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Je me suis rassasié, mon Dieu, de mon ivresse,
De ma pauvreté et de ma misère
Puisque du néant, Tu fais vie,
Tire-moi de ce néant à la sacralité de Ton être.
Omar Khayyâm
Il est indéniable que les quatrains de Khayyâm, du moins ceux que l’on peut raisonnablement lui attribuer, marquent souvent un pessimisme et même un doute à l’encontre des enseignements et des réponses qu’apportent la théologie et la philosophie aux grandes questions de l’homme. Cela dit, c’est souvent par facilité, parfois avec partialité, que les commentateurs modernes de Khayyâm l’ont présenté comme un hédoniste épicurien forcé de cacher sa pensée à cause du fanatisme ambiant de l’époque. Pour tenter de mieux cerner l’énigmatique Khayyâm, il faut prendre en compte les données certaines de sa biographie et tenter de le situer impartialement dans le contexte social, religieux et historique de son époque.
Durant sa longue vie, ce mathématicien, astronome, élève d’Avicenne et maître de la philosophie péripatéticienne islamique, a toujours bénéficié du respect de ses pairs. Ayant sa place à la cour des Seldjoukides, il a passé la majeure partie de sa vie à apprendre et à enseigner, sans jamais hésiter à s’engager dans un débat d’idées. Certes, il était connu pour son caractère renfermé et certains disaient même de lui qu’il était "avare à propager son savoir", mais il n’a jamais été un paria. De fait, ses disputes avec Ghazzâli qui l’a, dit-on, traité d’"athée", étaient fameuses, mais Ghazzâli a frappé de nombreuses autres personnes d’anathème. Au vu du respect dont il bénéficiait et de la place sociale et scientifique qui était la sienne, il est impossible de penser que Khayyâm ait rejeté la pensée officielle de son temps. Etait-il un homme à double face, qui gardait ses idées pour ses quatrains, et seulement afficher l’apparence d’un bon musulman ?
Khayyâm était un savant reconnu de son époque. Il possédait une bonne partie du savoir philosophique et scientifique de son temps. Il a été un mathématicien et astronome précurseur, dont l’originalité de pensée est aujourd’hui encore remarquable. Il a été maître à penser de la philosophie musulmane péripatéticienne et maîtrisait parfaitement et profondément les concepts et questions théologiques de son époque. Ce n’est donc pas aujourd’hui que le monde a découvert la profondeur de son savoir et ses contemporains soulignent tous avec emphase son rang scientifique. De son vivant, il était surnommé « philosophe du temps » et « imam ».
Khayyâm, à l’instar d’autres poètes et savants iraniens, n’a pas traversé les âges sans que de nombreux contes viennent enrichir sa biographie déjà mal connue au départ. Les histoires littéraires persanes sont riches de ces légendes, qui ont cependant une part de vérité. Rashidi Tabrizi dans son Tarabkhâneh, rapporte ainsi l’un de ces récits : « (...) Abou Saïd Abol-Khayr était contemporain du Sage Khayyâm et ils entretenaient une grande relation épistolaire. Et Khayyâm envoya un jour ce quatrain fameux (…) au Maître Abol-Khayr, qui lui répondit par un autre quatrain :
Khayyâm, ton corps est droit comme une tente dressée
Ton âme, un roi du royaume de l’éternité
Le Maître de l’éternité, pour cette autre demeure,
Jettera à bas la tente quand le roi partira. »
Il est absolument certain, au vu des dates, que Khayyâm le philosophe, et Abou Saïd Abol-Khayr le mystique, n’étaient pas des contemporains. Il est donc probable que Khayyâm ait envoyé son quatrain à un autre grand soufi, de qui est véritablement le quatrain cité. Ce qui est certain est que Khayyâm a effectivement abordé dans ses quatrains d’importantes questions philosophiques et théologiques.
