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Entretien avec Ghobâd Shivâ :
Les valeurs artistiques du graphisme iranien
Entretien réalisé par
Ghobâd Shivâ est né en 1941. Diplômé en 1967 de la Faculté des Beaux-arts de l’Université de Téhéran, il continua ses études à l’Université Pratt à New York. Il fut directeur artistique des éditions Soroush et fonda l’institut privé Shivâ. Il a longtemps enseigné le graphisme à l’Université de Téhéran. Ses œuvres furent présentées au Centre Pompidou à Paris en 1980 et au Musée des affiches aux Pays-Bas en 2005. Il fut récompensé à la biennale de Brno (République Tchèque) en 1980. Ghobâd Shivâ est le deuxième graphiste iranien (après Mortezâ Momayez) à être devenu membre de l’I.G.A. (International Graphics Associate).
Comment définissez-vous le graphisme ?
Je pense que le graphisme est une technique qui n’a pas de valeur artistique en tant que telle mais qui peut produire des œuvres artistiques. Ce que j’ai toujours cherché, ce sont les valeurs artistiques que le graphisme peut susciter. Pour moi, il est important aussi que les marques de la culture iranienne soient reflétées dans l’œuvre.
Pour atteindre cet objectif, j’ai beaucoup travaillé et j’espère avoir réussi à créer des œuvres proprement iraniennes. Partout dans le monde, les pays possédant l’art graphique sont célèbres pour leur style imprégné de l’identité nationale, par exemple le graphisme polonais, japonais ou français. Je pense que mes efforts pour la présentation du graphisme iranien ont presque atteint un résultat, car l’association I.G.A. (International Graphics Associate) qui a été créée en 1951 à Paris et qui se situe actuellement en Suisse, choisit chaque année 12 personnes parmi environ 300 membres internationaux. Elle publie ensuite un recueil indépendant avec leurs œuvres. Cette année, je faisais partie de cette sélection et mes œuvres ont été publiées à un niveau international pour leurs qualités stylistiques.
Qu’est-ce que vous entendez exactement par l’expression de "graphisme iranien" ?
Le graphisme est un métier qui répond aux besoins des gens. Quelqu’un veut un logo pour son produit ou un design pour une boîte de chemise. Un metteur en scène a besoin d’une affiche pour son spectacle. C’est partout pareil. Le graphisme a une dimension médiatique, c’est un moyen de communication. Une affiche de théâtre présente par exemple au public la date, le lieu et les informations liées à la représentation. Dès la fin du spectacle, la fonction informatrice première de l’affiche est périmée. Cependant, il y a des affiches, comme celle promouvant le spectacle "Ambassade", dessinée par Henri Toulouse Lautrec, qui peuvent rester sur les murs même après la fin du spectacle. Ce ne sont plus de simples affiches publicitaires mais elles se transforment en œuvres d’art, que l’on expose dans les musées ou même chez soi si l’on est amateur. Moi-même je l’ai mise dans mon bureau. En d’autres termes, cette affiche a pris de l’importance et une valeur artistique car son auteur est reconnu et parce que son travail présente des qualités autres que simplement nous donner des informations sur un spectacle.
Au XXe siècle, les différentes façons d’informer se sont multipliées jusqu’à un point de saturation. Jusqu’au siècle dernier, les musées et les expositions orientaient les besoins graphiques de la société, mais aujourd’hui, le goût visuel des gens est de plus en plus difficile à satisfaire. En permanence, ceux-ci sont bombardés d’informations par le biais de l’imprimerie, de films, d’internet et de la télévision. Ces medias permettent de construire et de déconstruire la société. C’est pourquoi les graphistes tendent à faire attention à ce qu’ils produisent et essaient de créer une œuvre permanente.
Il faut insister sur les différentes dimensions du graphisme : les gens l’utilisent, mais ce n’est pas par choix comme pour leurs vêtements ou pour les magazines qu’ils lisent. Tout cela englobe leur environnement visuel. Quel pourcentage de personnes va aux musées ou aux galeries pour admirer des œuvres graphiques ? Seulement 2%, mais 100% d’entre elles sont influencées par un graphisme qui a même pénétré leur chambre à coucher. C’est pourquoi certains graphistes donnent plus d’importance à l’aspect artistique du graphisme qu’à son aspect informatif.
Moi-même j’ai essayé de créer selon les valeurs artistiques héritées de l’histoire et de la riche civilisation iraniennes. Nous devons être nous-mêmes.
Donc vous croyez que notre identité historique et nationale doit à la fois imprégner les œuvres et tenir compte du langage visuel actuel ?
Oui, car on voit que les graphismes polonais, japonais, allemand et même indien sont célèbres dans le monde, mais personne ne parle du graphisme iranien.
