N° 60, novembre 2010

Afzaleddin Kâshâni, philosophe iranien (XIIe-XIIIe siècles)


Karim Modjtahedi


Traditionnellement et déjà depuis un nombre considérable d’années, la philosophie orientale sous le nom de philosophie musulmane ou, par moment, sous le nom de philosophie arabe, a occupé en Occident la pensée de nombreux historiens et orientalistes, mais il est frappant de constater aujourd’hui que la majeure partie de ces études – malgré la variété des thèmes et des titres – n’a pas échappé à une prise de position à la fois très discutable et contradictoire en elle-même. En effet, très souvent, la philosophie orientale est étudiée à la fois en fonction de l’influence qu’elle aurait exercée en Occident sur la pensée médiévale, et comme une chose qui n’aurait en elle-même rien d’original à introduire.

Cependant, depuis plus d’une cinquantaine d’années, quelques grands orientalismes et philosophes ont été profondément sensibles à ces questions et ont attaqué le fond du problème ; dans ce domaine, la part qui revient à la France est considérable, et aux références les plus importantes que nous pouvons donner s’associent les noms de Louis Massignon et de Henry Corbin.

Notre auteur, Afzaleddin Kâshâni, s’il n’est pas le penseur oriental le plus représentatif, donne lieu cependant par son nom à une occasion particulièrement propice de soulever les problèmes auxquels nous venons de faire allusion.

Il se situe historiquement et philosophiquement entre le haut moyen âge iranien et les penseurs qui constituent – selon une formule de Henry Corbin - l’ "Ecole d’Ispahan" ; ce qui prouve que la pensée orientale ne se limite pas aux dates que l’on a parfois coutume de proposer pour son achèvement. Ce n’est pas un musulman orthodoxe, ce qui permet d’élargir les perspectives, et de ne pas considérer la spiritualité orientale comme encadrée par une religion officielle donnée. Parmi ses œuvres, nous comptons nombres de traductions – par ailleurs connues en Occident – de provenance antique, ce qui démontre comment ces sources antérieures se sont adaptées intérieurement à la pensée des philosophes orientaux. Enfin, il est iranien et a écrit en persan, ce qui prouve que la spiritualité orientale est loin d’être la fonction d’un pays dit arabe, ou d’une seule langue étudiée, mais qu’elle s’étend à des régions beaucoup plus vastes, et s’exprime dans la langue de ceux qui essaient d’en saisir la véritable portée.

La vie d’Afzaleddin Kâshâni, un peu plus connu en Iran sous son pseudonyme Bâbâ Afzal, composé d’un mot peut-être turc et d’un élatif arabe, nous reste entièrement inconnue. Son nom fait défaut dans les chroniques de son temps. C’est Khâdjeh Nasir Tûsi, un autre grand philosophe iranien qui, le premier, le cite, sans donner aucune autre indication sur sa personne. Les renseignements que nous trouvons chez les chroniqueurs postérieurs se réduisent également à une série d’anecdotes qui parfois se répètent ou se contredisent de livre en livre. Nous savons cependant qu’Afzaleddin est né vers la fin du XIIe à Maragh, petit faubourg montagneux près de Kâshân, sur la route d’Ispahan, et il y est mort dans la seconde moitié du XIIIe siècle. A Maragh, son mausolée à l’architecture simple et classique, aux modestes murs de torchis, surmonté pourtant d’un polyèdre régulier couvert de mosaïque, attire encore aujourd’hui ses admirateurs et ranime sa mémoire.