De là, les tentatives de certains pour le « récupérer » à leur profit et les nombreuses légendes qu’il a inspirées, comme celle des « Trois amis d’enfance » qui raconte l’histoire de l’amitié entre Khayyâm, le grand vizir Nezâm-ol-Molk et le Vieux de la montagne Hassan Sabbâh. Ou celle de l’amitié entre Khayyâm et Nâsser Khosrow, poète persan et grand missionnaire ismaélien. Dans la réalité, ils n’étaient pas même contemporains. Pourquoi tenter de rapprocher Nâsser Khosrow et Khayyâm ? Probablement parce que Khayyâm a été l’un des rares philosophes de son temps, époque de persécution des Ismaéliens, à les considérer avec indifférence.
Dans ses ouvrages scientifiques, Khayyâm a répondu de façon complète ou du moins satisfaisante aux questions, ainsi qu’il se devait de le faire en tant que maître reconnu de la philosophie péripatéticienne, mais ses quatrains montrent son désarroi et son doute quant à ces réponses « officielles ». D’autant plus qu’il a commencé à composer ces quatrains à un âge relativement avancé où sa pensée avait mûri, alors qu’il avait rédigé ses livres savants dans sa jeunesse. En outre, certains de ses quatrains sont écrits sous la forme d’un questionnement et sont des mises en poèmes de paradoxes philosophiques, des poèmes-questions spécialement construits à l’intention des théologiens avec pour but de les mettre en difficulté. Ou peut-être voulait-il faire comprendre dès le départ que la question elle-même était fausse. Il est vrai que les questions que posent Khayyâm sont plus importantes que leurs réponses.
Historiquement parlant, Khayyâm est situé entre Fârâbi et Averroès, entre Ash’ari et Fakhr Râzi, entre Nâsser Khosrow et le maître à penser des Assassins, entre Jonayd et Najm Râzi. Il a vécu dans une période charnière de la pensée musulmane, à une époque où le rationalisme est certes encore puissant, mais où l’on voit également l’épanouissement de la pensée mystique et de la pensée acharite, qui toutes deux rejettent ou interprètent différemment le rationalisme et le questionnement philosophique. L’époque était marquée par une effervescence de débats, mystiques, théologiques et philosophiques sur les grandes questions de l’existence, chaque école ayant ses propres arguments. Parmi les débats qui agitaient les penseurs de l’époque : la question du ma’âd (la résurrection), celle de l’essence divine, de l’unité de Dieu, du bien et du mal, etc. Et il était difficile de savoir si ces questions pouvaient le mieux être justifiées avec les outils de la philosophie ou de la théologie. En tant que philosophe, Khayyâm ne supportait pas cette incertitude. Et son questionnement philosophique, ces questions-paradoxes qu’il pose dans ses quatrains sont généralement l’expression du doute quant à la possibilité à aboutir à des réponses claires à travers le raisonnement philosophique ou théologique. Ces questions sont principalement les mêmes débattues par la théologie et la philosophie de son temps.
L’un des quatrains clés de Khayyâm, cité d’abord dans le Târikh-e Gozideh, le Nezhat-ol-Majâles et le Ferdows-o-Tavârikh, ainsi que dans le Tarabkhâneh, est le suivant :
Chaque atome sur terre
Fut (une beauté), au visage de soleil, au front de Vénus !
Enlève de ta manche, tout doucement, la poussière
Car elle a aussi été le visage d’un être cher. [1]
Khayyâm, philosophe péripatéticien, croyait au départ à la matière première (hayoulây-e owlâ) et comme Avicenne, rejetait l’atomisme. Mais plus tard, il en vint à y croire et l’on peut percevoir cette croyance dans plusieurs de ses quatrains. L’image de la beauté et du corps humain transformé en poussière ou en glaise d’un pichet est une image récurrente dans la littérature persane et arabe, qui y existait dès avant Khayyâm, chez qui elle est aussi un thème majeur. Cette image de l’homme attire l’attention sur des questions qui justifient l’insistance de Khayyâm à y avoir recours. Après lui, de très grands poètes comme Hâfez l’ont également utilisée dans leurs poèmes.
