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Les thèmes majeurs de la pensée de Khayyâm à travers ses quatrains
Aïda Abâdpour
Traduit par
Abolfath Omar ibn Ibrahim Khayyâm naquit vers 439 de l’Hégire (1050) dans un village près de Neyshâbour qui était à cette époque-là l’un des derniers refuges des zoroastriens qui vivaient encore en Perse. En effet, le feu du grand temple Barzin-Mehr brûlait à Neyshâbour depuis la période préislamique. Par ailleurs, Neyshâbour était l’une des cités importantes du Grand Khorâssân, fréquentée souvent par les voyageurs de la route de la Soie et habitée par de grands savants et penseurs.
Le père d’Omar, Ibrâhim, découvrit très vite les talents de son fils, bien qu’il fut lui-même un fabriquant de tente analphabète. Il fit cependant tout pour que son fils fasse de brillantes études dans les meilleures écoles de Neyshâbour. Omar Khayyâm devint ainsi mathématicien, astronome et philosophe persan, ainsi que l’auteur de l’une des œuvres poétiques les plus célèbres au monde, les Robâiyât. La personnalité de Khayyâm nous semble ambiguë : sa carrière scientifique prestigieuse en tant qu’astronome de la cour du sultan seldjoukide Jalâl al-Din Malik Shâh témoigne du conformisme d’un savant qui s’adapte aux idées et aux usages de son milieu, mais les pensées philosophiques qu’il exprimait dans ces petits quatrains font connaître – ou font paraître – une vision du monde originale.
Le poète et traducteur anglais Edward Fitzgerald fit la première traduction de l’œuvre poétique de Khayyâm en Europe, en 1859. La traduction de Fitzgerald fut d’une importance majeure, car elle joua un rôle déterminant dans la présentation de ce que l’on appelait « la sagesse orientale » au XVIIIe et au XIXe siècle. Le Khayyâm de Fitzgerald devint vite une figure de proue de cet Orient complexe pour l’Europe humaniste et matérialiste du XIXe siècle, à l’apogée du triomphe de la raison et après les longs combats intellectuels depuis la Renaissance. A l’époque où Fitzgerald traduisait les Robâiyât, l’ambassadeur de sa majesté la reine Victoria annonça à la cour des Qâdjârs que son pays souhaitait développer ses relations et ses échanges culturels avec la Perse. Personne ne pouvait imaginer alors que quelques décennies plus tard, Khayyâm jouirait un grand renom en Europe et aux Etats-Unis comme maître à penser oriental, symbole universel d’une sorte d’épicurisme matérialiste ou athée ; bref, l’inverse de ce que l’Occident cherchait initialement dans l’image de l’Orient spirituel. Les Robâiyât nourrirent le débat entre le sécularisme et le christianisme. Khayyâm devint ainsi un porte-parole des humanistes qui s’opposaient farouchement à la domination de l’Eglise pour éviter soigneusement que le sacré ne se mêle plus au profane. Pour les penseurs modernes de l’époque victorienne, Khayyâm fut un sage d’Orient ô combien humaniste ! Cependant, il faut noter que Khayyâm n’avait jamais exprimé de doute à propos de l’existence de Dieu, mais s’interrogeait, dans les Robâiyât, sur le but de la création, et critiquait les théories métaphysiques et les théologies dominantes de son époque :
Ceux qui furent puits de science,
profonds esprits sans pareils,
Flambeaux de la connaissance
et de leur temps la merveille,
Ils ont erré comme nous
égarés dans la nuit sombre ;
Ils n’ont que tissé des contes,
avant l’éternel sommeil. [1]
L’auteur des Robâiyât conseille de profiter du présent. Il représente une autre image de la pensée orientale pour gagner la réputation à la fois de mystique et d’athée. Mais dans quel contexte historique, les Robâiyât furent-ils écrits ? Aux Ve et VIe siècles de l’Hégire, Khayyâm et ses contemporains vivaient la fin de l’âge d’or de la philosophie. Des théologiens comme l’Imam Mohammad Ghazâli critiquaient sévèrement les maîtres et les philosophes du IVe et du début du Ve siècle. Khayyâm observait ces changements avec un regard empreint de nostalgie :
S’il faut de la Roue qui tourne
que le sage désespère,
Qu’importe que l’astronome
dénombre sept ou huit sphères ?