Afzaleddin est l’un de ces rares penseurs iraniens qui nous ait donné intégralement une version persane de son univers intérieur. Même lorsqu’il écrit initialement en arabe, il se fait aussitôt son propre traducteur, notamment dans son traité Madârij al-Kamâl (Les degrés de la perfection). Il a traduit également un certain nombre de traités étrangers arabes. Il faut cependant souligner que philosophe, traducteur, ou même poète, Afzaleddin Kâshâni conserve toujours l’unité de sa pensée. Cette pensée qui s’exprime en persan fait pourtant appel au lexique philosophique arabe employé par les grands maîtres antérieurs. Très souvent, dans un même texte ou même dans une seule phrase, le mot persan et son équivalent arabe apparaissent en même temps, voire juxtaposés. L’œuvre d’Afzaleddin se compose d’une douzaine de traités, grands et petits, d’esquisses et fragments, de lettres et de poèmes, surtout des quatrains. [1] Nous pouvons ainsi évoquer certains de ses traités, notamment Madârij al-Kamâl (Les degrés de la perfection) ou encore Râh anjâm Nâmeh (La voie de l’ultime fin), qui sont deux traités complémentaires sur tous les plans, la Perfection correspondant en réalité à l’Ultime Fin. Afzaleddin est également l’auteur de Arz Nâmeh2 (Le livre de la présentation), ou encore de Jâvdân Nâmeh (Le livre de l’éternité), qui est sans doute et de très loin le meilleur traité qu’Afzaleddin ait écrit et qui dévoile le mieux la profondeur de sa pensée. Ce livre peut être considéré comme la clef de voûte de la vision du monde d’Afzaleddin. Ce dernier a également traduit Kitâb al-Tuffâha (Sib Nâmeh en persan ou "Le livre de la pomme"), Kitâb al-Nafs (Le Livre de l’âme), et Yanbou’ al-Hayât (La source de la vie) qui étaient déjà connus en Orient dans le texte arabe bien avant leur traduction en persan. On les connaissait également en Occident depuis le Moyen Age dans leurs versions latines, ce qui est surtout le cas pour les deux premiers, ayant respectivement pour titres latins Liber de Pomo et De anima.

Dans l’esquisse générale de la pensée philosophique d’Afzaleddin que nous nous proposons de tracer maintenant, nous ne ferons appel à aucun facteur extérieur qui risquerait de dénaturer et de nier l’objet de cette étude, mais tout simplement à la compréhension. Sans prétendre à la méthode phénoménologique, il nous semble cependant qu’une pensée philosophique ne s’explique authentiquement que dans la mesure où elle est absorbée en elle-même et telle qu’elle se donne à la compréhension.

Toute l’œuvre d’Afzaleddin tourne autour d’une idée centrale : l’aventure de l’âme, du danger de sa mort et la possibilité de sa pérennité. Ce sont les divers aspects d’un seul problème qu’étudient ses traités. La voie que parcourt l’âme descend d’une part à l’inertie totale de la matière, à l’enfer de l’ignorance, au néant, et de l’autre, s’élève graduellement jusqu’à la perfection suprême, à l’تtre, en lequel elle retrouve son éternité originelle.

Il y a donc un mouvement ascendant et un mouvement descendant de l’âme. Mais le point de départ reste sa situation naturelle, à l’échelle du monde concret, dans l’espace d’un temps limité : l’âme habite un corps auquel elle donne vie et mouvement mais en lequel elle s’ignore encore. C’est dans la mesure où elle prend conscience d’elle-même, acquiert une connaissance et se lie avec l’Intelligence, qu’elle découvre la véritable voie qui aboutit au but conforme à sa nature profonde. Le corps se définit comme une substance, une quantité absolue, Nature, qui demeure identique et unique à travers tout changement et toute transformation. Cette substance corporelle se caractérise par l’inertie et par l’obscurité absolue qui lui sont essentielles. L’âme est en revanche une substance vivante et active par essence : elle demeure connaissance en puissance. L’âme et le corps se définissent donc comme essentiellement différents, surtout par leur fonction ; leur rapport ne pouvant être qu’un rapport d’extériorité.