Si l’on considère le corps comme étant un pichet ou une coupe, l’âme devient alors le vin qu’il dessert, puisque selon les atomistes, l’âme n’est autre chose qu’un corps spirituel :
Attention ! Ne faites rien d’autre de ma glaise qu’une coupe
Peut-être ainsi, je revivrais, empli de vin
(…)
Le corps est la coupe et son vin est l’âme
Dans un autre quatrain, Khayyâm dit ainsi explicitement que différencier le corps et l’âme n’est que de l’hypocrisie :
Ceux qui se basent sur l’hypocrisie,
Entre l’âme et le corps font une distinction.
Les péripatéticiens de l’époque ne pouvaient démontrer que la seule résurrection de l’âme (et non pas la résurrection physique), et comme pour Khayyâm, l’immatérialité de l’âme n’était pas démontrée, il en vint à une vision personnelle et originale de la vie après la mort :
Maintenant que tu n’as rien de toi avec toi
(…)
Et contrairement à la plupart des philosophes anciens qui reconnaissaient des âmes propres aux différents cieux, Khayyâm, adoptant une posture atomiste, considère l’homme comme le seul être doué de raison et d’âme de la Création :
En dehors de ce toit, il n’y a ni demeure ni chemin,
La compréhension n’est qu’à nous.
Tout ce que tu as cru qu’il était quelque chose
Passe avec joie de cette illusion, car il n’était rien.
Sur la même base, il rejette la succession des degrés (selseleh-ye tartib) et la règle du possible, héritées des philosophies aristotélicienne et plotinienne et expressions du discours officiel des péripatéticiens, puisque ces notions n’ont pas d’assise dans la philosophie atomiste et dans un monde formé d’atomes de matière. Selon Dâriush Shâyegân, "Khayyâm a renversé le monde platonicien, il n’y a plus de monde des idées opposé au monde matériel (bas) qu’il faut rejeter."
Quant aux quatrains qui concernent la résurrection, on peut dire qu’il y est impossible d’y découvrir la moindre entorse aux croyances islamiques. Khayyâm dit simplement que l’homme ne retourne pas en ce monde et que l’occasion de vivre qu’il a obtenue n’appartient qu’à l’instant présent de sa vie sur terre et ne se répétera pas, et que nous ne savons guère ce qu’il y aura après :
Nul n’a vu des revenants,
Qui est le revenant qui puisse nous dire le secret ?
Il n’y aura de retour une fois que tu seras parti,
Qu’est-il arrivé aux voyageurs de l’univers ?
C’est la seule chose que nous disent ces quatrains, et qui peut désavouer ces paroles ? Certains philosophes et théologiens ont pensé que l’âme ira rejoindre une âme unique, d’autres que chaque âme sera jugée individuellement et seule.
L’image que la majorité des musulmans ont de la vie après la mort est certes soulignée avec ironie par Khayyâm, mais il ne la remet pas en cause :
Ils disent, ceux qui sont pieux
Qu’on ressuscite comme on a vécu,
Nous qui vivons du vin et de l’Aimé
C’est ainsi que nous ressusciterons.
Cette vision de Khayyâm concernant l’image populaire de la vie après la mort est d’ailleurs partagée par de nombreux philosophes, théologiens et mystiques musulmans et rappelle par ses accents les certitudes d’un Molawi ou d’un Attâr. Dans le Latâef-ol-Gheybiyeh, le maître de Khayyâm, Avicenne, est ainsi cité : "Les métaphysiciens ont certes un plus grand désir pour le bonheur de l’âme que les plaisirs de la vie." D’autre part, ce même Avicenne, de qui Khayyâm est l’héritier, renvoyait la démonstration de la résurrection physique au naghl, c’est-à-dire à la Loi et à la tradition islamique, à cette part de la religion que l’on accepte sans philosopher. Même le contemporain de Khayyâm, Ghazzâli, estimait que dans la mort, seules les accidents (a’râz) retournent au néant et que le corps retourne à la matière. Pour lui, les partisans inconditionnels de la résurrection physique ne sont que des imitateurs sans dons de la sagesse. D’ailleurs, le Coran précise sans équivoque que l’autre monde est différent de celui-ci (14/48) et que les hommes atteignent à un état jusqu’alors inconnu (56/61). ةtonnamment, Ghazzâli, ce grand adversaire de Khayyâm, n’a pu lui-même éviter le piège de la question épineuse de la résurrection et a inventé un concept basé sur la métempsychose. Le quatrain de Khayyâm cité dans le Tarabkhâneh, qui est une adresse aux partisans de la métempsychose, peut très bien être une allusion à Ghazzâli qui, mettant en garde les philosophes contre l’impossibilité de prouver la résurrection physique, tomba lui-même dans un concept incompréhensible et illogique.
