|
Au cours de la troisième décennie du XXe siècle, le processus d’occidentalisation des illustrations des livres iraniens suivit sa progression. Cependant, en même temps que se développaient des mouvements de peinture moderne, émergeait également un nouveau style de peinture, notamment illustrative, qui essayait de renouer avec la peinture classique persane, surtout avec l’école safavide de Rezâ Abbâssi [1], tout en mettant de côté certains traits fondamentaux de la peinture classique iranienne. Les différentes illustrations des quatrains ou Robâiyât [2] d’Omar Khayyâm sont un exemple de cette tendance.
Omar Khayyâm est un mathématicien, astronome et poète persan. Bien que ses recherches et travaux scientifiques aient été plus importants que ses travaux littéraires, il est surtout célèbre pour ses Robâiyât, connus dans le monde entier. En 1859, le poète anglais Edward Fitzgerald publia une première traduction anglaise de ses quatrains, et introduisit ainsi les Robâiyât en Occident. Dans le domaine de l’illustration, la première version des Robâiyât entièrement illustrée en Occident fut publiée à Boston en 1884 par Houghton Mifflin. Cette version était basée sur la troisième édition de Fitzgerald, et incluait des dessins spécialement commandés à l’artiste américain Elihu Vedder. [3] Ce recueil inspira de nombreux illustrateurs non-iraniens, dont Edmund Dulac et Willy Pogany au XXe siècle. A l’inverse des artistes occidentaux, les artistes iraniens ne se penchèrent que peu sur la question de l’illustration des Robâiyât ni durant la période dite "classique", ni durant la période contemporaine.
La période « classique », qui s’étend environ de 1360 à 1650 [4], est celle de l’apparition et de la formation de la peinture classique. Durant cette période, les Robâiyât de Khayyâm semblent avoir fait l’objet de peu d’attention de la part des illustrateurs. Ainsi, contrairement à de nombreux manuscrits comme le Shâhnâmeh de Ferdowsi ou le Khamseh de Nezâmi qui possèdent de nombreuses miniatures, les Robâiyât d’Omar Khayyâm ne sont jamais ou bien que très rarement illustrés. [5] L’une des causes est peut-être qu’une grande partie des quatrains attribués à Omar Khayyâm ne sont en réalité pas de lui [6], ou peut-être parce qu’il n’était pas connu comme poète : ainsi, ses contemporains comme Nezâmi-ye Arouzi ou Abolhassan Beyhaghi n’ont pas mentionné qu’Omar Khayyâm était un poète. [7] Seulement quelques exemplaires de ses Robâiyât semblent avoir été écrits à l’époque [8] et sont dénués d’illustrations. [9] Leurs pages comportent au plus des marges aux motifs enluminés (tazhib). [10] La peinture classique persane comportait trois genres principaux dont aucun ne semble avoir été adapté pour l’illustration des Robâiyât de Khayyâm. Ces genres sont les suivants :
- Le genre « épique », venant illustrer la poésie épique persane dès le début du XIVe siècle dans les premiers manuscrits du Shâhnâmeh de Ferdowsi. [11] Certains héros du Shâhnâmeh se transformèrent ensuite en héros d’épopées individuelles, comme le Garshaspnâmeh le Bahmannâmeh et le Borzounâmeh, mais aucune de ses imitations plus tardives n’eurent le retentissement ni le prestige du Shâhnâmeh. [12]
- Le genre « lyrique », qui se base parfois sur les mêmes légendes que l’épopée, mais leur donne une dimension morale ou mystique. Ce genre n’apparaît qu’autour de 1400 [13], alors que les bases de la peinture classique persane sont en train de se consolider. Ce genre permet notamment d’asseoir ses principes esthétiques. Les poèmes de Nezâmi [14], qui s’appuie sur les mêmes légendes historiques que ses prédécesseurs mais les transforment en leçons morales ou en visions mystiques, ont le plus fait l’objet d’illustrations de ce genre. Le recueil de Hâfez fut par contre relativement peu illustré.
Le genre « lyrique » inclut les histoires d’amour lyrique mais aussi la poésie lyrique ou ghazal. Les premiers exemples de recueils illustrés de la période classique nous étant parvenus est un manuscrit d’un prince de la dynastie des Al-Jalâyer, comprenant des illustrations marginales qui furent ajoutées, et une copie des œuvres de Khâdjeh Kermâni. Les deux datent du début du XVe siècle. [15]
- Le genre « réaliste », qui apparaît dans la seconde moitié du XVe siècle et a influencé de nombreux manuscrits illustrés. [16] Il serait facile de multiplier des exemples montrant que durant cette époque, des thèmes nouveaux issus de la vie courante transforment, en partie du moins, les thèmes épiques ou romantiques en épisodes vraisemblables de la vie réelle. [17] Ils comprennent notamment l’ensemble des peintures des manuscrits en rapport avec l’œuvre de Kamâl-e-Din Behzâd [18], jusqu’aux œuvres de Rezâ Abbâssi.
