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Du 8 février au 15 mai 2011, le Musée du quai Branly a présenté un ensemble exceptionnel de 175 costumes et accessoires traditionnels féminins du Proche-Orient, mis en scène par le créateur de mode et designer français Christian Lacroix [1]. Hana Chidiac, responsable de l’unité patrimoniale Afrique du Nord et Proche-Orient de ce musée, est la commissaire de cette exposition, intitulée L’Orient des Femmes vu par Christian Lacroix. Comme elle l’explique elle-même, elle a voulu, « par la présentation de cet art vestimentaire peu connu - celui des villageoises et des Bédouines de Syrie, de Jordanie, de Palestine et du désert du Sinaï, région du Croissant fertile qui, jusqu’à 1920, ne connaissait aucune frontière - rendre hommage à celles qui, durant des siècles, ont cherché à créer des modes, pour s’embellir, pour exister au sein de leur société ; à celles qui ont, par leurs mains et leurs gestes, par leurs goûts et leurs talents, donné à des étoffes et des fils de soie ou de coton une part d’elles-mêmes en composant chaque pièce comme une œuvre d’art. Depuis une trentaine d’années, l’image des femmes orientales vêtues de noir tend à dominer. Ce costume est en train d’envahir les rues du monde arabe et en Afrique, dans des régions où le noir n’était jamais porté par les femmes, et surtout pas dans les zones rurales. Les paysannes et les Bédouines ont depuis fort longtemps brodé et orné leurs habits de couleurs variées. Leurs voiles de visages, véritables parures, étaient également colorés et agrémentés de piécettes ».
Le plus récent des musées parisiens, inauguré en 2006, est dédié aux arts non européens. Ses collections, riches de 300 000 objets venus d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques, proviennent en grande partie du Musée de l’Homme et du Musée de la France d’outremer. Son architecture remarquable est due au français Jean Nouvel, également maître d’œuvre de l’Institut du monde arabe, autre phare de la muséologie parisienne contemporaine.
Monté sur pilotis, le Musée du Quai Branly s’étend le long de la Seine, à peu de distance de la Tour Eiffel. Vaste espace sans cloison, partagé en grandes zones géographiques, le plateau de ses collections présente environ 3500 œuvres puisées dans ses réserves et régulièrement renouvelées. Expositions temporaires, spectacles, rencontres, ateliers, activités culturelles, attirent un très nombreux public, tandis qu’étudiants et chercheurs peuvent profiter des ouvrages de la médiathèque, pôle d’excellence en ethnologie et de la muséothèque, où les visiteurs professionnels peuvent accéder aux pièces des collections conservées en réserve. Par ailleurs, un peu plus d’une centaine d’œuvres appartenant aux collections du Musée du quai Branly sont exposées au Pavillon des Sessions du Musée du Louvre, inauguré en 2000, marquant ainsi la place enfin reconnue aux civilisations d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques, représentant les trois quarts de l’humanité et six mille ans de l’histoire du monde.
L’histoire du costume féminin au Proche-Orient nous est contée tout au long du parcours de l’exposition par la commissaire Hana Chidiac qui, elle-même originaire du Liban, connaît bien les traditions de cette région.
Le visiteur, foulant une moquette rouge décorée d’impressions de broderies, pénètre dans un environnement feutré où robes de fêtes, manteaux, vestes courtes, et voiles richement brodés de couleurs vives, émergent de la pénombre environnante. L’univers d’enchantement ainsi voulu par Christian Lacroix durera tout le long du parcours, organisé en quatre zones géographiques allant du nord de la Syrie, au désert du Sinaï, où sont présentées des parures datées du début du XXe siècle qui constituaient le trousseau de la mariée. La dernière partie de l’exposition est consacrée aux robes blanches de Syrie et de Palestine, innovation du XXe siècle.
