|
Behjat Sadr (1924 – août 2009) est une figure importante de la peinture moderne de l’Iran. Ses tableaux sont d’emblée reconnaissables par les lignes tracées à l’aide d’un couteau à plâtre dans une ou deux couches de couleur. Les critiques la considèrent comme l’une des pionnières de la peinture conceptuelle en Iran.
Behjat Sadr dit dans un entretien [1] : « Quand j’étais lycéenne, je m’intéressais à l’astronomie et aux mathématiques et je ne pensais absolument pas à la peinture. [...] Mais j’ai commencé à peindre. Je ne sais pas ce qui s’est produit. Ensuite, comme tout ce que j’entreprends est sérieux pour moi, j’ai peint avec sérieux aussi ». Elle décide d’entrer aux Beaux Arts de l’Université de Téhéran, ce qu’elle réussit en 1948. Elle dit à propos de ses années d’études : « Dans l’ensemble, sous une apparence docile, j’étais quelqu’un de rebelle. Je respectais mes professeurs [...]. Je les écoutais mais je faisais ensuite ce que j’avais en tête ». Elle termine ses études aux Beaux Arts en 1954 (elle est reçue première de sa promotion), obtient une bourse d’études l’année suivante et part en Italie. C’est à Rome qu’elle crée son style personnel. Un jour, une ficelle tombe sur le carrelage de la cuisine. La superposition de la forme sinueuse de la ficelle et des lignes droites du carrelage la subjugue. Elle reproduit les formes sinueuses et spiralées qui évoquent les galaxies. Son innovation la plus importante consiste à laisser de côté le pinceau pour utiliser un couteau à plâtre, avec laquelle elle trace des lignes, avec un rythme soutenu, dans deux couches de couleur qu’elle verse sur la toile posée par terre. La couche de couleurs du dessous devient visible par endroits, quand elle enlève des parties de la couche du dessus, qui n’est composée le plus souvent que de couleur noire. « J’aimais les contrastes. J’ai très vite laissé de côté le pinceau et je me suis servie du couteau à plâtre. J’aimais, au lieu de mettre de la couleur, l’enlever de la toile [...]. J’aimais le bruit que cela faisait. ».
En 1956, elle reçoit le prix d’argent d’un concours à San Vito, et son tableau est reçu à la Biennale de Venise. L’année suivante, elle expose ses tableaux dans une galerie à Rome. C’est sa première exposition individuelle. Elle commence à être connue dans les milieux artistiques italiens. Elle revient en Iran en 1960 et enseigne la peinture aux Beaux Arts de Téhéran. C’est là que commence la deuxième période de ses œuvres. Elle utilise sa méthode personnelle (qui consiste à verser de la couleur et tracer des lignes avec le couteau à plâtre) pour peindre des arbres, dont la forme se simplifie au fur et à mesure, pour aboutir à des figures abstraites, des rectangles colorés. Ces formes sont pour elle une évocation des arbres qu’elle voyait défiler avec vitesse des deux côtés de la route, quand enfant, elle regardait le paysage assise dans une voiture, ou quand elle suivait du regard les lignes de chemin de fer alors qu’elle voyageait en train. Elle reçoit en 1962, pour l’un des tableaux de cette période, le premier prix de la 3e Biennale de Téhéran, et son tableau est exposé à la 31e Biennale de Venise.
Sa troisième période de peinture est celle des jalousies noires à lames horizontales. Lors d’un concours organisé par l’UNESCO pour promouvoir la lecture, Behjat Sadr a l’idée de dessiner sur une toile un cercle orange représentant le soleil, dont la lumière symbolise la connaissance. La toile est couverte d’une jalousie noire à lames horizontales, symbole de l’obscurantisme et de l’ignorance. Les lames de la jalousie peuvent s’ouvrir et se fermer, et le soleil peut donc être plus ou moins visible à travers elles. Ce tableau, qui reçoit le premier prix du concours de l’UNESCO, est le point de départ d’une série de tableaux où une jalousie noire couvre la peinture dessinée sur la toile ; les lames de la jalousie s’ouvrent et se ferment grâce à un moteur placé derrière le tableau.