Certaines caractéristiques communes aux différents genres de la peinture classique persane sont absentes des illustrations contemporaines. Ces dernières essayaient de renouer avec la peinture classique persane, surtout avec l’école safavide de Rezâ Abbâssi [19], mais en se basant sur des conceptions erronées. Un exemple particulier est celui des illustrations des Robâiyât d’Omar Khayyâm. [20] L’une des premières éditions modernes illustrées des Robâiyât par des miniaturistes contemporains de l’Iran est la version publiée en 1934 par Sâdegh Hedâyat, dont certaines illustrations sont attribuées à Darvish. [21] Ce dernier n’avait pourtant pas un rôle important dans le mouvement de la miniature contemporaine de l’Iran. [22] L’autre exemple est l’illustration des Robâ’iyât faite par Hossein Behzâd (1894-1968), l’un des chefs de file de la miniature persane contemporaine. [23] Ainsi, la miniature contemporaine n’a pas vraiment servi à l’illustration des Robâiyât de Khayyâm, puisque les caractéristiques permanentes de la peinture classique iranienne étaient absentes de leurs œuvres.
La caractéristique la plus importante de la peinture classique iranienne est de concilier un attachement au texte avec une liberté d’interprétation. Elle encourage ainsi toute personne à s’interroger et à trouver sa propre vision de l’œuvre. Elle donne à quiconque qui observe les chefs-d’œuvre le droit de choisir son interprétation et de transformer ce qu’il découvre en un univers personnel. [24] La peinture persane classique maintient donc une certaine distance avec le contenu du texte. L’une de ses autres caractéristiques est l’importance du détail qui pousse et oblige presque le spectateur à la regarder avec beaucoup d’attention : « La volonté d’accumuler les détails pittoresques est donc un des traits spécifiques de la peinture persane classique. » [25]
Aucune de ces caractéristiques n’apparaît dans les œuvres des miniaturistes contemporains, notamment dans les illustrations des Robâiyât d’Omar Khayyâm. Il faut préciser que la miniature contemporaine ne naît véritablement qu’à la fin de la troisième décennie du XXème siècle, à l’époque où fut fondée l’école des artisanats antiques (Madresse-ye sanâyeh-ye ghadimeh) afin de développer les arts et l’artisanat traditionnels iraniens. [26] Hossein Behzâd était d’ailleurs l’un de ses professeurs. Elle est ainsi considérée comme la renaissance de la miniature. [27] D’un point de vue esthétique, l’art de la miniature n’est cependant pas comparable avec celui de la période classique.
Oubliant certaines caractéristiques fondamentales de l’époque classique, Hossein Behzâd peignait en restant très proche du thème, sans laisser de place à la libre interprétation aux lecteurs. Le plus important travail de Hossein Behzâd fut la réalisation de cinquante miniatures destinées à illustrer une édition multilingue des quatrains d’Omar Khayyâm publiée en 1970 par Hossein-Ali Esfandiâri. [28] Ces illustrations se veulent donc proches du texte, et représentent clairement les métaphores exprimées dans le quatrain : contradiction violente avec l’attitude traditionnelle du peintre persan, pour qui toute métaphore est toujours implicite. On se trouve dès lors devant une illustration « totale » au lieu d’une image suggérée, qui laisse au lecteur le loisir d’une interprétation personnelle. De façon générale, de nombreuses illustrations de cette époque donnent l’impression d’avoir été empruntées à l’Occident. [29] Ainsi, si les miniaturistes contemporains iraniens souhaitaient suivre les règles de la peinture classique persane, les caractéristiques propres de l’époque classique sont absentes de leurs œuvres. La majorité des illustrations sont « naïves », dénuées d’originalité, et ne suggèrent pas la profondeur de la pensée d’Omar Khayyâm exprimée dans ses Robâiyât. Cette forme particulière d’illustration se retrouve également dans certaines illustrations contemporaines du Divân de Hâfez, ou du Shâhnâmeh.
[1] Voir : Yves Porter, « Arts du livre et illustration » In : Richard, Yann, Entre l’Iran et l’Occident. Adaptation et assimilation des idées et techniques occidentales en Iran. Paris : MSH, 1989, pp. 157-169.
[2] Le robâ’i (au pluriel : Robâiyât) signifie « quatrains » et est un genre poétique typiquement persan.
