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Illustrateur, peintre, professeur d’université, metteur en scène et auteurs de plusieurs ouvrages d’art, Mortezâ Momayez (1936-2005) a joué un rôle essentiel dans le développement de l’art graphique en Iran. Admis à la Faculté des Beaux-arts de l’Université de Téhéran en 1956, il a commencé à travailler au studio de design graphique de Mohammad Bahrâmi pendent trois ans. En 1961, il fut employé à la société d’imprimerie et d’édition de Keyhân [1], où il fut invité par le célèbre poète Ahmad Shâmlou pour y travailler en tant qu’illustrateur.
Après avoir obtenu sa licence de la Faculté des Beaux-arts en 1965, Momayez abandonna la peinture et se concentra sur le design graphique, forme d’art qui attira beaucoup d’intérêt en Iran avec l’expansion de la lithographie et de la typographie moderne durant la deuxième moitié de la période qâdjâre. Momayez voyagea la même année en France pour poursuivre sa formation dans le domaine du design intérieur à l’ةcole Supérieure des Arts Décoratifs. A son retour en 1968, il fonda le département de Design graphique à la Faculté des Beaux-arts à l’université de Téhéran. Lorsqu’il devint professeur au sein de ce département, Momayez ne manqua pas de créer des posters, couvertures de livres, logos et emblèmes à l’occasion de nombreux événements culturels. Durant cette période, Momayez coopéra également avec nombre de prestigieuses revues artistiques et littéraires telle que Farhang o zendegi (Culture et vie) publiée à Téhéran par le secrétariat du Haut conseil de culture et d’art.
Momayez se fit connaître à travers les dessins, typographies et posters de film, et plus particulièrement pour ses designs de logos. Selon lui, chaque œuvre constitue une tentative de raffinement, de simplification à l’extrême d’un concept sans qu’elle ne perde ses proportions et sa signification. En effet, la peinture de Momayez se caractérise par la simplification et la modification des formes en lignes expressives et textures rugueuses. Ses vingt-deux illustrations de récits coraniques sont considérées comme ses meilleures réalisations. Il a également consacré une série d’illustrations en noir et blanc aux histoires du Shâhnâmeh qui révèle les affinités de leur créateur avec le réalisme.
Nous reproduisons ici les extraits d’une interview publiée dans le magazine Soureh, première série, numéro trois.
Pour commencer, quel est votre avis sur le graphisme durant les premières années suivant la Révolution islamique ?
D’une manière générale, chaque système ou milieu culturel est chargé de fournir aux individus les moyens nécessaires pour qu’ils puissent poursuivre leurs intérêts. En Iran, les individus doivent eux-mêmes tenter de prendre l’initiative pour trouver les équipements dont ils ont besoin. De nombreux arts se sont développés après la Révolution, comme l’art de la photographie. Même à l’époque de la nationalisation du pétrole, l’ambiance artistique n’était pas à la hauteur de ce qu’elle est aujourd’hui. Je me souviens qu’à cette époque-là, notre société était dépourvue d’artistes et de photographes doués. Les pancartes et affiches politiques de cette époque étaient constituées uniquement des grands portraits des personnalités telles que le docteur Mossadegh et l’Ayatollah Kâshâni.
Après le coup d’état du 19 août 1953, toutes les activités artistiques ont été interrompues. Je me souviens que l’année suivante c’est-à dire en 1954 ; une exposition de dessins a eu lieu au club Mehregân, situé rue Saadi, à côté de la rue Kangah. La loi martiale était proclamée. Lors de l’exposition, le général Voshmgir se présenta et alors qu’il contemplait les œuvres exposées, il fut attiré par les dessins modernes et expressionnistes de Javâd Hamidi. Il pensa alors que ses dessins devaient certainement avoir une signification politique. Il nous demanda alors si ce dessinateur n’était pas par hasard membre du parti Toudeh (parti communiste iranien de l’époque). Tout d’un coup, tous les visages ont blêmi. On lui répondit avec crainte qu’il ne s’intéressait guère à la politique et que ses tableaux étaient inspirés par une nouvelle tradition et genre artistique.
Après la Révolution islamique, plusieurs groupes d’artistes ont commencé à s’engager dans des domaines tels que le graphisme, la photographie, la calligraphie, et la musicologie. L’un de ces groupes influents était rassemblé au sein l’Institut pour la Pensée et l’Art (Hozeh-ye Andisheh va Honar), grâce auquel le graphisme s’est développé en Iran. Leurs activités ont eu une influence importante sur d’autres groupes en suscitant une certaine compétition et diverses activités entre les différents artistes. Nous avons aussi l’exemple du Musée des Arts Contemporains qui est le plus grand centre artistique de notre pays mais qui a été malheureusement abandonné et négligé depuis.
