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Tout au long de sa tumultueuse histoire, l’Iran a toujours su préserver la singularité de son identité culturelle, et ce malgré les multiples invasions dont le pays fit l’objet de la part des pays de l’est ou de l’ouest, des Grecs jusqu’aux Mongols, en passant par les conquérants arabes. Ce qui n’a pas été le cas pour d’autres civilisations telles que celles de l’Afrique du Nord, la Palestine, la Turquie ou la Syrie. Cette singularité a constitué l’objet d’études de certains chercheurs ayant également mis en lumière le rôle de grands érudits qui se sont dédiés à la préservation de la culture iranienne afin d’empêcher que l’identité, la religion et la langue iraniennes ne tombent dans l’oubli ou ne se diluent de manière irréversible dans la culture des occupants. Parmi eux, deux personnalités occupent une place de choix, à savoir Ferdowsi, « le » grand poète épique, dont le chef-d’œuvre, le Shâhnâmeh, permit de sauvegarder la langue persane face à la diffusion de la langue arabe, et Sohrawardi, philosophe qui eut un rôle central dans l’histoire de la philosophie orientale et iranienne. Ce dernier, mort très jeune, n’a pas obtenu immédiatement la reconnaissance qu’il méritait dans le champ philosophique de l’Orient. Mais son influence fut telle que des années plus tard, des chercheurs contemporains tels que Louis Massignon, Henry Corbin ou Seyyed Hossein Nasr ont mis davantage en relief son importance dans la théosophie iranienne. Selon ses derniers, Sohrawardi est dans aucun doute l’artisan d’une revivification de la pensée iranienne préislamique et islamique.
Shahâb al-Din Yahyâ Sohrawardi, également connu sous le nom de « Sheikh Maqtoul » (le Maître assassiné) naquit en 1155 à Sohraward, au sud de Zandjân et à l’ouest de Soltânieh. Il passa son enfance dans la même ville mais se rendit très tôt à Marâgheh pour s’initier à la philosophie auprès du Sheikh Majdeddin Djili qui fut en même temps le maître de Fakhreddin Râzi, grand savant et philosophe iranien. C’est là qu’ils se rencontrèrent et firent leurs premières armes en matière de philosophie. Sohrawardi pris ensuite le chemin d’Ispahan pour y poursuivre son initiation philosophique chez le maître Zahireddin Ghâri.
Au cours de ses voyages, il fréquenta des cercles de philosophes hellénistes et se familiarisa avec la pensée de Platon, Aristote et Avicenne. Ce qui suscita le plus son intérêt fut cependant la recherche de la « lumière divine » ou de « l’Orient de la connaissance ». Il considérait que la quête de la vérité était inséparable d’un cheminement spirituel et d’une ascèse intérieure, et était connu pour ses jeûnes fréquents. Son indifférence à l’égard des apparences de la vie matérielle était également connue. En Turquie, il rencontra le maître Fakhreddin Mardini (savant et philosophe turc de l’époque seldjoukide) et fut très apprécié par ce dernier. Il prit ensuite le chemin de la Syrie et s’y installa suite à l’invitation qu’il reçut de la part de l’émir d’Alep de l’époque, Malik Zâher. Il fréquenta alors les savants et les hommes religieux de la cour et impressionna par sa maîtrise de l’art de la rhétorique, sa manière d’argumenter, ainsi que par la profondeur de ses réflexions. Certains d’entre eux, sans doute jaloux de son talent et conscients de l’influence du philosophe, se plaignirent de lui auprès de Malik Zâher en suggérant à ce dernier qu’il était préférable qu’il se débarrasse de Sohrawardi jugé trop dangereux pour la cour. Après avoir essuyé le refus de ce dernier en raison de l’amitié et de l’intérêt qu’il portait à Sohrawardi, ils se rendirent à la cour de Salâheddin Ayyubi (Saladin), père de Malik Zâher, en l’avertissant du danger de ce qu’ils nommèrent « la nouvelle hérésie » dont Sohrawardi était le soi-disant instigateur. Salâheddin Ayyubi, qui comptait sur l’appui des pseudo-religieux pour perpétuer son règne, fit emprisonner Sohrawardi, ce qui eut comme conséquence la mort précoce et suspecte du philosophe à l’âge de trente-six ans le 29 juillet 1191.
La pensée de Sohrawardi diffère de celle des autres philosophes, notamment par la nouveauté de sa démarche. Dans sa théosophie orientale (hikmat al-ishrâq), la « lumière divine » occupe une place particulière. S’il s’inspire de certains éléments du platonisme et du néoplatonicisme, l’originalité de sa théosophie se trouve cependant dans le fait qu’il a puisé dans l’histoire de la Perse antique sa quête de la vérité comme « lumière », qui avait une importance centrale dans le zoroastrisme. Dans la Perse antique, la lumière représentait ainsi le pilier principal de la création de l’univers. Dans la religion zoroastrienne, le feu (Azar) est le fils d’Ahourâ Mazdâ et cette unité atteste qu’ils sont d’une seule et même substance. De l’émanation de cette lumière divine, le monde est créé. La création de l’univers remonte donc à une vérité unique et absolue qui est la base de la théosophie de la lumière ou « théosophie orientale » de Sohrawardi. L’un des aspects originaux de la pensée de Sohrawardi est, comme l’a notamment souligné Henry Corbin, son interprétation des archétypes platoniciens en termes d’angéologie zoroastrienne.