Qu’importe, s’il faut mourir
ou oublier tout désir,
Sous la terre la vermine
ou les fauves au désert ? [2]
Les penseurs comme Fârâbi, Avicenne, Rhazès et Biruni, tant admirés autrefois, furent frappés d’anathème. Les mathématiques, la philosophie, et même la médecine étaient considérées comme sciences profanes qui risquaient de propager les pensées hérétiques parmi les fidèles. Khayyâm vivait donc une époque où il était plus prudent de garder ses idées pour soi. Certains essais de Khayyâm semblent montrer qu’il fut disciple du rationalisme de la philosophie péripatéticienne. Il se serait alors senti alors obligé de supprimer certains passages de ses écrits qui risquaient de contrarier son entourage et de lui créer des ennuis. D’ailleurs, de son vivant, le grand public ne connaissait pas ses Robâiyât.
L’historien Beyhaghi qui mentionna un siècle plus tard la vie et l’œuvre d’Omar Khayyâm dans son ouvrage d’histoire, ne fit aucune allusion aux Robâiyât de Khayyâm. Cela conduisit certains chercheurs à penser qu’il y eut deux Khayyâm : l’un savant, et l’autre poète. Sâdegh Hedâyat, écrivain du XXe siècle croit que le Khayyâm mathématicien et astronome était bien l’auteur des Robâiyât, mais que de son vivant, il ne montrait ses quatrains qu’à ses amis les plus proches. L’un des quatrains de Khayyâm semble confirmer cette idée :
Des secrets de l’univers,
décryptés dans mon ouvrage,
Pour ne pas courir un risque
j’ai enlevé quelques pages.
A ce peuple d’ignorants,
Je parle pour ne rien dire.
De ce qui monte au cerveau
Je retire des mots sages. [3]
Khayyâm vivait une époque où le mouvement rationaliste du IVe et du Ve siècles de l’Hégire était en déclin et que les théologiens acharites et mutazilites débattaient inlassablement de questions telles que la justice divine, le jour de résurrection, le jugement dernier… or, selon Omar Khayyâm, ces débats étaient inutiles et superflus.
Certains chercheurs considèrent Omar Khayyâm comme le continuateur du mouvement des philosophes péripatéticiens. Ce mouvement avait commencé au IIIe siècle de l’Hégire atteignit son apogée par l’œuvre de Rhazès. Mais à l’époque de Khayyâm, ce mouvement était en déclin, et ce fut lui qui en reprit discrètement le relais dans ses quatrains. Omar Khayyâm eut ainsi le courage de se faire le porte-parole d’un courant de pensée qui fut proscrit par ses contemporains. Il est facile de retrouver dans les Robâiyât la dissidence et la révolte. Khayyâm brisa le silence sacré et ses quatrains devinrent pendant longtemps l’étendard d’un long combat qui semble se poursuivre de nos jours.
Les Robâiyât furent pendant longtemps une œuvre clandestine, qui ne fut jamais réunie du vivant de Khayyâm. Selon Arthur Christensen, 350 ans après la mort de Khayyâm, il était déjà impossible de distinguer nettement entre les Robâiyât originaux et les quatrains attribués au fur et à mesure à Omar Khayyâm. Cependant, plus on remonte vers le passé, plus le nombre de Robâiyât qui semblent originaux se réduit. Dans des documents les plus anciens comme Târikh-e Jahângoshâ (L’histoire des conquêtes) de Joveyni, 31 quatrains sont attribués à Omar Khayyâm. Le chercheur Mohammad-Ali Foroughi les considère tous comme originaux, tandis que Ali Dashti semble encore très dubitatif et pense que seuls douze de ces quatrains anciens soient des Robâiyât originaux. Chaque expert prend ainsi en compte une série de critères pour identifier les quatrains originaux des Robâiyât. Parmi ces critères des thèmes particulièrement khayyâmiens : 1) vie et mort, 2) liberté et fatalité, 3) doute et certitude, 4) bien et mal, 5) univers et temps, 6) vie d’outre-tombe, 7) vérité du vin. Ces sept thèmes sont, en fait, les composantes principales de la pensée de Khayyâm.