Après la Révolution islamique, un grand intérêt s’est développé pour l’art. Autrement dit, après la Révolution, les artistes ont fait preuve de plus d’érudition et d’assiduité. L’ambiance et l’esprit de la Révolution ont contribué à faire naître une nouvelle vision des choses, et des thèmes et conceptions inexplorées ont insufflé l’élan nécessaire pour que les acteurs du changement se mettent au travail.
Après la Révolution islamique, les dessins traditionnels ont été très en vogue du fait de leur portée éthique et de leur contenu artistique traditionnel. Quel est votre avis sur ce sujet ?
L’une des caractéristiques les plus remarquables des élèves de l’Institut concerne leur intérêt pour l’art traditionnel. Il faut dire que c’est un domaine compliqué. J’ai travaillé 18 ans dans ce domaine et plus le temps passait, plus je constatais à quel point elle était sophistiquée. A cette époque, il n’y avait aucun spécialiste qui puisse nous enseigner les conceptions clés et les règles de bases. A plusieurs reprises, je me suis présenté chez mes anciens professeurs tels que Hâdi Agdasieh qui avait été lui même élève de Kamâl-ol-Molk. J’avais besoin de définitions claires et concrètes pour avoir une vision approfondie de l’art traditionnel. J’ai alors décidé de mener une étude comparative entre leurs travaux pour mieux en discerner les dissemblances. L’une des questions qui me préoccupait alors était la différence entre le tazhib (l’enluminiure) et le tshyr ou celle entre les styles eslimi et gol khatâyi (types d’images et de formes traditionnelles stylisées).
Bien que ces expressions fussent largement employées, personne n’avait une idée claire de leurs définitions et ce qu’elles recouvraient réellement. D’autre part, on n’y trouvait aucune correspondance entre leurs sens sémantiques et leur mode d’emploi dans l’art. Finalement, après avoir codifié certains éléments, j’en ai conclu que le tazhib concernait l’art de l’illustration des manuscrits dont les formes figuratives sont abstraites, et qui crée une distance avec la nature. Il est employé pour des motifs décoratifs et s’adresse à l’imagination. Contrairement au tazhib, le tshyr est proche de la nature et vise à en faire une représentation réaliste.
Pareillement, l’art eslimi est une illustration abstraite et imaginaire, tandis que l’art du khatâyi s’inspire de la nature. Outre les différences techniques, une autre question qui me préoccupait était leur signification. A titre d’exemple, j’avais pensé que les illustrations eslimi, c’est-à-dire des tiges entortillées en pleine floraison, étaient un écho à la conception mystique familière de : « La connaissance de soi est préalable à la connaissance de Dieu ».
Si l’on suppose que le langage des images est universel, à quel point un graphiste est-il libre d’utiliser des éléments traditionnels ?
Tout d’abord il ne faut pas considérer les éléments traditionnels comme des éléments appartenant au passé. L’étymologie d’un grand nombre de mots que nous employons aujourd’hui remonte à mille ans. L’énonciation sous forme imagée est une langue internationale car elle n’est pas liée à un alphabet particulier, ni à une frontière ou à un territoire déterminé. Un visage est un visage en tout lieu, il en va de même pour les yeux ou pour les mains. En même temps, le graphisme existe partout mais n’en reflète pas moins le goût et des tendances nationales. Tous les pays musulmans s’inspirent des mêmes dessins, mais leurs manières d’expression et leur démarche varient d’un pays à l’autre. Les Arabes par exemple utilisent les même motifs que nous, mais d’une manière différente. Les couleurs et formes qu’emploient les habitants de la péninsule arabique sont distinctes de celles des pays du Maghreb. Cette différence est d’autant plus remarquable si l’on compare des pays tels que l’Inde, l’Indonésie, le Maroc et l’Espagne du point de vue des travaux artistiques réalisés à partir des matériaux identiques. En Occident, les travaux des Américains diffèrent de ceux des Européens.
Quel est votre avis au sujet de l’enseignement du graphisme en Iran, et à quel point pensez-vous qu’il a réussi à atteindre ses objectifs ?
Je pense que le graphisme a été présenté et enseigné d’une manière satisfaisante dans les écoles d’art durant ces dernières années. En effet, c’est grâce aux efforts des établissements scolaires que nous sommes aujourd’hui témoins de la place prépondérante qu’occupe cet art notamment dans la communication. Le graphisme n’est pas seulement la création de posters, de logos, d’emblèmes et de couvertures de livres. Il existe partout et comme tous les arts, sa pratique ne se restreint guère au loisir ; comme l’architecture, on pressent sa présence partout. Il reste cependant un long chemin à parcourir pour présenter et enseigner cette nouvelle dimension du graphisme en Iran.
[1] Keyhân (en persan :کیهان) est un des plus vieux journaux en Iran, publié par l’Institut Keyhân.