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Nahal Tajadod, née à Téhéran, vit en France depuis 1977. Cette double culture, enrichie d’une troisième, acquise au cours de ses études couronnées par un doctorat de chinois ancien, fait de son œuvre littéraire, écrite en Français, un pont d’une grande force jeté entre Orient et Occident. Une rencontre à son domicile parisien m’a permis de comprendre que sa plume se nourrit du grand attachement qu’elle éprouve pour son pays d’origine, l’Iran.
Mireille Ferreira : Pourquoi avez-vous choisi d’étudier le chinois et la civilisation chinoise ancienne en arrivant en France à dix-sept ans ?
Nahal Tajadod : Ma mère, Mahin Djahanbeiglou
Tajadod, était spécialiste des langues iraniennes préislamiques. A la maison, je voyais des textes en Avestique que je ne pouvais pas déchiffrer et j’admirais son travail. Très jeune, le désir de la dépasser m’a peut-être poussée dans cette voie. Mais pour moi le chinois, ce n’était pas sérieux. Je pensais y consacrer un an ou deux, histoire d’impressionner ma mère sans doute, et ensuite faire autre chose. Mais c’est une telle merveille de pouvoir approcher la civilisation et la pensée chinoises, que je me suis prise au jeu et suis allée jusqu’au doctorat.
Ma thèse portait sur Mani [1] et avait pour titre : « Mani, le Bouddha de lumière ». Mes professeurs de l’époque (François Cheng, aujourd’hui à l’Académie Française, Michel Tardieu, grand spécialiste du manichéisme au collège de France, Jacques Pimpaneau, très grand nom de la sinologie) se sont intéressés à moi, iranienne qui avait choisi d’étudier le chinois. Ils m’ont guidée dans mes sujets d’étude et m’ont recommandé de travailler sur l’apport des Iraniens au moyen-âge en Chine.
Il est vrai que toutes les religions non chinoises qui ont été diffusées en Chine sont arrivées en provenance de l’Iran par les routes de la Soie. Le christianisme a d’abord traversé l’Iran pour arriver en Chine. J’en ai fait le sujet d’un de mes ouvrages intitulé A l’est du Christ. Vie et mort des Chrétiens dans la Chine des Tang VIIe-IXe siècle [2] qui a aussi été traduit en persan. Ce sont des Iraniens qui, imprégnés de ce christianisme, sont allés tout naturellement le diffuser en Chine dès le VIIe siècle de l’ère chrétienne. Bien plus tard, quand, au XVIIe siècle, des Jésuites arrivent en Chine, croyant apporter la parole du Christ, ils s’aperçoivent que, dix siècles avant eux, des Iraniens y avaient déjà édifié la stèle de Xian qui raconte comment des Iraniens arrivent en Chine, y rencontrent l’empereur, et obtiennent de lui la liberté de culte. Une copie de cette stèle se trouve aujourd’hui au musée Guimet à Paris.
De même, l’islam fut diffusé en Chine par des Iraniens. Encore aujourd’hui, les musulmans chinois utilisent le mot iranien Khodâ pour désigner Allah.
Le judaïsme a pénétré la Chine par l’intermédiaire de juifs iraniens, comme l’attestent des documents rédigés en Hébreu et dans des langues iraniennes.
Le zoroastrisme, religion née en Iran, pénètre en Chine par l’intermédiaire du prince héritier de la dynastie sassanide qui, fuyant l’Iran après l’invasion des Arabes au VIIe siècle, s’installe en Chine. Je rapporte cet épisode historique dans mon livre Les Porteurs de lumière, Epopée de l’Eglise de Perse [3]. Ce prince demande le support de l’armée chinoise pour attaquer les envahisseurs arabes, mais les Chinois refusent. Cette cour iranienne en exil pratiquait le zoroastrisme mais l’a très peu diffusé dans la capitale chinoise où elle vivait. En conséquence cette religion s’éteint rapidement en Chine. En revanche en Inde, elle existe encore de nos jours chez les parsis.
Le bouddhisme arrive également en Chine par les Iraniens au IIe siècle alors que ce n’est pas une religion iranienne.
