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L’art culinaire iranien est l’un des éléments culturels qui rend particulièrement bien compte de la subtilité de la culture proprement dite iranienne. La table colorée est en elle-même assez parlante. Elle offre une grande diversité d’aliments, de plats, de desserts, de condiments et d’accompagnements. Différents genres de soupes, de ragoûts, de riz, de pains, de sirops, etc. sont là pour rendre compte des pratiques culinaires des Iraniens des siècles passés, et de leurs techniques pour enrichir, toujours plus, leurs recettes.
D’une manière générale, les principaux mets de la cuisine iranienne peuvent être divisés en plusieurs catégories : les âshs (sortes de soupe épaisse), les âbgoushts (viande cuite à l’eau avec des céréales, des fines herbes, des pommes de terre et des oignons), les koukous (recettes à base d’herbes, d’épinards, d’aubergines, de courgettes, de choux, etc. mélangés et battus avec des œufs et cuits sous forme d’omelettes), les dolmehs (différentes sortes de légumes farcis), les shâmis, les kouftehs, les polows ou chelows (riz cuits et servis sous diverses formes), les khoreshts (ragoûts ou sauces servis avec du riz), les kabâbs, les borânis (légumes cuits servis normalement avec du yaourt), les accompagnements et les condiments comme les torchis (des légumes ou fricassées de légumes au vinaigre), les desserts, les pâtisseries et les sirops. On retrouve souvent une telle diversité culinaire dans les pays chauds où le climat a toujours incité les populations à innover en imaginant des mets plus goûteux les uns que les autres. C’est cette même logique qui, en Europe méditerranéenne, en Asie de l’est et en Asie centrale, mais aussi en Amérique du sud, a pu rendre célèbre un grand nombre de plats à travers le monde entier.
Dans l’Iran ancien déjà, les ustensiles de cuisines faisaient partie des éléments indispensables de la dot d’une jeune fille au moment de son mariage. La meilleure façon (disait-on, et continue-t-on à dire) d’accueillir l’homme fatigué qui rentre à la maison après une éreintante journée de travail était de lui préparer une table agrémentée de multiples et succulents repas. Le choix des ingrédients et leur mélange n’était pas uniquement effectué en fonction de leur goût. Fournir assez d’énergie pour le reste de la journée et posséder certaines vertus curatives étaient et restent également des critères qui orientent les choix des cuisinières iraniennes.
Concernant l’origine de la création des repas iraniens, compte tenu de la diversité et de la richesse régionale de chaque repas, il nous faudra uniquement nous contenter, pour cet article, d’évoquer celles des spécialités les plus appréciées de la cuisine iranienne.
Tout d’abord, le riz est un élément indispensable de la table iranienne, et sa présence dans un menu de réception est une obligation. La découverte du riz remonte à sept mille ans. Il entra en Iran à une époque très ancienne. Il provenait d’Asie du sud-est et fut très tôt cultivé par les Iraniens eux-mêmes, notamment sous les Achéménides, dans les régions du nord de l’Iran où le climat convient particulièrement à la culture des rizières. Si le riz est tellement prisé en Iran, c’est sans doute en raison de la situation géographique du pays. Petit à petit, cet élément important fut produit en grande quantité et prit la première place sur la liste des aliments consommés en Iran. Bien que cultivé uniquement dans le nord du pays, le grain blanc devint très tôt populaire partout en Iran et s’invita à toutes les tables iraniennes en adoptant différentes formes, et en s’adaptant au goût et au tempérament régional de chaque région du pays. Il est ainsi cuit de différentes manières en fonction des régions. Dans le nord de l’Iran, notamment dans le Guilân et le Mâzandarân, le kateh est très à la mode est consiste en un plat