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La calligraphie de l’époque des deux premiers empereurs safavides
Shâh Esmâ’il et Shâh Tahmâsb
1501-1576
Priscilla Soucek*
Traduit par :
A partir de la prise du pouvoir politique par les Safavides, l’art calligraphique connut un essor important en Iran. L’idée dominante de l’époque consistait à considérer que l’artiste calligraphe se soumettait à un ensemble de traditions qui prédéterminait à la fois l’aspect visuel de l’écriture et le but de son usage. Cependant, il était admis que le calligraphe avait le droit de contribuer à l’amélioration de ce patrimoine calligraphique et d’être même un facteur de perfection des techniques de son métier, mais les modifications qu’il pouvait introduire dans l’art étaient strictement limitées.
Une belle écriture a souvent été considérée comme un don et un bienfait divin. Cependant, tous ceux qui s’engageaient dans les activités culturelles, scientifiques, éducatives ou administratives, devaient absolument apprendre la belle écriture. Les connaissances calligraphiques étaient nécessaires non seulement pour les copistes mais aussi pour les fabricants de sceaux, de cachets et les monnayeurs, mais aussi les artistes graveurs, ciseleurs, tailleurs de pierre,… Les lettres officielles, les décrets et les manuscrits de l’époque safavide nous montrent que les hommes et les femmes de la cour apprenaient eux aussi l’art de la calligraphie. [1]
Bien que les membres de l’Empire safavide aient rarement la réputation d’être de grands calligraphes, l’intérêt qu’ils éprouvaient pour la calligraphie et leur soutien aux artistes calligraphes les mena à établir des collections très précieuses d’œuvres calligraphiées. Pour étudier les évolutions de l’art calligraphique au début de la période safavide, nous pouvons diviser le règne des deux premiers empereurs de la dynastie, c’est-à-dire Shâh Esmâ’il Ier et Shâh Tahmâsb (1501-1576) en trois périodes de vingt-cinq ans. Les premiers vingt-cinq ans furent une période de transition pendant laquelle certaines traditions locales, apparues au XVe siècle, se poursuivirent avec quelques petites modifications. Durant les deux cycles de vingt-cinq ans qui suivirent le premier, les types locaux de calligraphie subsistèrent, surtout à Shirâz où les cercles de calligraphes ne changèrent guère leurs méthodes. Mais à la cour des Safavides, d’abord à Ghazvin, ensuite à Ispahan, les maîtres calligraphes procédèrent à la définition et à la standardisation des règles de l’art, en se fondant sur l’école calligraphique qui avait vu le jour vers la fin du XVe siècle à Herât (aujourd’hui, ville de l’est de l’Afghanistan), grâce au soutien très bienveillant des princes timourides (Mongols). Les traditions de calligraphies transférées de l’époque timouride à celle des Safavides devinrent plus tard des critères – quoi qu’implicites – d’évaluation et de jugement des changements et évolutions postérieurs. Pendant les premières années du règne de l’empereur Shâh Tahmâsb, la cour safavide soutint et encouragea la copie des manuscrits. Mais plus tard, les grands artistes calligraphes investirent de plus en plus de temps et d’intérêt à la création de tableaux calligraphiques plutôt qu’au travail de copie et de script des livres. Cette tendance était une réponse à la demande grandissante des gens qui collectionnaient ce type de tableaux.