L’exposition débute par l’émouvant vestige d’une robe de fillette du XIIIe siècle, prêtée par le Musée national de Beyrouth. Elle fait partie d’un ensemble retrouvé dans une grotte du nord Liban en 1991, composé des corps de cinq femmes et de trois fillettes, conservés par momification naturelle. Le matériel archéologique qui l’accompagnait permet de penser que ces femmes et fillettes furent ensevelies en 1283, après une attaque des Mamelouks.
Cette robe constitue un témoin exceptionnel des très rares textiles de cette époque retrouvés entiers dans cette région. Elle montre l’unité et la permanence des techniques et des coupes des costumes traditionnels du Proche-Orient. En particulier, les broderies au point de croix présentes sur le plastron de cette tunique rappellent les costumes que porteront plus tard les Bédouines et les paysannes. Descendant jusqu’aux pieds, la robe est légèrement élargie par des panneaux en biais. Le plastron et les manches de la robe sont brodés de fils de soie.
Cette coupe en T, évasée vers le bas constitue le modèle de base, venu de Perse. Caractéristique des vêtements féminins du Proche-Orient depuis l’époque abbasside (750-1258) jusqu’à nos jours, nous la retrouverons tout au long de l’exposition. Elle s’appuie sur la largeur du lé de tissu, découpé en son centre pour le passage de la tête et l’encolure, prolongée d’une fente verticale. Les manches sont disposées perpendiculairement.
L’histoire de la Syrie est plusieurs fois millénaire. Les civilisations qui se sont épanouies sur ses terres y ont laissé leur empreinte, notamment dans l’art vestimentaire. L’usage du pantalon ample, le saroual, et du manteau long, le caftan, remonte à l’époque perse.
Les costumes des paysannes sont d’une infinie diversité. Dans le nord et à l’est du pays, robes et manteaux sont cousus dans des étoffes noires ou bleu nuit. Ils sont agrémentés de broderies aux couleurs vives, parfois violentes, toujours contrastées. Toutefois, le rouge reste la couleur de prédilection des femmes. On lui attribue la capacité de les rendre fécondes, de protéger et d’enrichir celles qui le portent.
Dans les environs de Hama et de Damas, les femmes des villages s’enveloppent dans des étoffes pointillistes de couleur ocre et sienne, colorées au jus d’écorce de grenade. Les manches de ces robes, très collantes jusqu’aux poignets, s’achèvent en longues pointes que l’on enroule autour des bras.
Cette richesse, cet éclat des costumes paysans atteint son plus haut point dans la Ghouta de Damas où chaque village a son costume, différent de forme et de couleur. Cet éclat s’éteint vers le plateau du Hauran où les femmes sont vêtues de longues robes bleues, parfois noires, tombant droit jusqu’aux pieds.
En Jordanie, les vêtements féminins se caractérisent par leur diversité et leur originalité. Chaque région a élaboré un costume qui possède ses propres particularités.
Dans le nord jordanien, les femmes portent de longues robes de satin noir ornées de broderies raffinées aux couleurs chatoyantes, mélangeant les points de trait et les points passé plat. Sur leur tête, les femmes mariées portent leur dot, composée d’une parure en argent prolongée dans le dos par une traîne très élégante.
Lorsqu’on s’approche des cités historiques d’As-Salt et de Kérak, nichées dans les replis du plateau transjordanien, la silhouette féminine se transforme. A la fin du XIXe siècle et jusqu’au début du XXe, les Bédouines et les paysannes jordaniennes portaient de gigantesques robes nommées khalaqa dont certaines atteignaient plus de trois mètres de haut. La raison du développement d’un tel vêtement reste inconnue.
