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Comparaison de deux personnages de la littérature enfantine persane et française : "Madjid" et "Nicolas"
Cet article vise à établir une comparaison entre deux personnages de la littérature enfantine, l’un iranien et l’autre français, bien connus dans leurs pays respectifs. « Madjid » est le protagoniste d’un ouvrage intitulé Les aventures de Madjid écrit par Houshang Morâdi-Kermâni, écrivain très célèbre en Iran. « Nicolas » est quant à lui le personnage principal d’une série d’ouvrages ayant pour titre Le petit Nicolas et est né de deux pères : René Goscinny, écrivain et Jean Jacques Sempé, illustrateur.
Né en 1944 à Kermân dans le sud-est de l’Iran, Houshang Morâdi-Kermâni a commencé à écrire des nouvelles pour la radio et les journaux dès 1974. A ce jour, il a publié une quinzaine d’ouvrages parmi lesquels Les aventures de Madjid, publiés en 1979, ont été adaptées sous forme de série pour la télévision iranienne. Majid est très connu en Iran et la traduction française de ses aventures est en cours. Houshang Morâdi-Kermâni a remporté de nombreux prix en Iran et à l’étranger. L’UNICEF lui a également rendu hommage pour le rôle qu’il a joué dans la promotion des droits de l’enfant en Iran. Il a reçu le Prix Christian Andersen en 1992 et a été l’un des candidats sélectionnés en vue de l’obtention du Prix d’Astrid Lindgren en 2008. Deux de ses œuvres ont été traduites en français : La jarre (traduit de l’allemand par Chantal Le Brunkeris) et Les invités de Maman (traduit du persan par Maribel Bahia).
René Goscinny est né le 14 août 1926 à Paris. Sa famille émigre en Argentine, il y effectue sa scolarité au Collège français de Buenos Aires : « J’étais en classe un véritable guignol. Comme j’étais aussi plutôt bon élève, on ne me renvoyait pas. » C’est à New York qu’il débute sa carrière. Rentré en France au début des années 1950, il donne naissance à toute une série de héros légendaires. Goscinny imagine les aventures du Petit Nicolas avec Jean-Jacques Sempé, en utilisant le langage d’un enfant, ce qui va faire le succès du célèbre écolier. Par la suite Goscinny crée Astérix avec Albert Uderzo. Le triomphe du petit Gaulois sera phénoménal. Traduites en 107 langue et dialectes, les aventures d’Astérix font partie des œuvres les plus lues au monde. A la tête du journal Pilote, il révolutionne la bande dessinée en l’érigeant au rang de « 9e Art ».
Cinéaste, Goscinny fonde les Studios Idéfix avec Uderzo et Dargaud. Il réalise quelques chefs-d’œuvre du dessin animé : Astérix et Cléopâtre, les Douze Travaux d’Astérix, Daisy Town et La Ballade des Dalton. Il recevra à titre posthume un César pour l’ensemble de son œuvre cinématographique. Il meurt le 5 novembre 1977 à l’âge de 51 ans.
Scénariste de génie, c’est au travers des aventures du Petit Nicolas, enfant malicieux aux frasques redoutables et à la naïveté touchante, que Goscinny donne toute la mesure de son talent d’écrivain. Ce qui lui fera dire : « J’ai une tendresse toute particulière pour ce personnage. » Grâce aux nombreuses traductions, les enfants de plusieurs pays dont l’Iran connaissent bien Nicolas. Les dix volumes de cette œuvre ont été publiés aux éditions Kimiâ en persan.
Héros principal de l’ouvrage Les aventures de Madjid, Madjid est un garçon provincial, vivant à Kermân avec sa grand-mère qui mène une vie très traditionnelle. Ses parents sont morts lors d’une inondation, phénomène courant à Kermân. Le petit Madjid a quant à lui survécu, puisque son berceau s’est accroché à un arbre. Il vit donc avec sa grand-mère.
Madjid est maladroit, rêveur, sensible et aimable. Ses aventures présentent une vie provinciale, simple et traditionnelle. Il n’est cependant pas satisfait de sa condition actuelle et souhaite devenir poète ou écrivain. Pour sortir de son environnement étouffant, il se réfugie dans l’imaginaire. Outre le rêve de devenir écrivain, il rêve aussi d’avoir une bicyclette, un ballon de football, un tambour ou d’aller camper avec les élèves de l’école. La pauvreté domine toutes les histoires. Elle n’est pas conçue comme un élément négatif mais comme un moteur pour arriver à une vie idéale.
Madjid raconte ses aventures à la première personne. Cependant, celui qui parle n’est pas Madjid enfant mais Madjid adulte. La simplicité et la sincérité de ce personnage permet au lecteur de facilement s’identifier à lui. Dans diverses situations, il exprime parfaitement les sentiments les plus secrets d’un adolescent. Selon Milan Kundera : « Les questions les plus intimes sont les plus communes. » C’est en quelque sorte ce qu’exprime Madjid. Au travers d’un humour amer, l’auteur communique avec les lecteurs de façon intime et leur fait croire au rêve le plus important du personnage.