L’évaluation de l’importance de l’art calligraphique dans la vie culturelle de l’ère safavide en Iran nécessiterait une étude approfondie sur les techniques locales de chaque région, le style personnel des artistes, mais aussi la fonction et l’utilité de l’art. Dans le présent article, nous nous concentrerons sur le travail des artistes professionnels dont la calligraphie était le seul métier. De nombreux documents de l’époque décrivent l’œuvre et la vie des calligraphes professionnels. [2] Dans ces textes, l’accent est mis également dans les appartenances religieuses ou confrériques des calligraphes. En effet, la plupart des calligraphes de l’époque appartenaient aux différentes confréries soufies. Certains des plus célèbres et des plus respectés de ces artistes passèrent une partie de leur vie à Mashhad, près du mausolée du huitième Imâm chiite, où ils cherchaient refuge contre l’instabilité du soutien que les courtisans leur accordaient. [3] La plupart des styles calligraphiques des artistes de l’époque des Safavides étaient ceux en vogue depuis déjà plusieurs générations, voire plusieurs siècles. En effet, les artistes calligraphes de l’ère safavide s’intéressaient essentiellement aux six types d’écritures utilisés et déjà bien installés en Iran :
[1] et [2] : les écritures « Mohaghagh » (محقق) et « Reyhân » (ریحان), généralement utilisées pour la copie du texte coranique, en raison de leur haute lisibilité, et la franchise et la droiture de leur expression ; [3] : l’écriture « Sols (Tholth) » (ثلث) dont les courbes audacieuses étaient souvent utilisées dans la décoration des monuments architecturaux ; [4] et [5] : les écritures « Regha’ » (رقاع) et « Toghi’ » (توقیع) dont les brisures apparaissaient souvent dans les post-scriptum et les apostilles, où les mots étaient composés sans calligraphie particulière ; [6] : l’écriture « Naskh » (نسخ) qui fut l’écriture le plus couramment utilisée pour les textes en prose. [4]
Malgré les différences propres à chaque style, chacun d’eux se fondait sur une série d’équations en ce qui concernait la forme et la proportion des lettres. L’apparition et l’usage de ces six types d’écriture étaient soumis aux règles qui avaient été établies vers la fin du XIIIe siècle à Bagdad. Ces règles sont liées étroitement au nom de Djamâleddin Yâghout ibn Abdallâh (décédé en 1298), célèbre scribe du dernier calife abbasside, Musta’sim. En 1285, après l’assassinat du calife, le gouverneur ilkhanide de Bagdad engagea Yâghout. [5] Et bien que celui-ci ait été connu comme scribe de cour et scribe d’administration, il eut une très remarquable influence sur l’écriture des manuscrits religieux, notamment le Coran.
La stabilité de ces styles d’écriture est due au fait que durant les périodes postérieures à la création de nouveaux styles, les calligraphes essayaient d’imiter les œuvres des Anciens, de sorte qu’il était parfois très difficile, voire impossible, de distinguer l’original de sa copie. En effet, les maîtres calligraphes conseillaient systématiquement à leurs élèves d’imiter l’écriture des maîtres anciens sans rien y ajouter ou enlever, car l’esprit dominant de l’époque était de concurrencer les Anciens. L’histoire de la rivalité entre Soltân Ali Mashadi (décédé en 1520) et Mir Ali Heravi (décédé en 1556) en est un exemple. [6] La perfection de l’art calligraphique était dans l’imitation parfaite de l’œuvre du maître. Pour devenir maître, il fallait écrire de sorte que l’écriture soit exactement pareille à l’original. Il arrivait même que les calligraphes, recopiant un ouvrage, reprennent la signature du copiste du manuscrit original. Cette habitude ancienne crée aujourd’hui de très grandes difficultés pour les chercheurs qui travaillent sur les œuvres de célèbres calligraphes de ces époques. [7] L’imitation répandue parmi les calligraphes finit par créer de véritables « dynasties d’artistes ». [8]