Voulez-vous dire que ce graphisme n’existe pas encore ?
Si, mais il n’a pas encore trouvé sa vraie place dans le monde.
Pourquoi ?
Si on considère que le graphisme est un art d’information, alors les bas-reliefs de Persépolis en font partie. Les bas-reliefs de Persépolis racontent une aventure et ont un rôle informatif. En d’autres termes, à cette époque-là, le mot "graphisme" n’existait pas, mais ces réalisations historiques s’apparentent au "graphisme" tel qu’il est défini actuellement.
Le potier qui a fabriqué, à l’époque préhistorique, une céramique et l’a peinte, était en train de créer une œuvre graphique. Même les chefs-d’œuvre de miniature iranienne étaient conçus pour raconter un récit.
Selon vous, une œuvre graphique est composée d’un récit ?
Nos miniatures sont différentes des œuvres de Picasso. Notre miniature était plutôt au service des récits, comme ceux de Mowlana ou du Shâhnâmeh. Le site du Gandjnâmeh à Hamedân est situé en montagne. Sur six colonnes, des écritures cunéiformes ont été gravées. Placé à cet endroit, on peut voir le site partout depuis la ville. Il est juste que le Gandjnâmeh soit considéré comme un monument historique, mais c’est aussi une sorte d’affiche qui informait les gens, un peu comme le graphisme fonctionne aujourd’hui. A cette époque-là cependant, le graphisme n’était pas considéré comme une activité de communication, tel qu’il est pratiqué dans les sociétés actuelles.
Si on veut évaluer le mot "graphisme" à partir du moment où il est entré dans notre dictionnaire, quels sont, à votre avis, ses qualités et ses défauts ?
Malheureusement, l’occidentalisation a eu une mauvaise influence sur le graphisme iranien. La technologie graphique, comme les appareils d’imprimerie ou de lithographie, est venue d’Occident et avec elle, la façon de penser occidentale est aussi entrée dans le pays. Nos graphistes doivent faire attention car leurs points de vue ont de l’influence sur le goût des gens.
Je me suis toujours demandé pourquoi notre graphisme n’était pas proche de l’identité iranienne. Selon moi, la relation effrénée avec l’Occident, depuis l’époque qâdjâre, a eu de l’influence sur notre graphisme tandis que pour les Japonais par exemple, ce n’est pas pareil. Bien qu’ils copient le graphisme occidental, ils l’ont orienté et s’en sont servis au gré de leur civilisation. Nous nous sommes trompés en intégrant l’esthétique occidentale avec la technologie alors que les occidentaux nous enviaient notre civilisation et notre culture. J’ai des lettres de graphistes étrangers, dans lesquelles ce sentiment d’envie est évident. Ils me disent que je suis chanceux de pouvoir travailler dans un pays avec une telle histoire. Un autre problème réside dans le fait que quand cet art-technique est devenu académique, c’est le graphisme polonais ou allemand qui a été le plus enseigné dans les universités. Les jeunes graphistes ont surtout appris cela. Les responsables des affaires culturelles de notre pays ne font pas attention à ce problème.
Est-ce que les biennales du graphisme ont aidé à résoudre ce problème ?
Toutes les Biennales du graphisme, de la plus ancienne qui est celle de Brno en République Tchèque, puis celle de Varsovie, etc. exposent surtout des affiches. Parmi les produits graphiques, les affiches donnent plus d’espace aux graphistes pour montrer leur art alors que dans une brochure ou un logo, le terrain est limité.
Le point positif des biennales iraniennes est que les graphistes qui travaillent dans les différentes régions du pays avec leurs propres standards ont, durant l’année, une stimulation pour créer une œuvre, et peut-être gagner un prix.
Dans quelle mesure les biennales ont pu faire connaître la nouvelle génération de graphistes ?
Elles ont une influence considérable. En Iran, deux éléments peuvent expliquer le développement du graphisme. D’abord, les événements liés à la Révolution islamique de 1979, pendant laquelle les graffitis et les affiches étaient au centre de l’action des révolutionnaires. Vous savez, quand nous sommes allés, avant la Révolution, au Ministère de la Culture et de l’Art pour inscrire la première association des graphistes, les employés de ce ministère ne savaient pas du tout ce qu’était le graphisme et ils pensaient que cela avait un rapport avec le trafic ! (car les deux mots ont les mêmes sonorités et le même rythme en persan). C’est seulement après la Révolution que les gens ont connu cette profession.