Ce rapport partiel et unilatéral est en même temps hiérarchique et graduel. L’âme, tout en restant unique, prend des valeurs différentes suivant la fonction qu’elle exerce. Il y a une fonctionnalité de l’âme qui détermine son intensité et sa valeur. Cette fonction est avant tout une fonction de vivification. La vie apparaît en quelque sorte comme l’élément qui détermine l’intensité de l’âme, de façon qu’il y ait une concordance profonde entre les différents degrés de la vie et ceux de l’âme. Chaque vie représente l’âme qui lui est appropriée : par exemple la vie végétative, la vie animale et la vie humaine correspondent successivement aux différents paliers de l’âme tels que l’âme végétative, l’âme animale et l’âme humaine. D’une manière générale, il s’agit ici de la vie naturelle, assumant le temps et vouée à la mort. Le temps est la particularité de la vie terrestre. Car en premier lieu, la substance corporelle en tant que telle échappe à toute temporalité ; en second lieu, l’âme est originellement intemporelle. C’est dans les limites de la vie terrestre et dans la mesure où le corps et l’âme la constituent, qu’ils deviennent temporels.

Mausolée d’Afzaleddin Kâshâni à Maragh, près de Kâshân

Autrement dit, c’est tant que l’âme se situe d’une manière spatiale, qu’elle s’expose à la fois à la temporalité et s’introduit par le même fait dans cet espace. C’est ce qui explique l’état provisoire et précaire de cette union et l’alternative devant laquelle l’âme se trouve. Il s’agit pour l’âme de se rendre apte et d’acquérir la possibilité de passer du zamân (le temps) au dahr (aevum), avant l’expiration du délai accordé. Mourir désigne non seulement la mort naturelle qui est tout simplement la fin du délai, mais aussi ce moment où la matière intègre une fois pour toutes l’âme. Si le corps est ainsi à la fois la tentation du néant et le lieu même où l’âme meurt, c’est avant tout parce qu’il est ignorance.

La connaissance apparaît ici comme l’élément déterminant le degré du rapport de l’âme et du corps. La théorie de la connaissance chez Afzaleddin est en un sens la base même de sa pensée. La connaissance est en quelque sorte comme à la fois la vocation même de l’âme et sa meilleure action. La substance âme se définit comme étant virtuellement toute connaissance. Mais la connaissance suivant une hiérarchie et s’actualisant aux degrés différents de l’évolution de l’âme et son acte de perfectionnement par la connaissance vont s’effectuer également d’une manière hiérarchique. Il y a une correspondance suivie et continuelle entre les différents niveaux de la connaissance et les degrés de la perfection. Ils se mesurent et se déterminent par rapport à l’Intelligence. L’âme, cherchant sa perfection et sa pérennité, va du corps à l’Intelligence en passant par différents genres de connaissance sensitive. Cette première connaissance qui est aussi le genre le plus inférieur, s’effectue à travers le corps. L’âme gère la vie au stade de la sensation et au niveau de l’animal.

La connaissance par l’imagination et l’estimative vient en second lieu. A ce niveau, l’imagination est critiquée et écartée dans la mesure où elle exalte la sensation, mais elle est recommandée dans la mesure où elle fournit à la vision intérieure (basirat) son contenu véritable.

Ces connaissances étant aussi susceptibles de dégrader l’âme, celle-ci doit chercher la vraie connaissance, le tawhid, l’acte d’unification. Cet acte est la connaissance par excellence car il dirige l’âme dans la direction de l’Un et de l’Intelligence, à travers le multiple et la matière. La connaissance et l’ignorance s’opposent l’une à l’autre au même titre et avec la même intensité que l’existence et le néant.

Le chemin que parcourt l’âme en quête de la perfection, est à la fois un chemin sur lequel elle avance et sur lequel elle recule. Autrement dit, la perfection est à la fois l’origine et le but de l’âme. L’âme se perfectionne dans la mesure où elle retourne à son origine. Le retour à cet état initial s’effectue comme une perfection qui se réalise. La perfection est donc aussi une orientation, et elle s’effectue dans une certaine direction. La perfection est de même une purification, et c’est en ce sens que la vie morale de l’homme détermine le degré de son émancipation.

Les valeurs morales se basent sur les conséquences des actions. D’une manière générale, selon notre philosophe, tout ce qui favorise l’orientation de l’âme vers son origine, donc vers l’Intelligence, est bon, et tout ce qui l’en empêche est mauvais. La conscience morale ne se distingue pas en réalité de la connaissance et de la volonté de l’acte d’unification. Dans un fragment inachevé, Afzaleddin écrit : "On peut dire que les actions bonnes et fructueuses sont celles qui poussent les hommes vers la connaissance et le savoir, même si elles ne paraissent pas bonnes aux yeux de la plupart des gens. Bien que ces derniers ne les jugent pas bonnes, elles le sont pourtant."