A partir de la méthode de Yâghout, les calligraphes se servirent des formes écrites pour créer de nouvelles compositions, dans lesquelles ils abandonnèrent les méthodes habituelles de la répartition du texte et des mots à l’intérieur du texte, surtout dans l’écriture du texte coranique. La surface de la page fut ainsi divisée en cinq parties séparées les une des autres par des lignes horizontales. Les 1er, 3e et 5e bandes horizontales étaient plus larges que les 2e et 4e bandes. Sur les lignes des bandes impaires, l’écriture était du style djali (جلی), et sur les lignes des bandes paires, l’écriture était du style khafi (خفی). Cette composition créait un contraste dans l’ensemble de la page. Dans la 1er et la 5e bandes horizontales, le calligraphe utilisait le calame Mohaghagh, dans la 3e bande, il se servait du calame sols, et dans les deux bandes moins larges (2e et 4e), il utilisait le calame khafi. [9]
Cette méthode fut largement répandue en Iran au XVe et au début du XVIe siècle. Sous l’Empire safavide, plusieurs autres compositions furent inventées. Dans un manuscrit coranique connu sous le nom de « Nafissi » et datant de 1552, conservé aujourd’hui dans la collection Khalili, le texte est écrit en écriture nasta’ligh (نستعلیق) dorée dans un cadre composé de trois bandes horizontales larges, composées avec de l’encre bleue sous le style Mohaghagh-jali. Les pages sont enluminées avec des formes végétales. Le titre de chaque sourate est écrit en blanc sur fond doré, avec le style rogâ’. Malgré la très haute qualité des matières coûteuses utilisées dans ce manuscrit, le manuscrit ne porte aucun signe qui puisse indiquer que ce manuscrit coranique avait été dédié à une personnalité notoire. Cela dit, vers le milieu du XVIIe siècle, ce manuscrit coranique a appartenu à la bibliothèque impériale de l’Empire mongol en Inde. [10] Ce qui montre que les œuvres calligraphiées de l’époque safavide étaient recherchées par les collectionneurs et les amateurs indiens.
En dépit du prestige des six styles d’écriture de Yâghout, deux autres nouveaux styles furent particulièrement appréciés à la cour de l’Empire safavide : le ta’ligh (تعلیق) et le nasta’ligh (نستعلیق). Les lettres administratives et les décrets impériaux étaient écrits sous le style ta’ligh, sobre et tempéré. La courbure placée sous certaines lettres comme [ع ], [ی], [ن] et [ج] donne un aspect exagérément appuyé à ce style calligraphique. Les mots s’enchaînent les uns aux autres par des courbes qui les relient. Dans chaque page, le texte semble suivre une courbe ascendante du début jusqu’à la fin de chaque ligne. Les historiens de l’époque safavide font remonter les origines de l’écriture ta’ligh au XVe siècle. Les documents dont les chercheurs disposent aujourd’hui prouvent que ce style calligraphique fut inventé en Iran sous la dynastie des Ilkhanides. [11]
Un décret impérial de Shâh Esmâ’il datant de 1504, écrit par un scribe de la cour du nom de Fakhri, conservé dans la collection de la Fondation de l’Art et de l’Histoire, montre que les différentes formes de ta’ligh étaient souvent utilisées par les scribes et les calligraphes de Tabriz. Ce décret impérial est par ailleurs un bon exemple de la correspondance impériale et du langage administratif du Divân. [12]
Les scribes qui pratiquaient le style ta’ligh devaient également maîtriser les connaissances et les techniques de la correspondance officielle pour pouvoir être engagés par les divers divâns. Ainsi, certains des meilleurs scribes de la cour safavide étaient les enfants de hauts fonctionnaires, qui obtinrent plus tard des postes élevés. Mirzâ Ahmad Ebn Atâollâh fut l’un d’entre eux qui obtint le poste de ministre. Il commença sa carrière comme scribe de la cour de Shâh Tahmâsb, et eut la réputation, d’ailleurs fondée, de posséder le meilleur style épistolaire et calligraphique dans la rédaction des lettres à destination de la cour ottomane. [13]