Un grand nombre des termes du lexique utilisé par Sohrawardi est dérivé des ouvrages philosophiques ou religieux de la Perse antique. L’utilisation de cette richesse linguistique chez un jeune penseur iranien qui connaissait peu ou du moins ne semblait pas totalement maîtriser la langue pehlevi, est impressionnante. Quand Sohrawardi parle de hovarakhsh (« ce qui produit de la lumière »), il montre bien qu’il connait les fondements de cette religion où l’on parle de hova comme « soit » et de rakhsh comme « lumière », c’est-à-dire « celui qui possède la lumière » et qui n’est autre qu’Ahourâ Mazdâ.
Sohrawardi fait partie des rares philosophes iraniens musulmans à avoir accordé une place aussi importante à la théosophie de la Perse antique tout en s’étant efforcé de l’accorder à la fois avec le platonisme et les principes de base de la philosophie islamique. Comme nous l’avons évoqué, dans sa théosophie, ce ne sont pas uniquement la logique et la philosophie spéculative qui préparent l’ascension du gnostique, mais aussi son amour et sa volonté de connaître la Vérité sans lesquels le cheminement spirituel serait dépourvu de sens. C’est dire à quel point le mysticisme a occupé une place importante dans sa pensée. Sohrawardi présenta sa pensée à une époque où la philosophie d’Avicenne subissait un certain déclin, notamment à la suite des assauts de philosophes tels que Fakhr Râzi, et permis une revivification de la théosophie.
La vie de Sohrawardi fut brève mais, avec quarante-neuf œuvres dont treize sont écrites en langue persane, elle fut particulièrement productive. Ses œuvres sont différemment classées en fonction des chercheurs. Louis Massignon a élaboré une classification de ses œuvres en trois groupes : celles écrites dans sa jeunesse (les essais mystiques), celles couvrant sa période de maturité, les œuvres enfin, concernant l’époque où il atteignit la « sagesse illuminative ». Plus tard, Henry Corbin, qui consacra une bonne partie de sa vie à l’étude de la pensée de Sohrawardi, regroupa l’ensemble de ses œuvres en quatre catégories, tandis que les dernières recherches effectuées par Mohsen Kadivar les divisent en six catégories, à savoir :
- Les œuvres qui traitent spécifiquement de la théosophie illuminative orientale. D’après Sohrawardi lui-même, elles permettent d’accéder à la compréhension de la totalité de ses œuvres.
- Les œuvres pédagogiques écrites entièrement en arabe.
- Les essais et les interprétations en persan et en arabe qui comprennent les résumés de ses autres ouvrages.
- Les contes ayant une dimension symbolique et mystique.
- Les traductions et commentaires.
- Les prières et lettres inédites en arabe.
Malgré sa mort précoce, Sohrawardi influença bon nombre de penseurs de son époque. Shamseddin Shahrazuri, son plus ancien disciple, a beaucoup écrit sur sa vie et a même commenté son grand ouvrage intitulé Hikmat al-Ishrâq (théosophie orientale). Au XVe siècle, ses œuvres commentées et discutées par ses disciples furent diffusées en Iran et en Inde. Au XVIIe siècle, Mirdâmâd parle de lui en évoquant la philosophie illuminative et Mollâ Sadrâ élabora une critique profonde des bases de sa philosophie non sans en intégrer certains aspects ou concepts dans sa théosophie transcendantale. Corbin fut l’acteur principal de la présentation et de la diffusion de sa pensée en Occident, et pour qui l’un des aspects essentiels de la théosophie des lumières de Sohrawardi est l’alliance intime opérée entre recherche philosophie et réalisation spirituelle : « Pour Sohrawardi, une expérience mystique, sans formation philosophique préalable, est en grand danger de s’égarer ; mais une philosophie qui ne tend ni n’aboutit à la réalisation spirituelle personnelle, est vanité pure. » [1]
Bibliographie :
Corbin, Henry, En islam iranien : aspects spirituels et philosophiques. Tome II Sohrawardi et les platoniciens de la Perse, éd. Gallimard, Paris, 1971.
Corbin, Henry, Histoire de la philosophie islamique, Folio, 1964
Dictionnaire des philosophes, Encyclopaedia Universalis, Albin Michel, 1998, p. 1617.
[1] Corbin, Henry, Histoire de la philosophie islamique, Folio, 1964, p. 299.