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Cher compatriote !
Vous qui êtes pressé
Ne perdez pas votre temps précieux
A dormir.
Moi
Avec une quarantaine d’années d’expérience
En Iran et aux Etats-Unis
Je rêverai à votre place.
Né en 1951 à Yazd, Abbâs Saffâri est une figure importante de la poésie persane actuelle, vivant depuis longtemps aux Etats-Unis, où il mène une vie de poète. Avec cette particularité qu’il ne cherche pas, dans son œuvre, comme chez la plupart de nos poètes résidant en dehors du pays, à épancher ses douleurs ou sa solitude. Sa poésie est en effet marquée par l’altruisme et l’effort du poète à introduire des voix différentes dans son texte. D’où l’usage de divers registres langagiers : du recherché au vulgaire. Le chagrin de la solitude en pays étranger est à ce même titre dilué dans le sentiment d’union avec les objets quotidiens entourant le poète. La poésie de Saffâri est particulièrement marquée par le temps et l’espace de l’Amérique. Une Amérique pourtant iranisée qui réussit pleinement à amener son lecteur persan à s’identifier aux expériences du poète. Son texte, aux prises directes avec le réel, puise sa nourriture dans le quotidien, lequel est décrit dans un langage simple, délivré de l’emprise de la forme. Ce que l’auteur cherche par delà tout, dans son texte, est l’union de l’émotion et de la pensée. Nous pouvons à ce titre parler d’une « simplification lyrique » pour qualifier la poésie de Saffâri. Cette dernière ne manque pas pour autant de conserver son caractère poétique et mystérieux. Elle génère même parfois du vertige chez son lecteur dont le monde et les habitudes sont mises en question, dans un langage marqué par l’ironie. Celle-ci est un autre élément marquant de l’écriture du poète. Saffâri recourt en effet à ce procédé pour remettre en cause, à travers les sujets les plus ordinaires, nos certitudes, et questionner nos habitudes.
Avec juste un coup de fil
Vous pouvez commander
La danse de votre bien-aimée
Dans votre bulle favorite
En couleur ou noir et blanc
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Pour des rêves commandés
En pleine journée.
Allez-y !
Je suis assis près du téléphone
Avec, à la main,
Un verre d’eau
Et mes somnifères.
***
La rue et la pluie
Dans cette ville portuaire
La pluie
Est un passager solitaire
Qui décore la vue
A son gré :
Des voitures, il réduit la vitesse
Qu’il ajoute à celle des passagers
Du côté de la rue, il enlève
La queue pour le bus
Qu’il pousse à l’ombre du mur.
Des journaux il fait un parapluie
Et avant de se jeter à la mer
Au bout de la rue
Il remplit de clients trempés
Les restaurants du port
Au moment le plus calme du jour.
J’aime
Et les pluies imprévisibles
Et la course des enfants
Et les chemins de fer à l’assaut des pigeons
Et la brisure du sommeil
A quai des paquebots fainéants
Et l’indifférence des chats
Au coin le plus chaud de la fenêtre
Et l’adhérence des vêtements mouillés
Et les reliefs sculptés de jeunes muscles
Et le retour des couleurs cachées
Aux visages
Aux feuilles
Aux pierres
Aux briques…
Sous la pluie
Personne ne joue
Même l’acteur le plus vaniteux
Le sait
Qu’un public surpris
N’est jamais
Bon spectateur.
Tiré du recueil L’ancien appareil photo.
***
L’odeur de l’orange
Elles sont toutes
Sans odeur ni saveur
Les oranges que j’épluche.
Mais
A table pour le déjeuner
Ou lorsque je suis absorbé
Dans un feuilleton ancien
Chaque fois que tes doigts bien taillés
Enlèvent de l’orange la peau
Toute la maison est embaumée
De l’odeur de l’orange
Et se colore d’orange la chanson
Que je fredonne sous la douche.
Tiré du recueil Rire dans la neige.
***
Je ne suis pas la mer
Vous vous trompez
Je ne suis pas la mer
Ni polaire
Ni des Tropiques
Ni rien d’autre.
Si vous faites attention
Aux prises de vue de mes photos
Vous saisirez bien
Qu’elles ne peuvent en rien être la mer.
Oui
Les photos dénudées de ce ciel
Moi, je les ai prises
Le profil en sueur de la lune
C’est encore moi.
J’ai aussi d’autres photos
Comme cette vénus mutilée
Qui orne avec ses lunettes de soleil
Une vitrine de nuit
Et qui n’a rien à voir avec la mer.
Car il ne serait pas possible
Qu’un homme soit un temps la mer
Et ne s’en souvienne.
Même si j’étais un épouvantail
Je porterai du corbeau la noirceur
Dans la tombe.
Vous ne me croyez pas ?
Regardez mes mains
Qui n’ont ni flux ni reflux
Ou la carte colorée du monde
Que vous avez pendue
Sur le mur derrière vous.
Si vous avez trouvé là
De moi la moindre trace
Je me déshabillerai
Et
Deviendrai la mer.
Tiré du recueil L’ancien appareil photo.
***
Au kiosque à journaux
Rien ni personne
Ne te soutiennent
Sauf cette prière
Dont tu ne fais d’ailleurs aucun cas.
A chaque station
Se réduit le nombre des passagers
Et tes compagnons de voyage
Sont enlevés
Un par un
Par des asiles de B-complexe
Des fêtes ennuyeuses
Des funérailles
Et des fauteuils roulants.
Le miroir te fait la grimace
Et se moquent de toi
Les rues et ruelles familières.
Cette ombre insistante
Qui, durant des années,
T’a déloyalement talonné
Grattera une allumette
Pour ta dernière cigarette
Tout près du kiosque à journaux.
Tel le récepteur d’un téléphone
Qui tombe sur l’écran du cinéma
A cause d’une horrible nouvelle
La cigarette tombe de ta main
Et s’éteint dans la petite pluie
Qui tombe sur le trottoir.
Tiré du recueil L’allumette trempée.
***
Note sur la porte du réfrigérateur
Je ne sais pas
Qu’ai-je fais encore
Pour être condamné
A cette gracieuse bouderie
Crois-moi !
Dans le sommeil
Je n’ai pas le contrôle
De mes mains.
Tiré du recueil Rire dans la neige.
***
L’amour en attente
L’automne
Est la saison
Des amours infinis.
Il suffit
D’une fenêtre
Et d’une imagination
Plus libre que le carrousel se trouvant,
Peu importe où,
Sous la pluie.
Imagine
La salle d’attente de ce même dentiste
Sous le regard renfrogné de cette même secrétaire
Qui use les chaises et les revues.
Au dehors
Il fait entre 20 à 30 degrés
La rue
Est trempée dans la lumière d’or du matin
Et le passager
Est une femme svelte
Qu’on dirait arrachée tout neuf
D’un tableau de miniature.
Rien d’autre n’est nécessaire
Tu peux maintenant
Follement aimer
Et la femme
Et la rue
Et la vie
Tu peux même de tout cœur
Tomber amoureux
De dix minutes à l’éternité
Cela dépend
Du regard
Dont tu viens d’encadrer la rue
Et de la rue au coin de laquelle
Disparaîtra cette femme solitaire.
Tiré du recueil L’ancien appareil photo