Alors que les Safavides avaient besoin de scribes maîtrisant le style ta’ligh, il est intéressant de savoir que les meilleurs artistes calligraphes préféraient l’écriture nasta’ligh. Ce style calligraphique fut très en vogue à partir du XIVe siècle pour la copie des ouvrages poétiques. Mais son usage se modifia au fur et à mesure, jusqu’au XVe siècle, où il remplaça totalement l’écriture naskh pour le script des ouvrages littéraires. Cette domination se manifesta surtout dans les ouvrages à la fois en poésie et en prose, comme le Golestân de Saadi. [14]
L’usage, de plus en plus général du nasta’ligh, entraîna naturellement la standardisation de ses règles et de l’harmonie entre les lettres et les mots. Pour établir les règles de cette nouvelle écriture, les maîtres calligraphes s’inspirèrent des œuvres des meilleurs artistes de ce style. Ces œuvres constituaient au XVIe siècle des leçons que les calligraphes devaient copier régulièrement afin d’en connaître les règles. A cette époque, les maîtres calligraphes donnaient à leurs élèves des leçons sur papier, qu’ils devaient copier en les imitant dans les moindres détails. Malheureusement, il ne reste aujourd’hui qu’un seul exemple de bonne qualité de ce type de leçons : c’est celui d’un calligraphe ottoman du XVIIIe siècle du nom de Mustafa Ezzat. [15]
Nous assistons ensuite, durant le règne de Shâh Esmâ’il, à l’apparition d’une forme modifiée du style nasta’ligh, dans les documents produits dans les régions occidentales de l’Empire. Soulignant les angles, ce nasta’ligh modifié était perceptiblement différent du style classique en usage à Herât durant le règne timouride. Un manuscrit des poèmes composés par Shâh Esmâ’il présente très clairement cette évolution provoquée dans l’écriture nasta’ligh par les calligraphes des régions occidentales de l’Iran. [16] Le texte est très précisément calligraphié et tout à fait lisible. Pourtant, il n’a pas du tout l’harmonie et la cohérence du style nasta’ligh de l’école de Herât des Timourides vers la fin du XVe siècle. [17]
Les Safavides admiraient les œuvres du calligraphe Soltân Ali. Ce dernier avait calligraphié un exemplaire de La Conférence des oiseaux d’Attâr pour le roi timouride, Sultan Hussein Baygharâ. Plus tard, ce manuscrit fut présenté et offert au Safavide Shâh Abbas le Grand, qui l’admira et le dédia au mausolée de son ancêtre Sheikh Safi, à Ardebil. [18]
Soltân Ali était un grand spécialiste de l’écriture nasta’ligh-khafi. Dans le manuscrit de La Conférence des oiseaux, il montre de manière extraordinaire sa virtuosité à respecter les proportions entre les lettres et les mots. Le manuscrit porte le sceau impérial de Shâh Abbas le Grand. Après Soltân Ali, beaucoup de calligraphes essayèrent de poursuivre son ingénieuse invention en combinant les deux styles nasta’ligh et khafi. Mais finalement, les scribes de l’ère safavide préférèrent revenir aux traditions anciennes pour utiliser le style khafi à côté de l’écriture jali. Soltân Mohammad Ebn Nourallâh (1472-1525), alias Soltân Mohammad Nour, fut l’un des meilleurs calligraphes du début du XVIe siècle. Certains documents de l’époque prétendent qu’il fut l’élève de Soltân Ali Mashadi. [19] Le recueil poétique qu’il calligraphia pour Mir Ashraf, général des armées de Shâh Esmâ’il, témoigne de son habileté à adapter les différents calames pour composer le texte sous le style nasta’ligh. Il calligraphia également le texte de quelques recueils de poèmes en un nasta’ligh gros, en privilégiant un nasta’ligh plus fin pour les marges et les notes. A la dernière ligne, le calligraphe a écrit le nom de Shâh Esmâ’il en couleur dorée, ce qui signifie que l’œuvre fut calligraphiée avant 1524. [20] Bien que Soltân Mohammad Nour ne quitta jamais Herât, fief des Timourides, la cour safavide, alors à Tabriz, admirait ses œuvres, et les princes safavides collectionnaient ses travaux. [21] Certaines de ses œuvres témoignent de son habileté à exploiter les aspects décoratifs de l’écriture nasta’ligh.