Nicolas est quant à lui un jeune garçon d’environ 8 ou 9 ans. Il est enfant unique d’un couple dont les moyens lui permettent de mener une vie "normale". Il n’a pas de problèmes particuliers et cherche toujours à s’amuser et à se distraire avec tout un cercle de "copains" d’école.
Ce personnage né en 1959 ne connaît pas d’évolution au fil des histoires. La narration à la première personne, l’humour qui domine toute l’œuvre, la simplicité et l’innocence d’une voix enfantine ont contribué à son immense succès tant auprès des enfants que des adultes.
Les aventures de Majid et Le Petit Nicolas ont certains points communs tels que la présence d’un héros- narrateur enfant, la narration à la première personne, le cadre réaliste, l’importance de l’humour, et leur dimension indémodable. D’un point du vue narratologique, ces deux protagonistes sont vraisemblables. Leurs actions, leurs discours et leurs pensées suscitent une certaine identification chez le lecteur.
Les deux protagonistes sont aussi les narrateurs. Madjid et Nicolas racontent ainsi leurs histoires à la première personne. Ce genre de narration ne fournit pas beaucoup de possibilités aux personnages pour se présenter. Cependant, ils font découvrir au lecteur leur caractère au fil de l’histoire, au travers de quelques indications données ici et là, tels qu’un geste, une parole, un détail vestimentaire, une habitude... Le dialogue, la description, l’action et la narration sont les principales techniques du portrait. Morâdi Kermâni donne à son personnage la possibilité de se présenter par le courant de sa conscience, ce qu’on ne trouve guère chez Goscinny : « Au coin de la chambre, je me suis accroupi en voûtant le dos et dit :
"J’ai honte de dire à Bibi qu’on m’a renvoyé. Comment lui dire ? Elle va mourir, sûrement ; plus elle s’irrite plus ses pieds lui font mal. On la verrait tout d’un coup tomber évanouie. Qu’est-ce que je peux lui dire ? Pourquoi je suis renvoyé ? Pour avoir écrit une composition, alors que j’écris si bien et que Bibi est si fière de mon talent. » [1]
Dans Les aventures de Madjid, le narrateur est Madjid adulte, chez Goscinny, c’est le petit Nicolas qui parle. En lisant les histoires de Madjid, on à l’impression de lire une sorte d’autobiographie tandis que la lecture du Petit Nicolas laisse davantage l’impression de la découverte d’un journal intime : « Ce matin, nous sommes tous arrivés à l’école bien contents, parce qu’on va prendre une photo de la classe qui sera pour nous un souvenir que nous allons chérir toute notre vie, comme nous l’a dit le maîtresse. » [2] Des lettres de Nicolas sont également parfois insérées : « Alors, je suis arrivé à la maison, j’ai pris le journal, j’ai découpé le bon qu’il faut envoyer pour faire le concours et j’ai écrit dessous :
« Je vous demande pardon de ne pouvoir faire votre concours, parce que ça fait des histoires avec les copains, et à la maison. Alors, l’auto, vous n’avez qu’à la donner à un autre. » [3]
L’insertion de la composition est aussi utilisée chez Madjid :
« Et je continuais.
Oui, à mon avis, c’est l’officier des pompes funèbres qui rend le plus grand service au peuple. Puisque malgré qu’il travaille et lave si bien les morts, personne ne lui offre de cadeaux et ne le félicite jamais. On ne voit nulle part quelqu’un remercier un laveur de morts, par exemple dans le journal, d’avoir si bien lavé le corps de son père. » [4]
Nous trouvons donc deux types de regard dans ces deux œuvres : le regard enfantin de Nicolas et le regard profond de Madjid dominent toute l’œuvre. Néanmoins, le grand Madjid est resté très proche de son enfance. C’est un adulte qui vit avec les expériences de cette période : « Pour le convaincre, j’ai pris l’autre plateau de la balance. Au fond, il y avait un peu de poudre blanche scintillante. J’ai tenu le plateau juste devant le visage de Mash-Assadollâh pour qu’il puisse bien remarquer ma gentillesse. Oui, c’est vrai ; j’ai tenu le plateau juste devant son visage et j’ai soufflé fort sur la poudre blanche qui a volé dans les yeux du vieil homme. » [5] La voix du Majid adulte n’en reste pas moins présente : « Mais le souvenir du livre et la suite de l’histoire continuaient à occuper mes pensées. L’histoire inachevée me trottait dans la tête. Je me sentais comme un homme assoiffé à qui on a arraché un bol d’eau fraîche après lui avoir permis d’y tremper les lèvres. » [6]
C’est aspect contraste avec le regard enfantin de Nicolas qui caractérise toute l’œuvre : « … on a commencé à se faire des passes et c’est drôlement chouette de jouer entre les bancs. Quand je serai grand, je m’achèterai une classe, rien que pour jouer dedans. » [7]
Concernant le point de vue, les deux récits utilisent une focalisation interne : le narrateur et le personnage sont identiques ; ils voient à travers les yeux du personnage et découvrent la scène en même temps que lui. Le lecteur en sait autant que son personnage et a donc une vision limitée. Ainsi, dans Le Petit Nicolas : « Ce que je ne savais pas, c’est que papa aimait tellement jouer aux cow-boys. » [8]
Et dans Les aventures de Majid : « Monsieur est assis sur la chaise ; C’est le temps de fumer ; Mais au lieu d’une cigarette, il a sorti un bonbon de sa poche et l’a mis dans sa bouche ; au lieu de le sucer lentement, il l’a croqué en grinçant ^ »o¨ ^ »o¨. Il devait avoir un doux goût dans sa bouche, en revanche, son état d’esprit restait toujours amer. » [9]
Les deux personnages évoluent essentiellement dans un espace commun, l’école, qui est aussi l’un des thèmes centraux du Petit Nicolas. Le quartier et la maison constituent les autres lieux de l’action.