Ainsi l’homme qu’Afzaleddin appelle par ailleurs "le fruit de l’arbre du monde" est invité à agir selon la connaissance véritable, qui gère sa vie morale et le fait s’épanouir dans son humanité, pour produire à son tour son propre fruit qui est l’Intelligence. En dépit du fait que la conscience morale soit chez Afzaleddin une conséquence de la connaissance, il faut cependant signaler que son éthique n’est pas intellectualiste au sens classique du terme en Occident. Il ne s’agit pas de connaître préalablement les critères déterminant l’acte moral, mais c’est d’une certaine manière l’acte de connaissance qui se constitue comme moral.

Cette morale pour l’homme devient par l’homme l’action même de l’unification par laquelle il saisit le sens profond de lui-même et celui du monde. L’homme portant ainsi à l’extrême degré de sa pénétration la vérité de sa réalité, va effectuer un mouvement d’intériorisation qui va de pair avec sa perfection. Ce mouvement, au lieu de l’aliéner au monde, comme on pourrait le croire au premier abord, va au contraire le mettre en face du monde.

Il y a un aspect exotérique et une dimension ésotérique de l’homme et du monde, et les rapports de ces deux derniers se répètent sur ces deux plans. L’homme animal est en contact avec le monde matériel, et l’homme saisi en fonction du sens caché qui lui est propre est en rapport avec le monde dévoilé. L’homme se trouvant ainsi projeté, sous son double aspect, dans ce miroir à double face qu’est le monde, saisit sa véritable dimension et celle du monde.

Il faudrait examiner maintenant comment Afzaleddin va concilier cette anthropologie et cette cosmologie avec l’islam et son Livre révélé, le Coran. Pour Afzaleddin, les Livres révélés par excellence sont la Thora, l’Evangile, et le Coran. Il pense que ceux qui n’arrivent pas à lire les deux livres que sont l’homme et le monde, doivent déchiffrer les signes qui sont revêtus de mots dans les trois livres révélés. Le Coran est considéré comme supérieur, étant donné qu’il est en sorte l’aboutissement à la fois historique et spirituel des deux premiers ; mais pour cette même raison, une compréhension profonde qui dévoile le sens caché du Coran est exigée.

La brève esquisse de la pensée d’Afzaleddin Kâshâni que nous venons de tracer montre à quel point elle demeure identique, et conserve son unité à travers les discussions et les questions que ce penseur aborde. Cependant, cette unité ne doit pas être comprise à la manière d’un système philosophique du type post-cartésien, où tout en essayant de rester fidèle à un principe premier, les idées s’enchaînent pour désavouer à chaque instant chez l’homme qui effectue le cogito, le contenu concret de sa spiritualité, mais comme une méditation qui essaie d’unifier les différents aspects d’une seule idée, en unissant l’homme qui l’effectue à son origine et en le nourrissant de la certitude de sa propre inspiration.

Par ailleurs, on dira peut-être que cet auteur est beaucoup moins original que nous le prétendons, et que l’essentiel de sa pensée peut se trouver chez les philosophes médiévaux juifs et arabes. Pourtant, cette constatation ne nous semble vraie qu’en partie ; c’est qu’il ne suffit pas de déceler une ressemblance quelconque entre une pensée et une tradition pour nier l’originalité d’un philosophe ; il faut encore voir dans quelle mesure ce dernier ne transmet pas simplement cette tradition, mais l’actualise individuellement, et exprime par elle sa propre authenticité.

Notes

[1Au début des années 1950, son œuvre a été réunie et publiée en deux volumes sous la direction de MM. Modjtabâ Minowi et Yahyâ Mahdavi, dans les publications de l’Université de Téhéran.

La vocalisation du titre de ce traité présente une certaine difficulté. On peut le lire aussi Araz Nâmeh ce qui signifie "Le livre de l’accident".


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