi les agriculteurs en tant que location. Pour que cette transaction soit conforme aux lois islamiques, les administrateurs des terres sous waqf achetaient un autre bien avec l’argent que l’Etat leur avait versé, et les bénéfices issus de cette nouvelle acquisition étaient dépensés selon les vœux de la personne qui avait légué la terre achetée par l’Etat. Ces anciennes terres sous waqf - nationalisées et louées aux agriculteurs dans les années 1960 - furent par la suite achetées par des chefs de tribus nomades et des membres de la famille royale.
La loi de 1984 changea le nom et le statut de l’Organisation des waqfs et redéfinit ses fonctions. L’Organisation du hadj, des waqfs et des œuvres de charité (sâzmân-e hadj, owghâf va omour-e kheyrieh) est depuis cette date un département du ministère de la culture et de l’orientation islamiques (vezârat-e farhang va ershâd-e eslâmi), et son directeur est nommé par le Guide de la révolution. En 1991, environ trois quart des waqfs en Iran étaient gérés directement par cette organisation gouvernementale, et le quart restant par des administrateurs nommés directement par les personnes qui avaient légué leur bien pour un waqf. Actuellement en Iran, l’Organisation des waqfs est chargée de gérer les waqfs dans les cas suivants : quand la personne qui a légué le waqf est inconnue, les waqfs consacrés spécifiquement aux lieux de culte des musulmans, et les waqfs consacrés aux œuvres de charité ou d’intérêt public légués par l’Etat ou par des particuliers à cette organisation. Elle a de plus la mission de restaurer les waqfs pour maximaliser les revenus qui en sont issus, et de rechercher les waqfs usurpés pour les réintégrer dans la liste des waqfs gérés par l’Etat. Une autre mission de cette organisation est de mettre en place des actions pour promouvoir la connaissance de l’islam ; les concours de lecture du Coran, la création de facultés d’études coraniques, la publication de livres et de brochures, l’envoi de prédicateurs dans des villages et des régions éloignées, la traduction du Coran en différentes langues font partie de ces actions. L’Organisation des waqfs continue bien entendu d’intervenir dans des actions sociales, telles que la prise en charge des frais des traitements des familles pauvres, la prise en charge des frais d’étude des élèves et des étudiants, l’aide aux orphelins et aux personnes âgées, etc.
Sources :
Salimi-far, Mostafâ, Negâhi be waqf va âssâr-e eghtessâdi ejtemâ’i-e ân (Un aperçu du waqf et de ses effets économiques et sociaux), Ed. Bonyâd-e pajouhesh-hâye eslâmi-e âstân-e ghods-e razavi (Fondation des recherches islamiques de âstân-e ghods-e razavi), 1370 (1991) ;
Le site du secrétariat de « La haute assemblée de la révolution culturelle » (Showrâ-ye âli-e enghelâb-e farhangui), consulté le 6 juin 2010 à l’adresse www.iranculture.org/nahad/oghaf.php.