Aujourd’hui encore, pour les théologiens et philosophes musulmans, la question de la résurrection, en tant que pilier de la foi musulmane, n’a pas fini de se poser et de grands théologiens et maîtres à penser comme Allâmeh Tabâtabâ’i, ont refusé d’aborder ce débat ou de l’enseigner.
D’autres thèmes problématiques ont aussi été abordés par Khayyâm. La fatalité, par exemple, dans ce quatrain :
Il y eut, avant nous, des traces de ceux qui furent
(…)
Notre peine et nos efforts sont inutiles
(…)
Pourtant, dans son traité Javâb-e seh soâl (Réponse à trois questions), il avait d’ores et déjà rejeté l’idée de la fatalité absolue. Ainsi, ce quatrain ne peut s’interpréter superficiellement comme une forme d’apologie désespérée de la destinée irrémédiable. En réalité, comme d’autres avant lui, Khayyâm souligne l’une des impasses auxquelles la pensée de son temps a abouti. Cet argument est valable, d’autant plus que dans un autre quatrain, il reprend cette idée, cette fois en la développant : il en arrive alors à accepter logiquement la fatalité et à la considérer comme juste. Mais s’il accepte une certaine fatalité, il rejette le fatalisme et ses aboutissements désastreux. Khayyâm connaissait très bien les réponses officielles et périmées à cette question, mais elles ne le satisfaisaient pas et il repose donc ses questions sous la forme du quatrain.
De toute manière, la question de la fatalité, qui comprend également la question du péché est abordée par Khayyâm, qui lui confère une dimension savante, différente de la vision théologique et mystique classique et traditionnelle.
Khayyâm rejetait toute présupposition concernant le passé et l’avenir. Il rejetait le poids du passé et ne plaçait pas son espoir dans le futur. De même, il rejetait l’ascèse et la théorie de l’émanation de l’Etre. Il a de la même manière, rejeté toute utopie à venir et a décrit avec ironie ceux qui « par faiblesse se racontent de beaux mensonges ».
Chez Khayyâm, la philosophie commence avec la stupeur (heyrat) et prend fin avec elle. Et plus que tout, c’est la terreur et le sens du néant que l’on ressent à la lecture de ses quatrains :
O ignorant, cette forme dotée de corps n’est rien
Et cette hydre, toit des sept cieux, n’est rien
Il ne rejette pas l’ordonnance du système de la Création. Ce qu’il remet en question, c’est la croyance, aujourd’hui incompréhensible pour nous, en une destinée régie par les étoiles et la cosmogonie ancienne. Le Khayyâm qui apparaît à travers ses quatrains est une personnalité sensible, qui passe de la terreur métaphysique à la tentation désespérée du néant et qui ne peut que se désoler devant la mort, cette mort sans remède qui est l’un des thèmes majeurs de ses quatrains. Khayyâm ne veut pas interférer avec l’ordre de la Création, il pose uniquement des questions philosophiques et sociales auxquelles il ne trouve pas de réponse. Il est en somme pris dans un paradoxe qui est celui de la réflexion simultanée et sur la mort et sur la vie. Un paradoxe dont il ne peut pas sortir. Il veut également poser des questions aux bien-pensants de son époque pour leur faire comprendre qu’ils ignorent également ces réponses.
