N° 67, juin 2011

Khorramshahr, ville pérenne


Esfandiar Esfandi


Photo prise lors de la libération de Khorramshahr

Leningrad, arrêt sur image. Une vieille histoire pour ceux qui n’aiment pas les vieux. 872 jours de siège et des images bien mouvantes, sur pellicules, pour qui a tristement vibré à la vue du film « grand public » de Jean Jacques Annaud. On y voit des Russes, tous plus ou moins soviétiques résister face aux émules nationales-socialistes (et pareillement conquérantes) de Bismarck. Le film est bon et gentiment, il se déroule et déroule des scènes de feu et de poussière loin de nos visages de spectateur. Fiction bien ficelée et distance temporelle, géographique et culturelle font de ce film… un film. Pour ceux du moins dont les racines généalogiques peinent à remonter jusqu’à l’âge héroïque de la résistance rouge, en un temps où Volgograd n’avait pas encore honte de son nom. Au nord de la Caspienne en revanche, on s’en souvient, avec ou sans films, de l’avancée Allemande, de la sanglante occupation, de la résistance enfin (et surtout), bien au-delà des salles obscures. 872 jours de pied-de-nez à l’armée la plus puissante et la mieux organisée de la première moitié du XXe siècle ; 872 jours de souffrance, mais aussi de conviction et de courage à revendre. De cette guerre-là, nous pouvons bien parler, nous autres habitants du sud de la Caspienne, et même la revivre via l’écran plasma, quand l’envie nous prend d’entendre le bruit sourd des balles qui fusent. Les jackets vides des belligérantes cartouches caucasiennes continuent de baigner « dans le sang chaud des morts ». L’affaire est entendue. La nôtre nous conduit, encore et pour toujours, en-deçà de nos frontières, sur les rives d’une autre mer, à la rencontre d’une autre histoire, honneur et misère de la guerre. De Stalingrad à Volgograd, de Khouninshahr à Khorramshahr, un rendez-vous des braves, différemment vécu et décliné, perçu et récité.

Nos drames nous regardent, et toutes nos fiertés, du moins en premier lieu. L’histoire de l’autre est affaire d’altruisme… et de littérature. Au jour tristement béni de la défaite ou de la victoire annoncée, c’est vers les nôtres que nos regards se tournent. Au sud de la Caspienne, c’est vers les rives d’une autre mer, d’une autre rivière que nos yeux sont rivés, vers la bien nommée « ville rouge » de l’ancien temps, celle à laquelle la tribu des Bani Kaab donnèrent naissance en 1812 et qui devint l’iranienne Khorramshahr. Quatre fois paraît-il, la cité fut chargée en ce XXe siècle de prolifération guerrière. Les Turcs d’Ali Rezâ Pacha tout d’abord, les Turcs encore avec les Osmanlis, plus près de nous les sujets de sa gracieuse Majesté, et pour finir, les plus proches voisins de la ville qui sont aujourd’hui nos amis. A l’heure donnée des très institutionnelles célébrations du souvenir, chaque année, on revient vers nos morts, depuis longtemps partis. En une décennie, petits et grands, femmes et enfants sont morts, ensembles et pour l’éternité, quelque part en Iran, tout près des rives d’Arvand et de Kâroun. Réunis par la majuscule du mot Martyr, ils traversent en ce moment le temps, pour toujours et à jamais.

Le 26 octobre 1980, nos amis d’aujourd’hui, les très fiers Irakiens du très fier régime baasiste de Saddam Hussein occupèrent la ville de Khorramshahr. En 1982, l’opération Beyt-ol-Moghaddas annonce le début de la reconquête iranienne de la ville. Entre le 24 avril et le 22 mai, la région devient un vaste espace d’opération, et donne lieu après une contre-attaque en quatre phases, à la libération de Khorramshahr, de Hoveyzeh, de Kheybar, de Hosseynieh et de la route Ahvâz-Khorramshahr. C’est une épopée aujourd’hui célèbre et célébrée. Pendant sa marche triomphale au cœur de la cité libérée, l’armée iranienne est loin de savoir que la guerre est loin d’être bouclée. 19 000 Irakiens sont faits prisonniers de guerre, d’autres sont allés grossir les rangs des « martyrs » irakiens. 7000 combattants iraniens montent au ciel en ce jour. Khorramshahr, Abâdân et Ahvâz sont dévastées, mais l’honneur est sauf. Voilà comment se referma un autre des épisodes illustrant la fameuse théorie polémologique de la « violence orientée » en direction de l’extérieur de la communauté. Les Irakiens, nos amis d’aujourd’hui, étaient-ils en ce temps, ces hommes comme bien d’autres, éduqués dans la croyance que la guerre est une démarche anoblissant ? La guerre de l’Irak contre l’Iran imposée par la folie d’un seul mérite-elle le titre peu glorieux de simple « continuation du politique » (Clauswitz) ? Assurément non. D’où l’insistance sur l’idée de « la folie d’un seul ». Le fait est que « la configuration ami-ennemi » produite par la guerre et si pertinemment développée par feu Carl Schmitt dans son bel ouvrage, La Notion de politique, est à ce point prégnante et effective qu’elle fait oublier l’origine même des conflits. Insurrectionnelles ou interétatiques, les guerres sont des creusets d’héroïsme et produisent autant de séquelles. Khorramshahr, la très verte, devait payer (petite leçon d’histoire) le prix des accords d’Algérie signés par le Shâh en 1975 et qui enlevait définitivement le Chatt-al-Arab des mains de Saddam et de nos amis d’aujourd’hui. La prise de la région et de la rivière adjacentes aura rendu caduque le désir de compensation d’un seul. Il reste le souvenir des drames individuels, du retour progressif des réfugiés qui n’avaient que faire des névroses du Raïs. Il reste aussi le souvenir des braves qui survolent des deux côtés de la frontière les équations de guerre. Il reste surtout, avec Khorramshahr une autre leçon de résistance pour l’histoire, ce livre désincarné. Mais quelle leçon pour l’humanité ?


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