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Promenade culinaire dans Les Mille et une Nuits
Traduction française d’Antoine Galland*
Texte présenté par
L’Orient féerique des Mille et une Nuits s’organise souvent seulement autour des histoires extraordinaires, des exploits d’hommes courageux, de marins perdus dans des îles inconnues,… mais ces histoires populaires nous racontent aussi des aspects différents de la vie en Orient durant les lointains siècles d’autrefois. Dans le passage ci-dessous, nous allons assister à une promenade à pied dans le marché de Bagdad, pour accompagner une dame qui fait ses courses et achète des ingrédients exquis et délicieux, apparemment pour en faire une fête magnifique.
La lecture de ce texte vous donnera sans doute le désir de connaître la suite, comme le sultan. Mais l’intérêt pour nous de le reproduire ici est de connaître la diversité des ingrédients culinaires de l’époque, dans des villes comme Bagdad, Bassora, Ispahan, Neyshâbour, Samarkand ou Boukhara.
« Sire, dit Schéhérazade, en adressant la parole au sultan, sous le règne du calife Haroun Al-Rachid, il y avait à Bagdad, où il avait sa résidence, un porteur qui, malgré sa profession basse et pénible, ne laissait pas d’être homme d’esprit et de bonne humeur. Un matin qu’il était, à son ordinaire, avec un grand panier à jour près de lui, dans une place où il attendait que quelqu’un eût besoin de son ministère, une jeune dame de belle taille, couverte d’un grand voile de mousseline, l’aborda, et lui dit d’un air gracieux : « Écoutez, porteur, prenez votre panier, et suivez-moi. » Le porteur, enchanté de ce peu de paroles prononcées si agréablement, prit aussitôt son panier, le mit sur sa tête, et suivit la dame en disant : « Ô jour heureux ! Ô jour de bonne rencontre ! »
La dame s’arrêta d’abord devant une porte fermée, et frappa. Un homme, vénérable et doté d’une longue barbe blanche, ouvrit, et elle lui mit de l’argent dans la main, sans lui dire un seul mot. Mais le chrétien, qui savait ce qu’elle demandait, rentra, et peu de temps après apporta une grosse cruche d’un vin excellent : « Prenez cette cruche, dit la dame au porteur, et mettez-la dans votre panier. » Cela étant fait, elle lui commanda de la suivre, puis elle continua de marcher, et le porteur continua de dire : « Ô jour de félicité ! Ô jour d’agréable surprise et de joie ! »
La dame s’arrêta à la boutique d’un vendeur de fruits et de fleurs, où elle choisit plusieurs sortes de pommes, des abricots, des pêches, des coings, des limons, des citrons, des oranges, du myrte, du basilic, des lis, du jasmin, et quelques autres sortes de fleurs et de plantes odorantes. Elle dit au porteur de mettre tout cela dans son panier, et de la suivre. En passant devant l’étalage d’un boucher, elle se fit peser vingt-cinq livres de la plus belle viande qu’il eût ; que le porteur mit encore dans son panier, sur son ordre. Dans une autre boutique, elle prit des câpres, de l’estragon, des petits concombres, de la perce-pierre et autres herbes, le tout confit dans du vinaigre ; à une autre, des pistaches, des noix, des noisettes, des pignons, des amandes, et d’autres fruits semblables ; dans une autre encore, elle acheta toutes sortes de pâtes d’amande. Le porteur, en mettant toutes ces choses dans son panier, remarquant qu’il se remplissait, dit à la dame : « Ma bonne dame, il fallait m’avertir que vous feriez tant de provisions : j’aurais pris un cheval, ou plutôt un chameau pour les porter. J’en aurai beaucoup plus que ma charge pour peu que vous en achetiez d’autres. » La dame rit de cette plaisanterie, et ordonna de nouveau au porteur de la suivre.
Elle entra chez un droguiste, où elle se fournit de toutes sortes d’eaux de senteur, de clous de girofle, de muscade, de poivre, de gingembre, d’un gros morceau d’ambre gris, et de plusieurs autres épices des Indes ; ce qui acheva de remplir le panier du porteur, auquel elle dit encore de la suivre. Alors ils marchèrent tous deux jusqu’à ce qu’ils arrivèrent à un hôtel magnifique dont la façade était ornée de belles colonnes, et qui avait une porte d’ivoire. Ils s’y arrêtèrent, et la dame frappa un petit coup… »
En cet endroit, Schéhérazade s’aperçut que le jour s’était levé, et cessa de parler. « Franchement, ma sœur, dit Dinarzade, voilà un commencement qui rend curieux de la suite : je crois que le sultan ne voudra pas se priver du plaisir d’entendre la suite. » Effectivement, Schahriar, loin d’ordonner la mort de la sultane, attendit impatiemment la nuit suivante, pour apprendre ce qui se passerait dans l’hôtel dont elle avait parlé.
*Orientaliste français (1646-1715).