Comme les autres religions, le manichéisme est introduit en Chine par des adeptes venus d’Iran, où il est né. Pour rédiger ma thèse de doctorat sur ce sujet, j’ai utilisé des documents découverts par Paul Pelliot au début du XXe siècle en Chine, documents qu’il a rapportés à Paris et qui se trouvent à la Bibliothèque Nationale. J’ai pu consulter le manuscrit original d’un texte manichéen, écrit par un iranien au VIIe siècle en chinois. Je les ai traduits en français pour en faire une édition critique, ce qui a constitué ma thèse de doctorat.
Ces documents, écrits par des manichéens eux-mêmes, sont d’une grande importance pour l’histoire du manichéisme. Car on ne connaissait du manichéisme que des écrits de détracteurs de cette religion, comme Saint Augustin qui, devenu chrétien après avoir été manichéen, a beaucoup écrit contre Mani ; ou encore provenant d’auteurs arabes, comme Al-Nadim, qui étaient musulmans.
Quant au christianisme, j’ai aussi travaillé sur des manuscrits qui se trouvent à la Bibliothèque Nationale, à Paris.
MF : Que sont devenus les chrétiens en Chine ?
NT : Le christianisme s’est éteint, deux siècles après l’arrivée d’une mission iranienne en Chine mais les chrétiens y ont été un temps très importants. On distingue trois phases dans leur présence en Chine : ils essaient d’abord de s’intégrer, de faire comprendre qu’ils ne sont pas dangereux, puis ils sont admis à la cour chinoise où ils obtiennent l’autorisation d’approcher l’empereur. L’un d’eux, appelé dans les textes chrétiens « le grand donateur Yisi », acquiert, honneur suprême, le privilège de dormir dans la chambre à coucher de l’empereur. En Chine, l’empereur est le Fils du Ciel, ce qui signifie que les chrétiens étaient vraiment bien perçus, qu’ils avaient véritablement approché le Saint du Saint. La troisième phase est, hélas, celle de la persécution où, suite à l’édit impérial de 845 qui condamnait toutes les religions étrangères pratiquées en Chine, les chrétiens seront voués à la disparition.
MF : L’idée que le manichéisme n’ait pas survécu à Mani est souvent émise. Or, dans Les Porteurs de Lumière, vous démontrez le contraire.
NT : Jusqu’au XIIIe siècle, des livres témoignent que le manichéisme existait encore en Chine, sous forme de secte ou de société secrète. Le code des dynasties chinoises est recopié à chaque fois sur le modèle de la dynastie précédente, et ce jusqu’à la dernière. A chaque fois, les dynasties chinoises condamnaient les manichéens en tant qu’hérétiques. Ce code a même été recopié par les Français en Indochine au début du XXe siècle. Il est tout de même remarquable qu’au siècle dernier, le gouvernement français considérait encore le manichéisme comme une hérésie redoutable.
MF : Dans Les Porteurs de lumière, vous montrez l’imbrication des différentes religions et affirmez que l’Iran aurait pu devenir chrétien. Vous attribuez au nestorien Sergius l’initiation du prophète Mohammad à l’isolement et à la méditation. Cela signifie-t-il que Mohammad aurait pu aussi devenir chrétien ?
NT : L’Iran aurait pu devenir chrétien parce que toutes les mères des princes iraniens de la fin du règne des Sassanides étaient chrétiennes, mais le prophète Mohammad ne le pouvait pas. Il avait effectivement un compagnon nestorien qui lui aurait révélé le contenu du christianisme et même du judaïsme.
Au temps des derniers Sassanides, il y avait une telle corruption dans la société iranienne, une telle distance entre le roi et le peuple, que les idées de l’islam n’ont pu que séduire. Le peuple ne voulait plus de cette hiérarchisation de la société qu’il attribuait à la religion zoroastrienne, bien que le message de Zoroastre soit un vrai message de paix et d’égalité. Sous les Sassanides, la religion zoroastrienne s’étant greffée à la monarchie (un des titres des mages zoroastriens était « contrôleur de la conscience du roi ») le peuple, pour se débarrasser de l’une et de l’autre, s’est jeté dans les bras de l’islam.