Ensuite, les Biennales du graphisme, à partir de 1988, ont aussi permis à la société iranienne d’accepter cette profession. Après tout ça, nous, les graphistes, avons fondé l’Association des Designers-Graphistes, dont Momayez, Farhâdi, moi-même et certains autres étions les premiers membres. Après quelques biennales organisées par le Centre des Arts Plastiques du Ministère de la Culture et de l’Orientation islamique, cette association s’est fortifiée. Au moment de la présidence de Khâtami, ce syndicat a organisé, à l’aide des supports financiers du Centre des Arts Plastiques du Ministère de la Culture et de l’Orientation islamique, trois biennales. Pour la biennale de 2008, nous avons décidé, avec l’accord du Centre, de les transformer en biennales internationales.
Quelles ont été la meilleure et la pire des biennales d’après vous ?
La 7ème était la meilleure car les graphistes ont compris quelles œuvres il fallait présenter. Peut-être que la 8ème biennale, avec son caractère international, a connu quelques difficultés. La pire à mon avis fut la première biennale car les graphistes ne savaient pas quoi présenter et les buts de cette biennale n’étaient pas précis. Je crois qu’à ce moment-là, on voulait surtout réunir les graphistes plutôt que de faire attention à la qualité de leurs œuvres artistiques.
Vous avez participé à l’organisation des biennales. Quels furent les buts initiaux des biennales et à votre avis dans quelles mesures furent-ils réalisés ?
Pour la première biennale, Momayez pensait qu’il ne fallait pas donner beaucoup d’importance à la qualité des œuvres. Selon lui, une biennale était plutôt une occasion donnée aux graphistes de mieux connaître ce genre. Il aurait peut-être mieux valu dans ce cas l’appeler dès le début "Exposition collective" plutôt que "biennale".
Quels sont les autres standards des biennales mondiales ?
Une biennale doit favoriser l’expression artistique et promouvoir l’innovation tout en respectant notre identité iranienne. Un comédien peut jouer un soir le rôle d’Hamlet et le lendemain un rôle traditionnel comme le siâh bâzi et ainsi de suite, mais ce n’est pas le cas d’un graphiste. Un graphiste digne de ce nom a non seulement pour mission d’informer les gens, mais aussi de faire vivre nos valeurs artistiques. Si nous voulons bénéficier de la profondeur de notre histoire, nous pourrons voir que nos sources graphiques sont plus riches et plus vastes que celles du pétrole.
L’affiche de la "Fête de l’Art à Shirâz", dessinée en 1967 est la première affiche où le message et l’image ont été réunis. Elle est détenue actuellement par le Musée d’Art Contemporain de Téhéran et par le Centre Georges Pompidou à Paris. Pourquoi ? Parce qu’elle est inspirée de nos racines.
D’après vous, l’organisateur des biennales doit être le Gouvernement ou les syndicats et les associations ?
Puisqu’une biennale a trait à la civilisation visuelle d’une société, le gouvernement ne doit pas être absent, car cela répond à un mouvement national. Toutes les biennales dans le monde entier sont organisées sous le patronage du "Ministère de la Culture" de leur pays. C’est ce ministère qui structure, programme, prépare et précise les objectifs des biennales. Mais en Iran, à cause de l’ignorance ou de l’incompétence des responsables, il n’y a pas assez de diplomatie.
Que faut-il alors faire dans ce cas ?
Il faut que le gouvernement prépare un terrain convenable pour l’artiste ou pour le syndicat, qu’il leur donne la possibilité d’organiser les biennales.
Comment améliorer l’organisation des biennales de Téhéran ?
D’abord il faudrait qu’on adopte un regard national dans le choix des œuvres. Cet aspect n’est pas important en peinture car un peintre n’a pas autant de responsabilités qu’un graphiste. Une peinture, au maximum, est exposée dans une galerie tandis que les gens utilisent les produits graphiques au quotidien. Il faut donc qu’un contrôle culturel existe afin qu’une œuvre moderne occidentale ne soit pas exposée sur les murs du Musée d’Art Contemporain de Téhéran. On doit essayer de créer un graphisme oriental et même iranien. Nous devons parler au monde avec notre propre langage. Un graphiste iranien doit parler au monde en utilisant l’esthétique de son pays, pas l’esthétique polonaise !
Selon vous, toute la force culturelle, artistique, scientifique et nationale du graphisme iranien était-elle présente dans les biennales qui ont eu lieu jusqu’à présent ?
Non, surtout parce que beaucoup de décisions prises ont limité le développement du graphisme. On peut citer par exemple le fait que les affiches publicitaires promouvant des produits étrangers soient omises lors du choix des œuvres à exposer dans les biennales ou le fait qu’il est rappelé aux concurrents des biennales de ne pas envoyer des œuvres issues du graphisme publicitaire ou commercial, alors que cela représente une partie importante des activités d’un graphiste. Mis à part ce problème, je ne crois pas qu’il y ait d’autres difficultés ou d’autres limites.