N° 67, juin 2011

Voyage en Arabie Heureuse


Elodie Bernard


« Allons ! La marche, le fardeau, le désert, l’ennui et la colère. »
Rimbaud

Passer l’été dans un bout du monde pour la première fois n’aurait probablement pas de sens, si quelques images légendaires et romanesques n’y étaient pas accolées, bibliothèques et ciné-clubs aidant à leur persistance. Comme ces images du Yémen des Mille et Une Nuits de Pasolini qui s’enchaînent les unes aux autres, entre mafraj et bazars, entre le rêve et la réalité des péripéties amoureuses du film. Les yeux de l’Europe se braquent alors sur le pays, nous sommes en 1970, révélant ainsi « le plus beau pays du monde », dira le réalisateur italien : « Sanaa est une Venise bâtie sur le sable. » Si les Occidentaux voient un pays où mythes, légendes et réalité cohabitent, les Arabes le considèrent comme le lieu originel d’une grande partie de la population arabe du monde actuel. De là, un puissant imaginaire s’enracine et l’Arabie heureuse devient insensiblement le théâtre d’une grande effusion littéraire. Dès qu’il est question d’Aden, du Yémen ou du Hedjâz, on pense à Rimbaud, Nizan ou Malraux en Occident et à Ibn ’Arabi en Orient… Tous ces auteurs sont venus brûler un peu de leur vie en s’aventurant sur les hautes terres, à la recherche des trésors de la mer Rouge ou à la conquête du royaume légendaire de la reine de Saba. Mais à peine une voix se fait entendre à la radio, une image apparaît à la télévision, que rapidement, l’actualité débordante du Yémen reprend le dessus sur l’imaginaire constitué au fil des siècles et submerge l’ancien royaume. Pourtant, plus les années, les siècles passent, et plus le processus littéraire attaché à ce lieu s’enracine par un curieux assemblage obéissant aussi bien aux inclinations intimes du poète et de l’écrivain qu’aux injonctions de l’époque et de la société. Les premiers voyageurs ont servi de guide aux générations suivantes qui elles-mêmes le seront à leur tour, tout en marquant à chaque fois de leur encre, l’époque dont ils furent les témoins.

Maison Rimbaud à Aden
Photos : Elodie Bernard

Ô Reine de Saba…

Des hommes, jumbiah à la ceinture, habillés comme dans le Shâhnâmeh, le regard de plomb mais le sourire aux lèvres : « Welcome to Yemen ! » Première vision de Sana’a. Soupault déclarait sur Jeddah, en Arabie Saoudite, qu’il n’y avait aucune femme musulmane dans les rues, contrairement au million approximatif de mouches. Si les femmes sont parfois rares dans les rues de Sana’a, c’est parce qu’elles filent, sous leur niqâb ou sous leur abaya, entre les échoppes des vendeurs d’étoles pour s’échapper dans les hautes maisons à l’architecture ancrée dans le temps. Guidé par l’ombre de ces femmes, en ces fines ruelles, on prend son temps, on étire le pas et le chemin se défait. L’heure est à la paresse, à cinq heures et demie de l’après-midi en été, à Sana’a.