Lorsque les Sassanides prennent le pouvoir en Iran, par réaction aux Parthes hellénisés, ils reviennent vers les valeurs iraniennes. C’est à ce moment là que deux conceptions de la religion s’offrent à eux : la vision du mage des mages Kirdir qui était xénophobe et excluait tout ce qui n’était pas iranien ; et celle de Mani, qui prônait une religion universelle, intégrant des éléments du bouddhisme, des éléments iraniens du zoroastrisme et des éléments occidentaux du christianisme. Sa foi était un syncrétisme de ces trois religions. Cette tendance universaliste fut écrasée par le concept nationaliste de Kirdir et Mani fut crucifié.
MF : Les assyro-chaldéens et les nestoriens que l’on rencontre encore actuellement en Iran sont-ils les héritiers de ces Porteurs de lumière ?
NT : Tout à fait. Au temps des Sassanides, les chrétiens d’Iran étaient des nestoriens donc dyophysites, c’est-à-dire croyant à la double nature séparée du Christ. Actuellement en Iran, il y a toujours des églises assyro-chaldéennes, héritières des Porteurs de lumière, et reconnues par le Vatican.
MF : Après cela, vous avez consacré plusieurs ouvrages à Roumi…
NT : En 1993, avec ma mère, qui était aussi une grande spécialiste de Roumi, et Jean-Claude Carrière [4], nous avons traduit pour les Editions Gallimard, dans la collection Connaissance de l’Orient, cent poèmes de Roumi. Le livre s’appelle Mowlânâ, Le Livre de Chams de Tabriz.
J’ai traduit aussi un petit recueil de poèmes de Roumi que les Editions Lattès ont publié en 2004, qui s’appelle Amour, ta blessure dans mes veines illustré par un très bon calligraphe, Lassaâd Metoui.
La même année, j’ai publié Roumi le brûlé, roman inspiré de la vie et des œuvres de Roumi. Il a été traduit en anglais mais aussi en persan et a été best-seller en Iran. Ce qui était pour moi une réelle surprise, car je me demandais qui pourrait s’intéresser en Iran à une biographie de Roumi alors que l’on trouve deux cents livres sur Roumi dans les librairies ? La traductrice Mahasti Bahreini, qui est une grande spécialiste de la littérature persane et notamment de Roumi (elle a été l’élève de l’illustre professeur Badi oz-Zamân Forouzanfar), l’a traduit dans un persan remarquable. Un metteur en scène américain a même voulu faire un film d’après ce livre.
Ensuite, j’ai adapté, en français, 36 contes tirés du Masnavi, et que Federica Matta, qui est peintre et sculpteur, a magnifiquement illustrés. Le livre s’appelle Sur les pas de Roumi. Il est également traduit en persan par Mahasti Bahreini. Bien qu’il s’agisse pour moi d’un livre destiné au public occidental, il va bientôt sortir à Téhéran.
MF : Que pensez-vous de la traduction de Roumi le Brûlé en persan ?
NT : Mahasti Bahreini a fait un travail de traduction extraordinaire. La langue persane n’a pas évolué depuis l’époque de Roumi, les Iraniens d’aujourd’hui peuvent lire le Shâhnâmeh de Ferdowsi. Il existe, dans la littérature persane, un texte nommé Tchâhâr Maghâleh (Les quatre articles) qui, pour les érudits, est un idéal en littérature. Comme Mahasti Bahreini est spécialiste de la littérature persane, elle a, par moments, atteint la beauté narrative du Tchâhâr Maghâleh. Par ailleurs, le raffinement de la traduction persane vient du fait que les poèmes de Roumi y figurent dans la version originale. La maîtrise littéraire de Mahasti Bahreini, ajoutée aux poèmes de Roumi (en persan), fait que cette traduction est, à mon avis, une réussite totale.
MF : Roumi le Brûlé et Debout sur la Terre, votre dernier ouvrage, peuvent être considérés comme un hommage à votre mère, Mahin Djahanbeiglou Tajadod.