Dans les recueils actuels des Robâiyât, le nombre des quatrains varie entre 80 et 200. Sâdegh Hedâyat en a réuni de 120 à 140, tandis que Mohammad Ali Foroughi attribue 178 quatrains à Omar Khayyâm. Arthur Christensen en dénombre 123. Cependant Ali Dashti ne recense que 80 quatrains d’ailleurs avec un très grand doute.
Dashti fait une remarque très intéressante sur les rares quatrains qu’il juge comme originaux : des 36 quatrains que Dashti considère comme les plus originaux, une vingtaine porte sur la vie et la mort, et une dizaine d’autre sur l’être et le néant. Ali Dashti en conclut que ce sont les deux thèmes les plus khayyâmiens.
Selon Khayyâm, à l’instar d’autres êtres vivants, l’existence de l’être humain est le résultat du mélange des tempéraments et des humeurs. Les éléments et les tempéraments sont en une combinaison perpétuelle. Lorsque cette combinaison cède sa place à la dissolution, la vie disparaît.
Si l’humeur de l’Univers
nous est propice un instant,
Quoique nous n’y croyions guère,
tâchons d’en être contents !
Vivons entre gens d’esprit :
la substance de nos corps
N’est que brise, que vapeur,
poussière, souffle inconstant ! [4]
Khayyâm croit donc que la seule vérité irréfutable et indéniable de l’existence humaine est la mort. Les Robâiyât offrent un asile à Khayyâm, mathématicien et astronome, pour qu’il exprime ses doutes et ses pensées face à une vérité grave et sombre. Ces murmures, ces courtes formules, nous les appelons robâiyât. La particularité de Khayyâm réside dans le fait que contrairement à la majorité des penseurs de son époque, lorsqu’il s’interroge sur les vérités d’outre-tombe, il ne nous renvoie pas à l’au-delà et à un monde supraterrestre, mais à ce bas monde et à notre brève existence terrestre.
Il serait inexact d’apposer une étiquette épicurienne à Omar Khayyâm, car il paraît se soucier de choses qui dépassent de loin l’idée d’une morale épicurienne banale fondée sur la priorité du plaisir sensuel. Pour lui, l’activité intellectuelle et la pratique de la raison ne sont pas des instruments au service d’un but, mais un but en soi. A l’école de Khayyâm, les plaisirs sensuels risquent de perturber la paix intellectuelle. Le vrai bonheur résulte de la délivrance de la crainte de la mort et de la vie après la mort. Quant à l’étude de l’existence et de la nature de Dieu, Omar Khayyâm évite courageusement le pari pascalien. Son choix est fait : sans s’opposer à l’idée de la vie dans l’au-delà, il est pour un marché « au comptant » (naghd), sans terme ni crédit (nesieh).
Je ne sais pas si mon âme
par Celui qui m’a pétri
Est abandonné aux flammes
ou promise au paradis.
Un verre, une belle, un luth
dans quelque jardin : à moi
Ces trois au comptant, à toi
le paradis à crédit ! [5]
Mille ans après, la pensée de Khayyâm reste actuelle et contemporaine en ce qu’elle semble exprimer le dilemme de l’homme moderne qui oscille entre la raison et la révélation, entre le rationalisme et le fidéisme. Au-delà de la vérité de la mort, Omar Khayyâm croit donc que la vérité absolue est Dieu. Mais lorsqu’il pose ses questions sur la base de la raison, il ne tolère plus les réponses conventionnelles de la religion.
Fumées de la synagogue,
lumières de la mosquée,
Jouissances paradisiaques,
pénitences des damnés,
Qu’importe ? Ce qui doit être,
l’Artisan de nos destins,
L’a dès le Premier Matin,
sur la Tablette gravé ! [6]
En enfin, le vin est l’un des thèmes majeurs de la poésie de Khayyâm. Il s’agit d’une raison supérieure sur laquelle l’humain peut s’appuyer pour comprendre le vrai sens de la vie. Même dans les quatrains dont l’attribution à Omar Khayyâm est incertaine, il est curieux de voir que le vin est souvent lié à un rappel à la raison. Dans les Robâiyât, on ne boit pas le vin pour donner congé à la raison, mais pour l’éveiller. En général, le vin symbolise la jouissance de la vie et de ses bienfaits qui se renouvèlent mais ne se répètent point.