de riz bouilli auquel on rajoute du beurre et du sel jusqu’à ce que toute l’eau se soit évaporée. Ce mode de cuisson est le plus facile à réaliser, mais il n’est évidemment pas le seul. Il y a d’autres manières, plus délicates, de préparer le riz notamment sous forme de chelow-kabâb, de polow et de dami. Ce n’est que depuis quelques décennies que le riz se trouve dans toutes les régions et de tous les foyers iraniens, contrairement à autrefois où il existait des difficultés d’approvisionnement. Aujourd’hui il est distribué partout en Iran et il est également exporté vers d’autres pays, notamment ceux où habitent de nombreux expatriés iraniens. Le riz cuit sous forme de chelow-kabâb est normalement servi avec du kabâb. Le chelow-kabâb iranien qui est le seul repas omniprésent dans n’importe quel restaurant iranien, est né à l’époque qâdjâre. La culture culinaire incluant conjointement les produits de la chasse et de la « cueillette », c’est-à-dire la viande et des produits agricoles a toujours existé en Iran. Cependant, c’est à partir de l’époque safavide que l’on commença à griller la viande et à la consommer avec du riz. Auparavant, ces deux éléments n’étaient jamais servis ensemble de cette manière. A l’époque qâdjâre, cette combinaison adopta son nom actuel de chelow-kabâb grâce à Gholâmhossein Khân Nâyeb (et à son fils Ali Khan Nâeb), restaurateur proche du dauphin et futur roi Nâssereddin Mirzâ à Tabriz. Pendant sa régence, Nâsseredin Mirzâ avait appris à apprécier ce nouveau plat et après son accession au trône, il appela le restaurateur à Téhéran. Ce fut donc à la cour de Nâsseredin Shâh que le chelow-kabâb acquit ses lettres de noblesse, à la faveur des courtisans et des bourgeois de l’époque. Quand Ali Khan Nâyeb fut chassé de la cour en raison de problèmes internes, pour affirmer sa fidélité et son amitié à son ancien ami le roi Nâssereddin Shâh, il ouvrit un restaurant à proximité du palais du Golestân, dans le quartier du bazar. Cet établissement ne servait que du chelow-kabâb. Après Nâyeb, d’autres amateurs de ce plat délicieux ouvrirent leur propre restaurant de chelow-kabâb. Aujourd’hui, le chelow-kabâb est le mets le plus répandu des restaurants iraniens et il en est ainsi sur tout le territoire iranien.
Quant au petit-déjeuner, le mets qui le symbolise le plus dans la culture traditionnelle de l’Iran est sans doute le kalleh-pâtcheh (bouillon de tête et de pattes de mouton), repas lourd que l’on déguste de très bon matin, avant le lever du soleil dans les kalleh-pazi (restaurant spécialisé), ouverts dès trois heures du matin. C’est à l’époque qâdjâre que la mode de ce mets s’est répandue. Il était alors réservé aux classes aisées de la société. A l’époque, les amateurs de ce repas se rendaient dans les kalleh-pazi avec leur pain préféré sous le bras (généralement du pain sangak, cuit à même la pierre). Le chef leur servait alors une portion de bouillon (c’est-à-dire le bouillon dans lequel la tête et les pieds de mouton venaient de mijoter) dans laquelle on faisait tremper le pain.
Si le client était un homme important, le chef trempait pour lui ses morceaux de pain, et ajoutait à l’ensemble du beurre et un petit morceau de cervelle. Le client passait ensuite aux parties principales du kalleh-pâtcheh, c’est-à-dire la langue, les yeux et les oreilles, saupoudrées au préalable de cannelle et d’huile. Les plus riches avaient les moyens de profiter de ce plat délicieux mais les plus pauvres devaient se limiter au bouillon. Quant au pain sangak, il n’était pas réservé aux riches : tous les lève-tôt avaient droit au délicieux pain, incrusté de grains de sésame avec parfois des cailloux restés collés au pain. Bien évidemment, on peut également citer le petit déjeuner plus classique et léger qui consiste en fromage, confitures, thé, et beurre (de préférence avec du sangak chaud ou du barbari).