NT : Il est certain que Roumi le Brûlé et Debout sur la Terre sont un hommage à ma mère. Comme je vous l’ai dit, nous avions traduit, avec Jean-Claude Carrière et ma mère, cent poèmes de Roumi. Elle tenait à ce que notre livre soit appelé Mowlânâ et non Roumi qui signifie le Romain, appellation qui vient du fait que très tôt, Mowlânâ a quitté l’Afghanistan à cause de l’invasion des Mongols, et s’est installé en Anatolie, ex-territoire romain. Et ce nom lui est resté. En France, il est vraiment connu sous ce nom. Quand le livre a été publié chez Gallimard, il portait comme nom d’auteur Mowlânâ Jalâl-e-din Mohammad Balkhi et était classé, dans les librairies, à la lettre B pour Balkhi alors que les autres ouvrages sur Roumi étaient tous regroupés à la lettre R. Pour les libraires français, ce livre était celui d’un dénommé Balkhi et n’avait rien à voir avec Roumi.
Ma mère m’a suggéré d’écrire la biographie de Roumi car, disait-elle, la vie de Roumi ressemble beaucoup à ses poèmes. Dès que j’ai commencé ce projet, elle a mis à ma disposition toutes les sources nécessaires et m’a beaucoup aidée dans mes recherches.
Comme je le dis dans la postface de Roumi le Brûlé, ma mère est morte pendant l’écriture du roman. Moi qui désirais un enfant depuis longtemps, je suis alors tombée enceinte. J’ai pensé qu’elle était partie pour que cet enfant arrive. Je raconte dans le livre que je ne travaillais pas souvent et que mon mari me pressait de le terminer. Je me comparais alors à Hesâm, le dernier compagnon de Roumi, qui rédigeait le Masnavi, le livre majeur de Roumi. Entre le premier et le deuxième tome, il y a un arrêt, une pause. Et le deuxième tome commence par ce vers : « Pendant un certain temps le Masnavi prit du retard ». Je citais toujours ce vers à mon mari, sans connaître le distique qui suivait. Un jour, j’ai eu la curiosité d’aller vérifier et j’ai lu : « Il faut du temps pour que le sang devienne du lait ». A ce moment-là j’allaitais mon enfant. De tels moments sont pour moi des cadeaux de la vie, et je me suis dit : « Là, je marche sur la bonne voie. »
En commençant l’écriture de ce roman sur Roumi, j’ai eu un autre cadeau. Je voulais que la première phrase de mon roman soit de Shams de Tabriz lui-même. Quand j’en ai commencé l’écriture, je décrivais un jour de grand froid à Konya, en Turquie. J’ai écrit toute la scène autour du thème du froid. Ensuite pour choisir une phrase de Shams, j’ai fait comme d’autres font avec Hâfez, j’ai ouvert au hasard le Livre de Shams (qui est un livre fou), comme pour une divination. Et j’ai lu cette phrase : « Et moi le vieillard dans ce froid ! » Alors, j’ai fermé le livre, je l’ai embrassé, persuadée d’être sur la bonne voie. Tels étaient le cadeau de l’ouverture et le cadeau de la fermeture de cette aventure avec Roumi.
MF : Passeport à l’iranienne est un récit contemporain, léger, plein de fantaisie, loin des œuvres érudites que vous aviez écrites précédemment.
NT : Après Roumi le Brûlé, Laurent Laffont, mon éditeur, m’a proposé d’écrire sur l’Iran d’aujourd’hui, pour satisfaire la curiosité du public français sur ce pays, à laquelle personne n’avait encore proposé de réponses. Il m’a donné carte blanche. J’avais une idée : je voulais travailler sur des blogs d’Iraniens. Puis, j’ai pensé à cette histoire de passeport qui m’était arrivée et qui amusait beaucoup mon entourage quand je la racontais. Mon récit a rencontré tout de suite un grand engouement auprès des lecteurs qui rentraient très facilement dans l’histoire.