L’une d’elle, provenant d’As-Salt, est exposée, faisant s’esclaffer les visiteurs : quelle géante peut porter une telle robe ? La réponse est fournie par une courte vidéo montrant une jeune femme qui, se couvrant de cette robe, en explique le mode d’emploi : la robe est portée retroussée à l’aide d’une ceinture de laine, conférant à la jupe plusieurs épaisseurs qui peuvent servir à la fois de jupon et de réceptacle pour les objets. L’une des deux manches, très longue, est gracieusement ramenée sur la tête en guise de voile et fixée à l’aide d’un bandeau. Les femmes s’en servent également comme « porte-bébés ». L’indigo, couleur phare du monde arabe et l’un des plus anciens colorants connus, se déploie dans le bas du vêtement et sur les manches. Il est censé protéger la femme du mauvais œil. Les villageoises de la région de Jéricho portent des robes similaires nommées thob ‘obb, ce qui signifie robe retroussée. Plus au sud, dans la ville de Ma’an, les femmes se parent de somptueuses robes taillées dans de vives étoffes de soie. Leur tête est ceinte d’un bandeau couvert de pièces d’argent cousues très serrées.
Avant le partage de la Palestine en 1948, la population était essentiellement rurale et vivait dans des villages répartis le long de la côte méditerranéenne, à l’ouest, ou s’étageant sur les collines, au nord et à l’est. Dans ces villages, des générations de femmes ont brodé robes, voiles, coiffes, coussins, étuis à fards et autres objets qui composaient leurs trousseaux. Cet art du fil se transmettait d’une génération à l’autre. Dès que les doigts d’une fillette pouvaient tenir une aiguille, sa mère l’initiait à la broderie. La qualité d’une robe brodée était aussi valorisante pour une fiancée que sa beauté.
Les toiles les plus employées pour la confection des costumes étaient le lin et le coton tissés localement. Les villes côtières de la région de Gaza – qui aurait donné son nom à cette étoffe légère et transparente, la gaze – étaient les centres de tissage les plus importants. Des tissus de soie, satin et brocart, étaient également importés de Syrie et du Liban.
Chaque village a vu fleurir ses modes vestimentaires, d’une richesse et d’une diversité exceptionnelles. Certains des villages, comme Ramallah ou Beit Dajan, se sont imposés comme des centres stylistiques, Bethléem en tête.
Robes brodées et parures de tête de cette partie du Proche-Orient manquaient dans les collections du musée du Quai Branly. Une partie des pièces exposées proviennent de la collection de Widad Kamel Kawar, historienne jordanienne vivant à Amman, qui a réuni pendant quarante ans les plus belles pièces de Jordanie et de Palestine pour, dit-elle, « protéger la culture partout dispersée et condamnée à l’oubli ».
Grand plateau caillouteux surplombé par quelques massifs déchiquetés, le désert du Sinaï se déploie entre Méditerranée et Mer rouge. Il est bordé à l’est par le désert du Néguev. Ces terres arides constituent le royaume des Bédouins, nomades arrivés de la péninsule arabique dès le VIIe siècle par vagues successives. A la fin du XIXe siècle, les Bédouines sont vêtues d’une large tunique bleue nantie de longues manches. Ni broderie, ni galon, ni croquet ne viennent égayer la sobriété de cette tenue. Ce n’est qu’au début du XXe siècle que les femmes bédouines, s’inspirant des somptueux costumes de leurs voisines palestiniennes, commencent à agrémenter leurs robes de riches broderies, rompant ainsi avec la monotonie de leur vie et les tonalités ocre et brunes des sables du désert. Elles les dotent de manches taillées en forme d’ailes d’oiseaux qui descendent jusqu’au sol.
Une vitrine, consacrée aux parures des femmes mariées du désert du Sinaï et du Néguev, complète la présentation de ces costumes. Tout comme les Bédouines d’Arabie, ces femmes se voilent le visage, à l’exception des yeux, d’une parure agrémentée de pièces d’or et d’argent, perles d’ambre, de cornaline ou d’agate, coquillages marins, autant d’éléments transmis de mères en filles depuis des générations. Ce voile, qui ne dissimule souvent que la bouche et le nez, sert essentiellement à les protéger des sables brûlants de l’été et des vents glacés de l’hiver. Sur leur tête, elles posent une mante noire brodée qui couvre de charmantes coiffes chargées de lourdes amulettes. Les jours de fête, les femmes rehaussent les nattes de leur chevelure de fins ornements tressés.