Khayyâm est en conflit avec les acharites sur la question de la fatalité, et en conflit avec la pensée mutazilite sur la question de la justice. Les quatrains de Khayyâm ne peuvent être interprétés superficiellement sans être situés dans leur contexte. Parfois, ils contiennent en soi la réponse, parfois il faut en deviner les prémisses.
Parmi les importants sujets de débats de la théologie islamique qui a fondamentalement opposé les mutazilites aux acharites, il y avait la question épineuse de la justice divine. Beaucoup de penseurs "indépendants", poètes et mystiques ont également abordé ce sujet à travers leurs poèmes ou leurs travaux. On peut citer entre autres le théologien ismaélien Nâsser Khosrow ou le mystique Molavi. Il est impossible de penser qu’un homme tel que Molavi ait douté de la justice de Dieu et ce qu’on peut dire avec certitude de ce genre de questions, c’est qu’elles expriment une problématique qui existe de toute façon. Il était courant à l’époque d’aborder ces questions de cette manière. Dans le cas de Khayyâm, l’ensemble des questions-réponses qu’il pose au travers de ses quatrains comprennent uniquement une bonne dose de contradiction. On ne peut donc que conclure que ces quatrains, composés tout au long de sa vie, correspondent d’une part aux changements d’idée que Khayyâm a connu dans sa vie, et d’autre part, qu’ils sont souvent des questions paradoxes posées aux autres, qui n’expriment pas autre chose que le doute, et qu’il est impossible de savoir finalement ce que Khayyâm pensait. Ce qui distingue Khayyâm des autres penseurs de son époque n’est pas ces quatrains en soi, mais le courage de Khayyâm de les évoquer aussi directement à travers ces vers.
Autre détail qu’il faut absolument prendre en compte lorsque l’on veut interpréter les quatrains de Khayyâm, c’est l’influence de la culture préislamique iranienne dans cette œuvre. Khayyâm est originaire de l’est de l’Iran, région devenue dépositaire de la tradition antique iranienne après l’entrée de l’islam en Iran. Dans ce quatrain, par exemple, Khayyâm paraît épicurien :
Sois heureux car le monde passera,
Et l’âme, hurlant, courra après le corps.
On dirait une apologie du corps, mais en réalité, Khayyâm fait allusion à l’antique croyance iranienne - qui existe encore aujourd’hui dans l’Iran islamique - : l’âme du mort demeure trois jours à errer autour du corps qu’il a quitté. Ici, Khayyâm met en scène cette vieille croyance sans que nous puissions dire avec assurance s’il y croit lui-même, ou s’il croit à l’immatérialité de l’âme.
Khayyâm appartient à une période de l’histoire iranienne où la culture arabe n’a pas encore réussi à vaincre les dernières velléités nationalistes, où la culture arabe est encore une culture d’ailleurs. Certains, comme Sâdegh Hedâyat, au vu des thèmes proprement iraniens des quatrains de Khayyâm, en sont arrivés à la conclusion que Khayyâm était un sho’oubi, ces Persans chauvins dont certains rejetaient la foi musulmane au même titre que la culture arabe. Mais encore une fois, les Iraniens musulmans, philosophes, poètes ou même théologiens, sont nombreux à pouvoir supporter une telle accusation, puisqu’ils ont tous, d’une manière ou d’une autre, été les porte-paroles d’une culture déjà très ancienne à l’époque où l’islam est entré en Iran. La poésie khayyâmienne est ainsi, par exemple, remplie de thèmes zorvâniens, - ce culte iranien ancêtre de l’antique zoroastrisme -, comme l’avait été celle de Ferdowsi. La méconnaissance de ces fondations culturelles des poètes et des mystiques persans ouvre forcément la voie à des interprétations subjectives qui, faute de renseignements, ne seront jamais le miroir réel d’une œuvre, mais seulement l’expression des sentiments d’un lecteur.