Cela correspondait à l’époque où Bernard Kouchner, ministre français des Affaires étrangères, disait que le bombardement de l’Iran n’était pas à exclure. Je me suis rendu compte qu’à mon échelle, j’étais en train d’empêcher le bombardement de l’Iran, en parlant tout simplement des Iraniens aux Français. Un jour, un journaliste français m’a dit : « Si on avait eu des images de l’Irak, si on avait lu des livres d’auteurs irakiens, on n’aurait pas adhéré à l’invasion de ce pays, car on ne voyait que Saddam Hussein ! » Lorsque Abbâs Kiarostami montre un petit enfant dans son film Devoirs du soir, le public étranger qui a vu cet enfant acceptera difficilement le bombardement de l’Iran.
Un couple de Français rencontré au consulat d’Iran à Paris m’avait dit avoir pris la décision d’aller en Iran après avoir lu mon livre. Incidemment, ce livre parlait de l’Iran aux lecteurs, je me sentais donc utile à mon pays.
MF : Ensiyeh, l’héroïne de votre dernier roman, Debout sur la terre, est le portrait de votre mère.
NT : Il y a effectivement beaucoup de ma mère dans le personnage d’Ensiyeh, mais ce n’est pas véritablement une biographie, c’est un roman et j’ai beaucoup inventé. Il est vrai que j’ai connu à peu près tous les personnages de ce roman. Tous les passages concernant le personnage de Massoud l’électricien et la métamorphose qu’il a connue à sa sortie de prison ont été tirés des nombreux témoignages écrits par les fondateurs de la République islamique, qui, pour certains, ont décrit les événements heure par heure.
Avec Debout sur la terre, je ne voulais pas refaire un Passeport à l’Iranienne bis. Je voulais un livre plus ambitieux qui pourrait aussi être traduit en persan.
Ma mère a écrit des pièces de théâtre, elle a travaillé avec Peter Brook, a enseigné à l’université de Téhéran. Ses élèves, ses amis, des acteurs, m’encourageaient à écrire sur elle. Je refusais toujours. Je ne voulais écrire ni sur ma mère ni sur la Révolution et, dans ce livre, j’ai écrit sur l’une et sur l’autre.
Quand j’ai présenté mon projet à mon éditeur, je l’ai fait en ces termes : il s’agit d’un rendez-vous raté entre un cinéaste qui a trente ans et un octogénaire, cela se passe en un jour, trois ans avant la Révolution, puis l’action se poursuit un an après la Révolution, le jeune homme va aider le vieil homme à fuir, à quitter l’Iran. Je voulais intituler mon livre : Rendez-vous avec Monsieur V. J’écris le roman et le donne à lire à Laurent Laffont qui me dit : « Veux-tu relire ton livre en te rendant compte que tu as écrit l’histoire d’une femme et non de deux hommes ? » Cela fut une révélation pour moi. L’histoire d’Ensiyeh était calquée sur celle de ma mère, alors que je ne voulais pas écrire sur elle. Encore aujourd’hui, je ne peux toujours pas lire une ligne écrite de sa main.
J’ai écrit en 1995 un livre sur la famille de mon père : Le dernier album des miracles, chronique d’une famille persane [5]. Sa famille venait du nord de l’Iran mais habitait l’Irak, au XIXe siècle. Mon arrière-grand-père était « source d’imitation » (marja’ taqlid), au sommet de la hiérarchie chiite. Ses quatre fils représentaient, à mon sens, les quatre branches de l’islam. Le premier, mon grand-père, était un homme politique, le deuxième était soufi, le troisième un pratiquant rigoureux, le quatrième, un alchimiste qui ne vieillissait pas, disait la légende familiale. Mon grand-père a connu Lawrence d’Arabie et a couronné Fayçal, le premier roi d’Irak. Mon père, fils d’ayatollah, est né au XIXe siècle. Il a participé à la Révolution constitutionnelle de 1906, puis au renversement des Qâdjârs. C’était un ami de Rezâ Shâh, un Mâzandarâni, né comme lui au nord de l’Iran, mais il était républicain. En 1932, au moment de la prise de pouvoir de Rezâ Shâh, il était député à l’Assemblée nationale et portait encore le turban. En 1936, il enlève le turban, s’habille à l’occidentale et choisit comme nom Tajadod qui signifie modernité en Persan.