Il y a un côté chevaleresque dans la culture yéménite, souffle-t-on à Sana’a. Culture nomade ou lointaine connexion avec la reine de Saba dont le royaume s’étendait de part et d’autre de la mer Rouge, au premier millénaire avant notre ère ? Dans tous les cas, au mythe entourant celle-ci est intimement lié celui de l’Arabie heureuse. La figure féminine de Saba berce autant de passages de la Bible que de pages du Coran. Dans l’Ancien Testament, treize versets du chapitre 10 du Premier livre des Rois renferment le texte de référence biblique à la Reine et relatent l’épisode de son voyage à Jérusalem qu’elle aurait fait dans le but de rencontrer le roi Salomon. Le Coran consacre à la reine de Saba, nommée Balkis dans la tradition arabe, la sourate de la Fourmi (sourate XXVII, versets 15 à 45) qui évoque sa confrontation avec le roi Salomon. Ayant appris l’existence de son royaume, celui-ci menace de l’envahir. La sourate XXVII, versets 20 et suivants, introduit la huppe dans un rôle de messager entre Salomon et la reine de Saba. Au XIIIe siècle, dans Le langage des oiseaux de Farîd-Ud-Dîn’ Attâr retient la huppe en tant que symbole de l’acuité intellectuelle ou guide spirituel : cet oiseau découvre les trésors et révèle les embûches. S’insèrent ainsi, au gré du temps, des légendes liées aux personnages de Saba et de Salomon : Djalâl al-Din Roumi, Ibn ’Arabi ou encore Gérard de Nerval… Dans l’œuvre d’Ibn ’Arabi, la reine de Saba symbolise l’infini féminin. Elle apparaît comme un personnage total. Il disait d’elle qu’elle était le fruit du « savoir et de la sagesse. » Elle fut une projection de Salomon au féminin, une identité extraordinaire et saisissante ; elle devint également la figure symbolique de Fatima, une quête mystique vers l’Orient pour Gérard de Nerval :

« Où vais-je ? Où peut-on souhaiter d’aller en hiver ? Je vais au-devant du printemps, je vais au-devant du soleil… Il flamboie à mes yeux dans les brumes colorées de l’Orient. »

Voyage en Orient, Gérard de Nerval

Une quête guidée par le soleil et des femmes qui scandent les étapes de son initiation. Pour Nerval, ce voyage entrepris vers l’Orient se fait dans « un va-et-vient perpétuel entre le moi, les idées fixes de la mort, d’un âge d’or perdu, de l’insignifiance, au sens fort, du vécu, et le désir de s’oublier en plongeant dans la vie réelle, dans la vie des autres : les fêtes, les cafés, les promenades, les bains, les cris, les chants, les poèmes, l’arrivée de la caravane de La Mekke, la visite à la Cité des morts… » [1] Les mythes et les légendes témoignent de cet Age d’Or vers lequel tend la quête du poète mais que la réalité ne pourra satisfaire car « le berceau des peuples n’est plus maintenant qu’une source desséchée ». Le voyageur se réfugie ainsi dans les figures mythiques au premier rang desquelles se place Balkis, reine de Saba : « L’impossibilité d’atteindre aux être réels me jeta dans le pays des chimères ». Bien que Gérard de Nerval ne franchisse pas sa frontière, le Yémen reste présent par cette figure emblématique de la reine. Elle est Aurélia et Isis, dans l’univers nervalien, mère, sœur et épouse. Elle est passé et présent. Elle est un fragment de l’univers auquel le poète est détaché et l’univers lui-même. Elle est la synthèse souveraine de sa quête de l’unité perdue.

« Ô pieds voyageurs, retrouverai-je vos empreintes dans le sable ou sur la pierre ? »

Mon frère Arthur, Isabelle Rimbaud

Entrepôt où a travaillé Rimbaud à Aden en tant que négociant

Aux premières images nées avec les récits de voyage d’Ibn Battuta qui traversa le Yémen entre 1329 et 1331, de Jean de la Roque en 1715, de Carsten Niebuhr en 1762, où se manifeste une Arabie heureuse, lieu de passage et de transit grâce aux commerces de l’encens et de café, face à la corne de l’Afrique et tournée vers l’Asie, avec l’image du Bédouin épris de liberté, a succédé la mode orientaliste du XIXe siècle des voyages en Orient d’un Lamartine, d’un Dumas [2] ou d’un Nerval où cet espace s’est constitué en image mythique et idéalisée, où l’ailleurs était bien souvent érigé en contre-modèle d’une civilisation européenne dépourvue d’authenticité.

Une silhouette devinée, presque effacée, en veste sombre et pantalon blanc : Rimbaud s’échappe en Arabie heureuse. Il est à Aden entre 1880 et 1891. On le perd. Une simple allusion à ce qu’il est venu y faire : du commerce, « mais il ne dit pas quel genre, probablement pour du café, de la gomme et des peaux » (Ilg – lettre du 31 mai 1888). Pour Alain Borer [3], l’habitué des fugues est venu faire, à Harar, sa fugue la plus achevée.

« Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu »

Une Saison en enfer, Rimbaud.

Pour celui qui ne trouvait aucune demeure nulle part, pour celui qui disait et répétait dans ses lettres : « il y a une chose qui m’est impossible, c’est la vie sédentaire », l’Arabie heureuse est une terre d’aventure radicale. « Celui qui se donne à l’écrire, écrit Roland Barthes, se sent séparé du monde ». Peut-être réside-t-il entre les caravanes de fusils de l’Hadramaout et les ballots de café de Moka, un exil bienveillant, un refuge à part entière pour tous ceux qui écrivent ?

« En marche !

Ah ! Les poumons brûlent, les temps grondent ! La nuit roule dans mes yeux, par ce soleil ! Le cœur… les membres… »

Une Saison en enfer, Rimbaud

Du désenchantement à l’exaltation de l’aventure

L’image de l’Arabie heureuse ne cesse d’évoluer et avec les voyages de l’époque coloniale et postcoloniale une autre facette se dégage. A ce titre, Aden Arabie de Paul Nizan (1931) en est le parfait exemple. C’est une crise de civilisation qui est alors évoquée.

« Les habitants d’Aden comme ceux de Londres et de Paris – ce sont d’ailleurs les mêmes plantes dans une serre où la température leur permet de grossir – paraissent, s’arrêtent, marchent, pleurent, disparaissent, sont éclipsés sans rime et sans raison. »

Aden Arabie, Nizan

S’opère ainsi un glissement de l’image mythique de l’Arabie heureuse à celle d’une réalité décevante. Aden, pur lieu de passage vers l’Extrême Orient ? Aden comme un néant ? Pas forcément. Le temps passe, les injonctions des sociétés évoluent. [4]

« Vous avez carte blanche pour le sujet, le temps, la dépense. Mais il nous faut une enquête qui arrache le lecteur à la routine, aux soucis de chaque jour. Il nous faut une aventure étonnante. »

Les jours de l’aventure, « Les chasseurs d’esclaves », Joseph Kessel

Maison Rimbaud à Aden
Photos : Elodie Bernard

Nous sommes en 1929. L’administrateur du Matin envoie Joseph Kessel à l’aventure. Le journaliste se rappelle « des récits qui [lui] avaient été faits là-bas sur le commerce de la chair humaine, et ses itinéraires ». Il s’échappe sur les bords de la mer Rouge pour trouver au seuil de cette aventure, un homme encore inconnu à l’époque, Henri de Monfreid, le pirate. Le désabusement de Nizan fait désormais place à l’entreprise humaine et scientifique. Joseph Kessel, Romain Gary avec Les trésors de la mer rouge mais aussi André Malraux. En 1934, le jeune lauréat du prix Goncourt assouvissait sa soif d’aventures en tentant de découvrir ce que nul Européen n’avait contemplé depuis deux mille ans : une cité appartenant à la légende et à l’histoire. Malraux l’affirmera plus tard : « L’aventure géographique exerçait alors une fascination qu’elle a perdue… » [5] Il ajoute « Ces terres légendaires appellent les farfelus ». Réminiscences de Rimbaud ou de Lawrence d’Arabie ? Très fort probable. Renoncer à la littérature pour répondre à l’appel du destin.

Notes

[1André Miquel, préface à Voyage en Orient de Gérard de Nerval, Folio classique, Gallimard.

[2Alexandre Dumas, Voyage en Arabie heureuse, 1860.

[3Alain Borer, Rimbaud en Abyssinie.

[4Cf. Bernard Franco, « De l’Arabie heureuse au bonheur en Arabie », Revue de littérature comparée, n°333, 2010.

[5André Malraux, Le Miroir des limbes, I. Antimémoires. Gallimard, 1976, Paris.


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