Khayyâm n’est pas seulement inquiet pour lui-même. Son ton est cependant si philosophique que même sa critique sociale prend des tons épiques de colère métaphysique :
Si j’avais comme Dieu, le contrôle du monde (…)
On peut penser à la lecture de ce distique que Khayyâm ne pensait qu’à lui-même, mais en réalité, dans la langue poétique persane de son époque, la critique sociale prend bel et bien une forme philosophico-mystique, dont l’exemple est à voir par exemple chez un Nâsser Khosrow.
D’autres penseurs musulmans comme Ibn Râvandi, Abou Hayyân Towhidi et Abol ’Alâ Moezzi ont d’ailleurs été frappés d’anathèmes pour avoir utilisé le langage poétique pour exprimer leur colère de l’injustice de leur temps. Ces penseurs ont choisi la terminologie théologique pour souligner que le système défendu par le clergé officiel est un système injuste et que leur croyance en la fatalité leur fait approuver une injustice questionnable. Ces penseurs avaient en réalité une vision plus dynamique, plus originale et plus sociale que celle des penseurs officiels.
La vérité, c’est que parlant de Khayyâm, on commence d’abord à avancer un point de vue tout à fait subjectif, comme une théorie sur Khayyâm, puis on cherche des arguments dans les quatrains pour appuyer notre point de vue. On a donc vu la naissance d’un genre de “khayyâmologie” où des Khayyâms, faits comme les interprètes les voulaient, ont été tour à tour : le Khayyâm hédoniste, le Khayyâm ultranationaliste, le Khayyâm schopenhauerien, le Khayyâm fatigué, le Khayyâm nihiliste, etc., qui tous, ont dû se cacher derrière le langage ésotérique du robâi. Ce qui est certain est que, comme tout penseur, la pensée de Khayyâm a connu diverses périodes que l’on peut d’ailleurs suivre à travers ses ouvrages philosophiques ou autres. Khayyâm a eu une longue vie et fut respecté de tous, même de ses ennemis. Ses biographes, ses commentateurs, ses élèves et ses adversaires n’ont jamais mis en doute sa foi et il n’a jamais été excommunié. On dit qu’il était un homme pieux, sobre et presque ascétique. L’était-il seulement par peur ? La vérité semble être que Khayyâm, tout au long de sa vie, a connu une évolution de sa pensée. Peut-être a-t-il été vraiment épicurien à une certaine période, et qu’il a ensuite mesuré sa position. Ce qui est finalement certain, c’est qu’on n’en a pas fini de tenter de savoir qui il était réellement et ce qu’il pensait.
Dans tous les cas, tous ses contemporains ont été unanimes à raconter ses derniers instants : il les a passés en prière, et le dernier quatrain que l’on peut immanquablement savoir de lui est composé, en arabe, sur la forme des courtes prières musulmanes :
Mon Dieu, je T’ai connu dans la mesure de mon pouvoir ;
Pardonne-moi donc,
Car ma connaissance de Toi est mon seul moyen de T’atteindre
Bibliographie :
Alirezâ Zekâvati Gharegozlou, Omar Khayyâm, Téhéran, ed. Tarh-e Now, 2000, 243 p.
Fazlollâh Rezâ, Negâhi be Omar Khayyâm (Regard sur Omar Khayyâm), Téhéran, ed. Kavir, 2000, 160 p.
Divân-e Khayyâm (Recueil de Khayyâm), corrigé par Mohammad Ali Bahrâmi, ed. Etelaât, 1978.
Mohammad Mehdi Foulâdvand, Khayyâm shenâsi (Connaître Khayyâm), Téhéran, ed. Alast-e Fardâ, 2001.
Ja’far Aghâyâni Tchâvoshi, Seyri dar afkâr-e elmi va falsafi hakim Omar Khayyâm Neyshâbouri (Regards sur la pensée philosophique et scientifique du Sage Omar Khayyâm Neyshâbouri),Téhéran, ed. Association philosophique d’Iran, 1980.
[1] Traduction de Mohammad Mehdi Foulâdvand.