Quand au calligraphe Soltân Ali Mashadi, il faut dire qu’il devint très célèbre avec la rédaction, en 1516, d’un manuel de calligraphie autour du style nasta’ligh. Dans son essai, il mêle l’apprentissage de la calligraphie avec des leçons morales. [22] Selon lui, l’apprentissage de la calligraphie est un périple mystique et spirituel auquel l’artiste calligraphe doit consacrer toute son existence. Pour devenir un grand calligraphe, l’artiste doit suivre l’enseignement à la fois technique et spirituel d’un maître. Il conseilla ainsi aux jeunes artistes de prendre pour modèle les œuvres d’un grand maître, et de ne pas apprendre les méthodes d’autres calligraphes. Les documents de l’époque safavide montrent que les calligraphes suivirent fidèlement ce conseil.
L’enthousiasme de Shâh Tahmâsb et d’autres membres de la famille impériale pour la belle écriture permit aux calligraphes d’entrer facilement à la cour safavide et d’y obtenir des postes. Les meilleurs calligraphes et scribes de la cour eurent même le droit de fréquenter assez régulièrement les membres de la famille impériale. Mais le soutien de la cour pouvait soudainement cesser. Dans ce cas, l’artiste calligraphe était obligé de trouver un autre mécène. Les documents qui décrivent la vie des grands calligraphes de cette époque montrent que vers la fin de son règne, l’empereur Shâh Tahmâsb perdit de plus en plus son intérêt pour la calligraphie, et il arriva souvent qu’il mette soudainement fin au service d’un scribe ou d’un calligraphe. Il connaissait d’ailleurs les calligraphes qui étaient au service des princes safavides dans les différentes régions de l’empire. Et il leur donnait parfois l’ordre d’envoyer leurs scribes à la cour impériale. [23]
Pendant les dix premières années du règne de Shâh Tahmâsb (1524-1534), l’Empire safavide fut aux prises avec les conflits de pouvoir à l’intérieur de la cour et des armées. Cette période de dix ans fut également marquée par l’épanouissement des arts et la définition des caractéristiques principales des traditions artistiques de l’époque. Tabriz, alors capitale d’empire, fut l’hôte des grands calligraphes venus d’autres régions. Les jeunes calligraphes de Tabriz abandonnèrent les techniques locales pour apprendre celles de l’école de Herât et des régions orientales, autrefois dominées par les Timourides. L’un de ces artistes, originaire du Khorâssân, fut le calligraphe Shâh Mahmoud Neyshâbouri (1486-1564). Il vécut vingt ans (1520-1540) à Tabriz et joua un rôle important dans la présentation de l’école calligraphique de Herât aux jeunes calligraphes de la capitale. [24]
Shâh Tahmâsb n’avait que dix ans quand il monta sur le trône. Mais il commença l’apprentissage de la belle écriture avant ses dix ans, car un manuscrit datant de 1525, portant son écriture, montre qu’il connaissait assez bien les règles calligraphiques. L’écriture nasta’ligh de l’empereur n’avait ni la transparence, ni la solidité de l’écriture des grands maîtres, mais ce détail n’empêcha pas les grands artistes calligraphes de lui dédier leurs meilleurs œuvres.
Shâh Mahmoud Neyshâbouri dédia au jeune empereur deux grands manuscrits calligraphiés : l’œuvre poétique de Nezâmi qu’il calligraphia de 1539 à 1543, et un manuscrit coranique datant de 1538.