[3] W. H. Martin and S. Mason, The Art of Omar Khayyâm : Illustrating Fitzgerald’s Rubâ’iyât, London, 2007, pp. 12-13. Elihu Vedder (1836 - 1923) est un peintre symboliste américain illustrateur de livres et poète. Il est surtout connu pour ses cinquante-cinq illustrations des Robâiyât de Omar Khayyâm.
[4] On choisit la deuxième moitié du XIVe siècle pour le début de l’époque classique d’après le document théorique de Doust Mohammad et les œuvres qui nous sont parvenues.
[5] William H. Martin et Sandra Mason, "Illustrations of English translations of Omar Khayyâm’s Rubaiyat", Encyclopœdia Iranica.
[6] Ibid.
[7] Sâdegh Hedâyat, Tarânehâ-ye Khayyâm, p. 11.
[8] Le plus ancien livre dans lequel Omar Khayyâm nommé en tant que poète est Kharidat-ol-Qasr (خریدة القصر) de Emâd al-Din Kâteb-e Esfahâni. Ce livre a été écrit en 1176 près de 50 ans après la mort d’Omar Khayyâm (en arabe). Voir : Omar Khayyâm, Robâiyât of Omar Khayyâm, éd. Mohammad Ali Foroughi, Téhéran, 1990, p. 24.
[9] La plus ancienne version illustrée connue des Robâiyât est datée du début du XVIe siècle, et une reproduction a été publiée par le savant indien Mowlavi Mahfouz-al-Hagh (مولول محفوظ الحق) en 1939. D’après William H. Martin et Sandra Mason, ce manuscrit contient plusieurs miniatures, dont au moins une attribuée à Kamâl-e-Din Behzâd. Voir : Mowlavi Mahfouz-al-Haqq, The Rubâ’iyât of ‘Umar-i-Khayyâm, Calcutta, 1939, pp. 1-17 (réédité en 1986). Pour l’opinion de William H. Martin et Sandra Mason, voir : Khayyâm, Omar ix. "Illustrations of English translations of Omar Khayyâm’s Rubaiyat", Encyclopœdia Iranica. Mais, à mon avis, cette miniature est très éloignée du style de Kamâl-e-Din Behzâd.
[10] L’idée a été exprimée par William H. Martin et Sandra Mason, "Illustrations of English translations of Omar Khayyâm’s Rubaiyat", Encyclopœdia Iranica.
[11] Oleg Grabar, préface de : Richard Francis, Splendeurs persanes : manuscrits du XIIe au XVIIe siècle, Paris, 1997, p.11-12.
[12] Oleg Grabar, La peinture persane. Une introduction, PUF, Paris, 1999, p. 112
[13] Oleg Grabar, Splendeurs persanes : p.11-12.
[14] Oleg Grabar, La peinture persane, p. 118.
[15] Ibid.
[16] Ibid, p. 122.
[17] Ibid.
[18] Oleg Grabar, Splendeurs persanes : pp.11-12.
[19] Yves Porter, Arts du livre et illustration, p.166.
[20] Ibid.
[21] W. H. Martin and S. Mason, The Art of Omar Khayyâm, pp. 25-27.
[22] Dans les années 1940, André Sevruguin connu avec le pseudonyme de Darvish était un ami proche de nombreux intellectuels et artistes comme Sâdegh Hedâyat. Il a grandi avec les cultures iranienne et arménienne, et s’intéressait à la culture et la littérature iraniennes anciennes. Il a également exprimé un intérêt pour réaliser des miniatures.
[23] L’autre chef de file de la miniature contemporaine est Tajvidi qui a étudié à l’école de Kamâl-ol-Molk. Tajvidi a appris la perspective et l’anatomie qu’il a utilisées dans ses miniatures.
[24] Oleg Grabar, La peinture persane, p. 154.
[25] Francis Richard, Dossier thématique : Le pittoresque dans la peinture persane des XVIe et XVIIe siècles.
[26] Karimi Ali , "Miniâtur-e irâni (7)", dans Honar o mardom, période 1, Volume 10, mordad-e1342 sh. /1963, p. 38
[27] Ibid. p. 40.
[28] Abolfazl Mirbahâ, Sharh-e ahwâl-e Ostâd Hossein Behzâd, Tehran, 1350 sh./1971. p.135 ; voir également : Hossein-Ali Esfandiâri, ed., The Robâiyât of Omar Khayyâm, Japan, 1970.
[29] Par exemple de cruches qui rient, des fantômes qui planent, des bougies à visage. Voir : Yves Porter, Arts du livre et illustration, p.167.