Dans Debout sur la terre, je ne voulais pas revenir sur ces événements. Je cherchais à me concentrer sur quatre personnages (un octogénaire francophile, un cinéaste trentenaire, un très jeune électricien et bien évidemment Ensiyeh). C’est la raison pour laquelle le mari d’Ensiyeh est beaucoup moins exposé que les autres.
MF : D’après tout ce que vous en dites, Debout sur la terre est le livre de la maturité. On retrouve des clins d’œil sur votre famille, des citations de Shams en relation avec votre œuvre sur Roumi, des évocations du Mahabharata et de La Conférence des Oiseaux de Attâr, par référence à l’œuvre de votre mari Jean-Claude Carrière. On sent une complicité entre vous sur le plan littéraire. Lui-même affirme que vous l’avez beaucoup aidé dans ses recherches sur les textes chinois pour ses travaux avec le Dalaï-Lama.
NT : Oui, c’est évident. Voir Jean Claude Carrière travailler est une source d’inspiration.
Lors de l’écriture de mes livres, je m’amuse à faire des sauts, par exemple vous aviez remarqué, dans Debout sur la terre, la mention du nom de Tajadod. Je parsème mes récits de telles évocations, de ces petits clins d’œil. Comme une pierre qu’on jette dans l’eau et qui fait son chemin. Dans Passeport à l’Iranienne, il y avait ce mari qui ne comprenait rien à la situation. Il s’agissait bien évidemment d’une caricature, mais il arrivait vraiment que Jean-Claude ne réussît pas à comprendre comment un renouvellement de passeport pouvait prendre un mois. Ce n’est pas rationnel, c’est iranien.
MF : Quels sont vos rapports avec l’Iran ?
NT : Je me nourris de l’Iran. L’idée de ne plus pouvoir y retourner est le cauchemar de ma vie. Je me sens de plus en plus iranienne et après ce dernier livre je me sens aussi kurde, comme ma mère. Je n’ai eu aucune difficulté à m’intégrer dans la société française. J’étais au lycée français de Téhéran à l’époque du Shâh. Ma famille était francophone, nous passions nos vacances en France. Au lycée français, tout l’enseignement se faisait dans cette langue, sauf évidemment la littérature persane. Clovis, Vercingétorix, tout ce qui était français m’était familier. Je suis arrivée en France avec toute ma promotion, car il était prévu que nos études universitaires se fassent en France, nous y étions donc préparés. Aussi n’avons-nous pas connu les difficultés des gens qui débarquent dans un pays inconnu, qui découvrent tout. La France n’était pas un exil pour moi. Les difficultés sont venues avec la Révolution. Nos biens étant confisquées, nous sommes restés en France car tout notre entourage avait quitté l’Iran. Mon pays ne me manquait pas, j’avais la France, c’était formidable.
Depuis quelque temps, depuis que j’ai un enfant, l’Iran prend de plus en plus possession de moi.
ہ cause de mes études universitaires, je peux écrire sur la Chine aussi bien que sur l’Iran. Je pourrais écrire, par exemple, la biographie d’un poète chinois, mais c’est de l’Iran dont j’ai envie de parler.
MF : Dans ce dernier livre, on sent de votre part une tendresse pour les gens humbles, pour Gol Bibi la vieille servante de Monsieur V. et Massoud, l’électricien, par exemple.
NT : Oui, il y a une empathie. Dans Passeport à l’Iranienne aussi existait cette empathie. Après Roumi le brûlé, où je racontais une vie exceptionnelle, j’ai eu envie de parler des gens ordinaires, auxquels je suis redevable, autant qu’à Roumi. Car je ne sépare pas l’élite, les poètes ou les grands penseurs iraniens du peuple iranien. Il me nourrit autant que peut me nourrir un très grand poème.
Quand je vais en Iran, j’aime me plonger dans la rue et chaque fois je suis récompensée par une rencontre extraordinaire. Je me dis que tant que cela dure, l’Iran vit. J’ai des exemples simples, je suis dans la rue, il pleut, je vais dans un magasin, je demande des piles, le vendeur n’en a pas mais il envoie quelqu’un en trouver dans un autre magasin. Je sors, il pleut toujours, il vient avec un dossier en plastique pour que je couvre mes documents. Je ne veux pas fermer les yeux sur cette générosité.