A l’époque, le choix de Shâh Mahmoud Neyshâbouri de calligraphier l’œuvre poétique de Nezâmi en nasta’ligh fut considéré comme assez normal. Mais lorsqu’il décida d’utiliser ce style calligraphique pour le Coran, il se trouva face à une grande épreuve. Ce fut peut-être la première fois qu’un grand calligraphe risquait sa réputation en essayant de calligraphier le texte coranique en nasta’ligh. Mais Shâh Mahmoud avait décidé de faire cette grande expérience. La dernière page du manuscrit témoigne de la joie de l’artiste, il écrit : « Grâce à la miséricorde de Dieu et au soutien impérial, […] Ce manuscrit coranique est entièrement calligraphié en nasta’ligh. » [25] Avant Shâh Mahmoud, plusieurs autres calligraphes avaient fait des expériences pour appliquer le nasta’ligh sur le texte coranique. Doust Mohammad Heravi et Seyyed Ahmad Mashadi avaient ainsi essayé avant lui de calligraphier le texte coranique dans son intégralité, en style nasta’ligh, qui demeurait jusqu’alors une écriture profane.
En général, le style iranien nasta’ligh était jugé inapproprié pour les textes en arabe. Mais la sobriété exceptionnelle du nasta’ligh de Shâh Mahmoud et la transparence de son calame montra que ce style était adéquat et possédait les vertus nécessaires pour véhiculer le texte coranique. Dans l’écriture de la première sourate du Coran, Shâh Mahmoud réalisa un merveilleux chef-d’œuvre : il allongea les lettres [ب], [ت] et [س] pour insister sur la forme visuelle des mots, afin de créer une harmonie avec la sonorité des mots lors de la récitation de la sourate. [26]
Les documents historiques de l’ère safavide citent le nom de Mir Ali Heravi, en tant qu’artiste ayant eu une grande influence dans l’évolution de l’art calligraphique. Mais il est curieux de savoir que ce calligraphe ne se mit jamais au service de la cour impériale. Il naquit en 1476 à Herât, se rendit en 1528 à Boukhara, où il vécut jusqu’à sa mort en 1556. [27] Dans un essai sur l’art calligraphique, Seyyed Ahmad estima que l’art de Mir Ali Heravi occuperait le même rang que celui du célèbre Soltân Ali Mashadi. [28] Un grand mécène de l’époque, le prince Ebrâhim Mirzâ, fut un grand admirateur de la calligraphie de Mir Ali Heravi, dont il collectionnait les œuvres. [29] Le style calligraphique de Mir Ali Heravi fut très apprécié plus tard en Inde. Les grands empereurs mongols de l’Inde, Jahângir Shâh et Shâh Jahân, collectionnèrent également tous deux les œuvres de ce calligraphe. Les notes personnelles de Mir Ali montrent que le calligraphe – qui devait rester à Boukhara au service des princes Ouzbeks de la région – savait que ses pièces circulaient sur les routes commerciales, et il exprime sa joie de la vente de ses œuvres à de très hauts prix dans différentes régions.
Le style personnel de Mir Ali attira l’attention de nombreux jeunes calligraphes de l’époque safavide. Seyyed Ahmad Mashhadi (décédé en 1578 ou 1579) se rendit à Herât, puis à Boukhara, pour assister à ses cours. Seyyed Ahmad se mit plus tard au service du divân, à la cour de Shâh Tahmâsb, où il devint le scribe favori, en raison de son talent épistolaire quant à la correspondance avec le sultan ottoman Suleymân.
Seyyed Ahmad Mashhadi ne resta pas longtemps à la cour, et il rentra dans sa ville natale Mashhad où il enseigna la calligraphie. [30] Seyyed Ahmad Mashhadi s’attribua une place importante dans l’histoire de la calligraphie iranienne, car son style fut le maillon entre son maître Mir Ali Heravi, et son illustre élève Mir Emâd, le plus grand calligraphe de la fin du XVIe siècle et le maître incontesté du style nasta’ligh.