Le pain est un élément important de la gastronomie iranienne. En Iran, son origine remonte à 3700 ans. Dans les inscriptions élamites le mot tonir (décrypté par Jean Bottero professeur de français à l’Université de Yale) signifiait « tanour », c’est-à-dire four. Ceux-ci avaient normalement la forme de grands trous aménagés, au fond desquels rougeoyait le charbon de bois. On retrouve encore les mêmes aménagements dans les provinces iraniennes. Il y a différentes formes de pain, notamment le lavâsh, le babari, le tâftoun et le sangak. La particularité du sangak est sa pâte et son mode de cuisson, effectué dans des fours remplis de cailloux brûlants. Le document le plus ancien faisant allusion au sangak est le dictionnaire Borhân-e Ghâteh rédigé en 1683 par Khalaf Tabrizi. Le sangak y est ainsi défini : « un pain cuit sur des cailloux brûlants. »
Dans le calendrier du comité des boulangers iraniens rédigé le 10 mai 1947 à Téhéran, une petite histoire attire l’attention. « Shâh Abbâs le Grand, roi safavide, avait noté, au cours de ses expéditions militaires, le manque de nourriture, notamment de pain, au sein de ses troupes. Il consulta l’élite de sa cour pour trouver un moyen de fournir le pain nécessaire en un minimum de temps. Sheikh Bahâï, l’un des hommes les plus sages de la cour safavide, lui proposa de construire des fours que l’on remplirait de cailloux brûlants, afin de pouvoir y introduire en même temps plusieurs morceaux de pâte. La réalisation de son projet aboutit à la création de grandes boulangeries de pain sangak, appelées sangakis". Cette histoire n’est évidemment pas la seule histoire concernant l’origine du sangak. D’autres récits de ce type sont colportés avec verve par les boulangers eux-mêmes qui ne tarissent pas d’éloge sur leur métier (héréditaire en Iran). La cuisson du pain a toujours eu une dimension sacrée, bien au-delà de son aspect matériel. C’est pourquoi même dans les situations les plus difficiles, les boulangers n’abandonnaient pas leur travail. Le pain est d’ailleurs une affaire d’Etat, puisque les politiques se devaient de veiller à la qualité et au prix des pains. L’un des exemples toujours évoqué est la terrible anecdote de Rezâ Shâh jetant un boulanger dans son propre four pour la simple raison que ce dernier avait négligé les normes de cuisson et de préparation du pain définies par le gouvernement.
Quant aux accompagnements préférés des tables iraniennes, les torshi (cités plus haut) et surtout le yaourt occupent la première place. L’honneur de la découverte du yaourt revient aux habitants du plateau iranien. Il a été présent à la table des Pharaons, des Arabes, des Grecs, des Romains, des Indiens, etc. Les Indiens de l’Antiquité mélangeaient yaourt et du miel pour obtenir un breuvage qu’ils appelaient le « repas des dieux ». Plusieurs versions expliquent l’apparition du yaourt en Iran. Apparemment, il fut découvert par hasard dans des outres par des caravaniers qui utilisaient parfois du lait au lieu de l’eau pour se désaltérer sur les routes. Au Moyen-Orient, le climat chaud offre des conditions optimales à la production du yaourt. En Iran, le yaourt est normalement utilisé comme accompagnement mais parfois, dans la chaleur d’été, on y ajoute des raisins, des carrés de concombre, des glaçons, des noix et des fines herbes et finalement de l’eau, pour en faire un excellent et surtout rafraîchissant encas estival.
La liste des plats ou aliments incontournables de la table iranienne est très longue. Les quelques exemples présentés ci-dessus suffisent cependant pour illustrer le fait que derrière chacun de ces éléments (comme partout ailleurs) se cache souvent une anecdote intéressante qui dévoile le savoir faire, la culture populaire, mais aussi, la capacité des populations iraniennes à s’adapter à leur milieu naturel. La cuisine iranienne n’est malheureusement pas suffisamment connue à travers le monde. Ses recettes sont souvent confondues avec d’autres recettes orientales ou extrême orientales comme la chinoise ou l’indienne. C’est pourquoi elle n’est jamais parvenue, au niveau international, à être reconnue à sa juste mesure. La cuisine de chaque société est, c’est une évidence, le reflet parlant de sa culture, et nous espérons que la cuisine iranienne arrivera un jour à occuper le devant de la scène culinaire, et qu’elle réussira à véhiculer aussi bien que les autres arts persans les valeurs et les beautés de la culture iranienne.
Bibliographie :
Khalili Batmanghelitch, Nadjmieh, Noush-e Jân (Bon appétit), Ed. Yassâvoli, Téhéran, 2005.
Ringgenberg, Patrick, Guide culturel de l’Iran, éd. Rozaneh, Téhéran, 2005.