Chaque Révolution est le résultat d’une lutte de classes. Les gens qui, en Iran, ont pris le pouvoir en voulaient à la classe dominante d’avant et vice-versa, donc un fossé s’est creusé entre les deux et ce fossé, à mes yeux, s’amoindrit au fil des années.
Un autre exemple : quand on doit être fouillé à l’aéroport ou à l’entrée de l’administration, j’ai des amies qui, après toutes ces années, se rebiffent encore. Je rapporte dans Passeport à l’Iranienne, qu’un jour où j’étais fatiguée, je m’assieds sur une chaise et je soupire. Subitement, la femme qui devait me fouiller sans complaisance, devient protectrice, et m’offre même un gâteau. C’était une clé pour moi. Au moment où on ne considère pas l’autre comme un adversaire, où on ose même montrer quelques signes de faiblesse, où on regarde l’autre et où on lui parle, toutes les portes s’ouvrent.
Quand je vais en Iran, il suffit que je sorte de mon milieu, des quartiers nord de Téhéran, pour avoir à chaque fois une rencontre digne des poètes mystiques. Voilà la source de mon attachement profond à l’Iran.
MF : Comment voyez-vous votre œuvre par rapport aux autres contemporains iraniens ? Je pense par exemple à Shusha Guppy, Gholi Taraghi, Fereidoun Sâhebjam, Shahlâ Soltâni, qui ont écrit comme vous sur l’histoire de leur famille ou de la vie passée en Iran. En quoi votre œuvre se distingue-t-elle de la leur ?
NT : Comme Fereidoun Sâhebjam, j’écris en français. Shusha Guppy écrit en anglais, Goli Taraghi en persan. J’aime et j’admire les livres de Goli Taraghi que je considère comme une très grande écrivaine. Le livre de Shahlâ Soltâni, rédigé en persan, sur sa famille à Ispahan, est un très beau témoignage des mœurs d’une famille princière en Iran. Par ailleurs, je suis très amie avec Atiq Rahimi, le prix Goncourt, qui est afghan et écrit en français, et avec Azar Nafisi qui a écrit en anglais, Reading Lolita in Tehran, tiré à deux millions et demi d’exemplaires. Nous nous demandons tous les trois ce que nous apportons de plus quand nous écrivons dans une autre langue que le persan. Aussi bien pour Passeport à l’Iranienne que dans Debout sur la Terre, des lecteurs iraniens ou des Français qui ont vécu en Iran m’ont dit : « quand on vous lit, on entend le persan » et pour moi c’est un très grand compliment. Quand j’écris sur l’Iran, je n’écris pas dans le français utilisé à St Germain des Prés. Avant la parution du livre, je demande à mon éditeur de corriger les fautes éventuelles en français mais de ne pas toucher à ma manière d’écrire qui est iranienne. Je ne veux pas écrire comme une française. Je pense que ce qui est intéressant quand Azar Nafisi écrit en anglais ou Atiq Rahimi en français, c’est ce plus, l’apport d’une iranienne ou d’un afghan à la littérature anglaise ou française.
MF : vous pensez que ce livre serait différent si vous l’aviez écrit en persan ?
NT : En persan, je ne l’aurais pas écrit de la même manière. Il aurait été un livre de témoignage, alors que je le considère comme un livre qui vous emporte de là où vous êtes, dans un autre monde. En Iran, il aurait été chez lui.
[1] Prophète du manichéisme, religion née en Iran au troisième siècle de l’ère chrétienne.
[2] Paris, Plon, 2000.
[3] Paris, Plon, 1993.
[4] Jean-Claude Carrière est scénariste, dramaturge et écrivain français. Voir l’entretien réalisé par Elodie Bernard et Mireille Ferreira, qui a pour sujet son adaptation théâtrale de La conférence des oiseaux, de Attâr Neyshâbouri, publié dans le n° 53 daté d’avril 2010 de La Revue de Téhéran.
[5] Paris, Plon.