Malek Deylami fut le représentant le plus célèbre de la calligraphie iranienne pendant les dernières années du règne de Shâh Tahmâsb. Il fut le maître de calligraphie du prince Ebrâhim Mirzâ, grand mécène auquel il dédia plusieurs œuvres. Pour le style nasta’ligh, Malek Deylami fut disciple de Soltân Ali Mashhadi, mais il fut aussi le maître incontesté des six styles calligraphiques de Yâghout. Ses contemporains le surnommèrent « Yâghout du temps ». Shâh Tahmâsb, lui-même connaisseur avisé, appréciait beaucoup le style de Malek Deylami, et le chargea de concevoir les épigraphes qui devaient être installées dans son palais impérial, dans sa nouvelle capitale, Ghazvin. [31]
Les recherches effectuées sur la vie et l’œuvre des grands calligraphes de l’ère safavide montrent que l’art calligraphique était alors un important sujet d’intérêt culturel et artistique pour les Iraniens. Les gouverneurs, les princes et les empereurs accordaient une grande place aux calligraphes engagés dans les services administratifs du divân. Ces mêmes calligraphes opéraient à titre d’artistes et produisaient des œuvres d’art pour les membres de la famille impériale et leur entourage. En outre, la littérature et la poésie avaient une place importante à la cour, de sorte que les princes et les rois composaient souvent eux-mêmes des poèmes ou des textes versifiés. La belle écriture joua donc un rôle de premier rang pour véhiculer ces productions littéraires de la cour. La calligraphie rendit ainsi service à la présentation de la culture littéraire et des arts visuels des Safavides. Tout autour de l’Iran, les connaisseurs et les amateurs d’art collectionnaient les œuvres produites dans l’Empire des Safavides. Particulièrement en Inde et en Anatolie, les calligraphes prenaient pour modèles les œuvres produites par les calligraphes iraniens.
* Cet article est une traduction de : Soucek Priscilla, Calligraphie in the Safavid Period 1501-1576, in : John Thomson and Sheila R. Canby, Hunt for Paradise, Court Arts of Safavid Iran 1501-1576, Milan, Skira, 2004, pp. 48-71.
[1] Pour des exemples de l’écriture de Shâh Esmâ’il Ier, voir : Kuhnel Ernst, Islamische Schriftkunst, Graz, Akademischer Druck, 1986, Abb. 53, pp. 43-45, et Sakisian A., La miniature persane du XIIe au XVIIe siècle, Paris, Van Oest, 1929, p. 83.
Pour des exemples de l’écriture de Sultanoum, fils de Shâh Abbas, voir : Topkapi Saray Museum, H 2154, fols, zb ; 8a, Roxburgh David J., Our Works Point to Us, Album Making, Collecting, and Art (1427-1565), unpublished Ph.D. dissertation, 3 vols, University of Pennsylvania, 1996, vol. II, p. 816, vol. III, figs 54-55.
Pour connaître le lien entre l’empereur Shâh Tahmâsb et la calligraphie, voir : Gadi Ahmad, Calligraphers and Peinters, a Treatise by Qadi Ahmad, son of Mir Munshi (circa A. H. 1015/ A. D. 1606), translated from Des Persian by V. Minorsky, Freer Gallery of Art Occasional Papers, vol. 3, n° 2, Washington D. C., 1959, pp. 181-182, 184.
[2] Pour les textes consacrés à la calligraphie, voir : Roxburgh David J., Prefacting the Image : The Writing of Art History in Sixteenth-Century Iran, Studies and Sources in Islamic Art and Architecture : Supplements to Muqarnas, vol. IX, Leiden, Brill, 2001. et voir : Thackston, Wheeler M., Album Prefaces and Other Documents on the History of Calligraphers and Painters, Studies and Sources in Islamic Art and Architecture : Supplements to Muqarnas, vol. X, Leiden, Brill, 2001.
[3] Qaqi Ahmad, op.cit., pp. 101-104, 126-128, 134-136, 138-140, 141-144, 193.