Puis commence la période où Behjat Sadr utilise une feuille d’aluminium comme support de ses peintures, au lieu d’une toile. Elle met la feuille d’aluminium par terre, y verse de la peinture noire, et y trace des lignes le plus vite possible avec un couteau à plâtre. « En fait, le support s’est choisi lui-même et m’a attiré vers lui. Je voyais que la flexibilité et la couleur grise de l’aluminium convenaient très bien au couteau à plâtre. [...] Le rythme du tracé du couteau à plâtre sur l’aluminium, c’est le mouvement-même. Je l’aimais beaucoup » dit-elle avant d’ajouter : « Dans mes peintures, il y a eu du mouvement dès le début. Le mouvement est la question importante de ma vie ». Les mouvements de sa main, quand elle trace les lignes, sont aussi précis que rapides, afin d’obtenir les formes qu’elle désire avant que la peinture ne sèche. Cela demande beaucoup d’énergie. Elle décrit ce travail comme une lutte avec les couleurs et avec elle-même. « Quand je suis épuisée au plus haut point, je sens que le travail est terminé et je laisse le tableau de côté. [...] Je termine le tableau très vite et je le retouche après quelques jours » dit-elle. Les tableaux de cette période peuvent évoquer les vagues, les rochers, ou certains agencements de briques des mosquées iraniennes - même si Behjat Sadr ne se sert pas consciemment des éléments de l’art traditionnel iranien dans ses tableaux.
La dernière période est celle où elle colle une photo au milieu de sa peinture, et met de la couleur autour. Les photos sont tantôt en couleur, tantôt en noir et blanc ; elles représentent en général des arbres, des rochers, parfois des bâtiments. Les formes géométriques qu’elle peint en se servant du couteau à plâtre couvrant parfois une partie de la photo, et cela crée un jeu entre les parties cachées et les parties visibles de celle-ci. Behjat Sadr dit à propos des tableaux de cette période : « Mes derniers tableaux sont très forts ».
Lors de l’hommage rendu à Behjat Sadr en août 2009 quelques jours après son décès, Javad Mojabi, critique et historien d’art, a présenté le parcours artistique de Behjat Sadr.
Pour lui, Behjat Sadr fut une grande artiste iranienne, car elle réussit à montrer sa vision du monde grâce à son style de peinture très personnel, où la combinaison des lignes crée des formes géométriques qui laissent apparaître l’aspect logique et réfléchi de son esprit. Javad Mojabi a souligné la persévérance de Behjat Sadr au cours de plusieurs décennies dans la voie qu’elle avait choisie, et qualifié cela d’admirable. Behjat Sadr ne fut pas découragée par les obstacles et poursuivit son travail, sans être tentée d’enfreindre à sa façon de peindre pour vendre ses tableaux, même si ses peintures n’étaient pas forcément attirantes pour les acheteurs potentiels (surtout en Iran). Javad Mojabi a également rappelé que Behjat Sadr est parvenue en fin de compte à faire accepter son style de peinture, au point que désormais, aucune collection de peinture iranienne moderne n’est complète sans ses tableaux.
Lors de cet hommage, Aydin Aghdashloo, qui fut l’élève de Behjat Sadr aux Beaux Arts de Téhéran au cours des années 1960, a également pris la parole. Il a souligné la créativité et la capacité d’innover de Behjat Sadr jusqu’aux dernières années de sa vie, au point que dans ses derniers tableaux, elle put s’approprier, avec les mouvements croisés de son couteau à plâtre, les paysages qu’elle aimait, en leur donnant une forme personnelle. Selon Aydin Aghdashloo, Behjat Sadr fut, avec Mohsen Vaziri, l’un des premiers peintres iraniens à prendre des risques dans sa peinture, et à entreprendre un art conceptuel en Iran. La peinture de Behjat Sadr était mieux connue à l’étranger qu’en Iran, mais pour Aydin Aghdashloo, elle a eu des effets sur les peintres iraniens des générations suivantes, et tôt ou tard, les Iraniens reconnaitront incontestablement la valeur de l’œuvre de Behjat Sadr.
[1] Les citations de Behjat Sadr sont tirées de l’entretien que Leyli Golestân a fait avec elle. Cf : Golestân, Leyli, Goftegou bâ Behjat Sadr (Entretien avec Behjat Sadr), Ed. Nashr-e Digar, Téhéran, 2006.