Lève-toi, trésor de grâce :
l’aube fait le ciel pâlir ;
Tout doux caresse la harpe,
buvons tout doux à loisir.
Ceux qui sont sur cette Terre
ne sauraient y demeurer
Ni ceux qui s’en sont allés
jamais plus y revenir. [7]
[1] Omar Khayyâm, Sad-o-Yek Robâ’i (Cent un quatrains), traduit du persan et présenté par Gilbert Lazard, Téhéran, éd. Hermès, 1999, pp. 78-79.
آنان که محیط فضل و آداب شدند-در جمع کمال شمع اصحاب شدند
ره زین شب تاریک نبردند به صبح-گفتند فسانه ای و در خواب شدند
[2] Ibid., pp. 66-67.
چون چرخ به کام یک خردمند نگشت-تو خواه فلک هفت شمر خواهی هشت
چون باید مرد و آرزوها همه هشت-چه مور خورد به گور چه گرگ به دشت
[3] Note du traducteur : Ce quatrain, qui na pas été choisi dans l’anthologie des Robâiyât du professeur Gilbert Lazard, est traduit ici d’après la méthode qu’il propose pour la traduction des quatrains d’Omar Khayyâm en huitain heptasyllabes.
اسرار جهان چنان که در دفتر ماست-گفتن نتوان که آن وبال سر ماست
چون نیست در این مردم نادان اهلی-گفتن نتوان هر آنچه در خاطر ماست
Le professeur Lazard justifie ce choix dans l’introduction de sa collection :
« Comment transposer cette forme en français ? La plupart des traducteurs qui ont voulu versifier ont utilisé le quatrain d’alexandrins, souvent avec une rime à la persane (aaxa). Ce choix ne me paraît pas le meilleur : l’alexandrin est un vers solennel (ou pédestre) qui ne s’accorde pas très bien à la légèreté du robâ’i. D’autre part, le quatrain d’alexandrins, très banal dans les poèmes strophiques, n’existe guère dans la tradition française en tant que poème isolé. En outre il ne se divise pas nécessairement en deux distiques. Il m’a semblé qu’il valait mieux traduire en deux strophes de vers courts et sur un rythme impair. J’ai opté pour le huitain d’heptasyllabes, qui se divise naturellement en deux quatrains. […] Les vers isosyllabiques rimés ne sont guère à la mode aujourd’hui en français. Mon excuse sera qu’il ne s’agissait pas de faire œuvre personnelle, en un langage adapté à la sensibilité moderne, mais de donner accès à des poèmes qui appartiennent à la tradition persane classique. Comme ils sont composés dans une forme fixe rigoureusement codifiée, j’ai cru qu’il convenait de les rendre aussi dans une forme fixe : j’espère que celle que j’ai adoptée, faite d’une série de compromis, rappelle celle du robâ’i khayyâmien sans trop choquer les habitudes du lecteur français. » Cf. Ibid. pp. 11-12.
[4] Ibid., pp. 120-121.
ترکیب طبایع چو به کام تو دمی است-رو شاد بزی اگر چه بر تو ستمی است
با اهل خرد باش که اصل تن تو-گردی و نسیمی و غباری و دمی است
[5] Ibid., pp. 86-87.
من هیچ ندانم که مرا آنکه سرشت-از اهل بهشت کرد یا دوزخ زشت
جامی و بتی و بربطی بر لب کشت-این هر سه مرا نقد و تو را نسیه بهشت
[6] Ibid., pp. 92-93.
تا کی ز چراغ مسجد و دود کنشت-تا کی ز زیان دوزخ و سود بهشت
رو بر سر لوح بین که استاد قضا-اندر ازل آنچه بودنی بود نوشت
[7] Ibid., pp. 24-25.
وقت سحر است خیز ای مایه ناز-نرمک نرمک باده خور و چنگ نواز
کانها که به جایند نپایند بسی-وآنها که شدند کس نمی آید باز