[4] Schimmel Annemarie, Calligraphy and Islamic Culture, New York, New York University Press, 1984, pp. 21-27.
[5] Pour en savoir plus à propos de Yâghout, voir : David James, The Master Scribes : Qur’ans of the 10th to 14th centuries AD, The Nasser D. Khalili Collection of Islamic Art, vol. II, ed. Julian Raby, Nour Foundation, Azimuth Editions, London, Oxford University Press, 1992, pp. 58-59.
[6] Pour en savoir plus, voir : Mahdi Bayâni, (Ahvâl va Athâr-e khoshnevisân) (La vie et l’œuvre des calligraphes), Téhéran, éd. de l’Université de Téhéran, 1966, vol. IV, pp. 499-500.
[7] Eskandar Beyg Monshi, History of Shâh Abbas the Great, Roger M. Savory, Boulder Colorado, Westview Press, 1978, vol. I, pp. 266-268.
[8] Roxburgh, David J., op.cit., pp. 230-240.
[9] James, David, op.cit., pp. 74-75.
[10] Ibid., p. 43.
[11] Qadi Ahmad, op.cit., pp. 88-99
Stern, S. M., Two Ayyubid Decrees from Sinai, in : Documents from Islamic Chanceries, ed. S. M. Stern, Columbia, S. C., University of South Carolina Press, 1965, pp. 9-38.
[12] Ibid., p. 152
[13] Eskandar Beyg Monshi, op.cit., vol. I, p. 269.
[14] Soudâvar, Abolalâ, Art of the Persian Courts : Selections from the Art and History Trust Collection, New York, Rizzoli, 1992, n° 136, pp. 332-338.
[15] Safwat, Nabil F., The Harmony of Letters : Islamic Calligraphy from the Tareq Rajab Museum, Tarq Rajab Museum Kuwait, n. d., Singapore, 1997., pp. 76-77.
[16] Thackston, Wheeler M., The Diwan of Khata’i : Pictures for the Poetry of Shâh Isma’il I, in : Asian Art, vol. I, n° 4, p. 52.
[17] Idem, Album Prefaces and Other Documents on the History of Calligraphers and Painters, p. 10.
[18] Pour en savoir plus, voir : Swietochowski, Marie Lukens, The Historical Background and illustrative Character of the Metropolitan Museum’s Mantiq al-Tayr of 1483, in : Islamic Art in the Metropolitan Museum of Art, ed. R. Ettinghausen, New York, 1972, pp. 39-72.
[19] Thackston, Wheeler J., op.cit., pp. 10, 21, 25, 36.
[20] Soudâvar, Abolalâ, op.cit., n° 58, p. 158.
[21] Roxbourgh, David J., Our Works Point to Us, Album Making, Collecting, and Art (1427-1565), pp. 798-799.
[22] Qadi Ahmad, op.cit., pp. 105-125.
[23] Ibid., pp. 141-142, 144, 147.
[24] Simpson, Marianna Shreve, Sultan Ibrahim Mirza’s Haft Awrang : A Princely Manuscript from Sixteenth century Iran, Freer Gallery of Art, Smithsonian Institution, New Haven, Washington D. C., Yale University Press, 1997, pp. 254-269, 385-406.
[25] Ibid., fig. 158, p. 259.
[26] Lings, Martin, The Quranic Art of Calligraphy and Illumination, World of Islam Festival Trust, Westerham, Kent, Westerham Press, 1976, n° 91, pp. 189-190.
[27] Schimmel, Annemarie, The Calligraphy and Poetry of the Kevorkian Album, in : The Emperor’s Album : Images of Mughal India, New York ; The Metropolitan Museum of Art, Abrams, Inc, 1987, pp. 32-36.
[28] Thackston, Wheeler J., op.cit., p. 25.
[29] Qadi Ahmad, op.cit., p. 155.
[30] Ibid., pp. 138-140
[31] Simpson, Marianna Shreve, op.cit., pp. 284-293.