Le voile de visage évoluera au cours des siècles, tout comme les valeurs qu’il véhicule. Ses formes et ses couleurs changeront au gré des modes et des influences régionales.
« On coudoie avec surprise cette foule bigarrée, qui semble dater de deux siècles […] comme si le passé splendide des temps écoulés s’était reformé pour un instant. Suis-je bien le fils d’un pays grave, d’un siècle en habit noir et qui semble porter le deuil de ceux qui l’ont précédé ? ».
Gérard de Nerval,
Voyage en Orient, 1851 [2]
Les contacts avec cet occident grave et vêtu de noir, ainsi qu’une montée d’un certain fondamentalisme, ont conduit, dès le XIXe siècle, à un abandon progressif des costumes traditionnels orientaux, au profit de tenues austères, s’inspirant d’une mode venue d’ailleurs ; même si, dans le monde rural, la pénétration des codes vestimentaires occidentaux a pris un peu plus de temps.
Cette exposition nous rappelle opportunément que les femmes arabes n’ont pas toujours été vouées aux couleurs sombres dont elles se couvrent à présent. La broderie multicolore qui illumine cette exposition nous rappelle qu’elle est l’art millénaire du Proche comme du Moyen-Orient. Et les récentes productions des années 1980 à 2005, exposées en fin de parcours, nous montrent que ces inventives et habiles brodeuses n’ont pas encore baissé les armes. Peu après la guerre de 1967, les paysannes palestiniennes ont dû vendre bijoux d’or et robes de fête pour assurer leur subsistance mais, aujourd’hui, grâce au soutien des associations humanitaires, elles brodent à nouveau pour survivre et sortir de la misère. Au Moyen-Orient et en Asie centrale, on trouve encore des femmes portant robes et manteaux, ornementés des broderies comparables à celles du Proche-Orient. C’est le cas, notamment, des jeunes mariées d’Ouzbékistan ou encore des femmes baloutches du sud de l’Iran et du Pakistan.
[1] Les activités de Christian Lacroix dans le monde de la mode et du design sont variées. Outre ses collections de prêt à porter de luxe qui s’inspirent du métissage des cultures, on lui doit la décoration d’hôtels, de salles de cinéma, la création de costumes de théâtre et d’opéra, l’habillage des voitures de trains à grande vitesse et de tramways. Ses talents de dessinateurs se sont exercés, en particulier, dans l’illustration de romans et du fameux Petit Larousse. L’organisation d’expositions ne lui est pas étrangère puisqu’il a signé, en 2000, la signalétique de l’exposition avignonnaise La beauté puis a été, en 2008, le commissaire de l’exposition du Musée des Arts Décoratifs de Paris, intitulée Christian Lacroix : Histoires de Mode, dans laquelle une partie de la collection du musée côtoyait les créations du couturier. En 2009, ses créations sont réunies au Musée Réattu d’Arles.
[2] Le parcours est émaillé d’autres belles citations de célèbres voyageurs français, en hommage aux femmes orientales :
« Leur démarche est fière […] Leur port est noble ; et, par la régularité de leurs traits, la beauté de leurs formes et la disposition de leur voile, elles rappellent les statues des prêtresses et des Muses » -René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem et de Jérusalem à Paris, 1811.
« Ces beautés admirables et variées sont aussi extrêmement communes ; je ne marche jamais une heure dans la campagne sans en rencontrer plusieurs allant aux fontaines ou revenant avec leurs urnes étrusques sur l’épaule » - Alphonse de Lamartine, Voyage en orient, 1832.
« Quand elles soulèvent, pour mieux nous voir, leurs voiles d’un bleu sombre saupoudré de gouttes de pluie, on dirait des châsses : leurs figures sont cachées sous des réseaux de corail et d’argent, à travers lesquels elles nous regardent et qui descendent en pendeloques brillantes sur leurs gorges… » Pierre Loti, Le Désert, 1894.