Au fil des aventures, on remarque des changements chez Madjid ainsi qu’une certaine évolution psychologique du début à la fin du roman. En revanche, Nicolas est un enfant qui n’évolue pas et n’apprend jamais rien de ses expériences : au lieu de s’inscrire dans une temporalité évolutive et successive, chaque histoire recommence à zéro, dans un temps indéfini. Le Nicolas de 1959 est ainsi le même en 2010. Au contraire, chez Majid, le temps passe : « Je n’ai jamais trouvé ‘’La fuite vers les montagnes‘’. Mais au cours de mes pérégrinations dans les librairies, je me suis habitué petit à petit aux librairies et aux livres. J’aurais aimé lire tous les livres du monde. Mais où trouver l’argent pour les acheter ? Par contre, pour les emprunter, j’avais assez d’argent. Depuis, je les ai donc empruntés pour dix shahi [10] par jour, après avoir laissé un toman en garantie à la librairie. Mais si vous voulez savoir la vérité, j’ai toujours envie de retrouver et de lire "La fuite vers les montagnes". Plusieurs fois, j’ai voulu écrire la fin de l’histoire. Mais plus j’écrivais, moins j’étais content. C’est ainsi que je me suis mis à écrire d’autres histoires. Et pour commencer, je me suis penché sur ma vie et j’ai raconté mes propres aventures. » [11]
« Petit à petit, le désir d’avoir un tambour et d’en jouer a été remplacé par les autres désirs petits et grands. Chaque désir était comme un échelon qui m’a fait souffrir mais qui m’a fait monter pour arriver à l’âge adulte. » [12]
Ces deux récits évoquant l’enfance recréent un univers permettant à chaque adulte d’y retrouver ses propres expériences enfantines et aux enfants de partager la vie quotidienne d’un autre enfant.
Madjid et Nicolas ont le pouvoir de dépasser les générations. Ce talent est lié au génie de leurs auteurs ainsi qu’à leur art de créer des personnages. Au-delà de leur différente nationalité, ces deux personnages parviennent à révéler les pensées et les sentiments communs des êtres humains, expliquant ainsi la raison de leur succès immense tant au niveau national qu’international.
[1] Moradi Kermâni, Houshang. Les aventures de Madjid, "Le surveillant", Moïn, Téhéran, 1381(2002), p. 424.
[2] Sempé-Goscinny, Le petit Nicolas, "Un souvenir qu’on va chérir", Denoël, 2007, p. 5.
[3] Goscinny, René, Le Petit Nicolas le Ballon et autres histoires inédites, "Le concours", IMAV éditions, 2009, p. 71.
[4] Moradi Kermâni, Houshang, Les aventures de Madjid, "Le surveillant", Moïn Éditions, Téhéran, 1381(2002), p. 413.
[5] Moradi Kermâni, Houshang. Les aventures de Madjid, "Le passionné de livre", Moïn, Téhéran, 1381(2002), p. 13.
[6] Moradi Kermâni, Houshang, Les aventures de Madjid, "Le passionné de livre", Moïn, Téhéran, 1381(2002), p. 18.
[7] Sempé-Goscinny, Le petit Nicolas, "Le Bouillon", Denoël, 2007, p. 26.
[8] Sempé-Goscinny, Le petit Nicolas, "Les cow- boys", Denoël, 2007, p. 21.
[9] Moradi Kermâni, Houshang, Les aventures de Madjid, "Le surveillant", Moïn, Téhéran, 1381(2002), p. 419.
[10] Monnaie valant 1/20 de rial.
[11] Moradi Kermâni, Houshang, Les aventures de Majid, "Le passionné du livre", Moïn, Téhéran, 1381(2002), p.18.
[12] Moradi Kermâni, Houshang, Les aventures de Majid, "Le tambour", Moïn, Téhéran, 1381(2002), p. 51.