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Tradition et modernité : du pèlerinage au tourisme
Hekmatollah Mollâ Sâlehi
Traduction et adaptation :
Les recherches archéologiques, les documents historiques et les études anthropologiques confirment tous que le pèlerinage et plus spécifiquement la "visite pieuse" (ziyârat) constitue un comportement spirituel et une expérience religieuse dont les racines remontent aux origines les plus anciennes de toutes les cultures et grandes civilisations. Plus les cultures et les populations étaient religieuses, plus elles développaient des rituels de pèlerinage. Les pèlerins offraient des richesses inestimables aux lieux sacrés en proportion des restrictions matérielles auxquelles étaient souvent confrontées les sociétés anciennes. Ce n’est pas par hasard si les lieux de pèlerinage étaient autrefois les lieux les plus vivants, les plus riches et les plus actifs. L’architecture, les arts et la littérature furent toujours au service du pèlerinage et font de ces lieux sacrés des trésors matériels et spirituels les plus riches du patrimoine d’une nation. Les archéologues et les historiens nous donnent d’importantes informations sur l’héritage des pèlerins, les traditions et les rituels du pèlerinage dans différentes cultures et périodes historiques. Les études historiques comparatives et les recherches phénoménologiques du pèlerinage établissent également les liens directs ou indirects qui existent entre le pèlerinage d’une part et le sentiment religieux de l’autre. Le pèlerinage a toujours été un élément qui renforce les liens du pèlerin avec le fait religieux et le sacré.
Le pèlerinage change aussi la signification de la relation entre le pèlerin et les « choses ». A titre d’exemple, il faut évoquer la sensibilité de l’homme envers le beau. Il modifie le niveau des liens établis entre l’homme et la réalité extérieure, car le sacré y intervient et élève ces liens à un niveau supérieur. Le temps et le lieu trouvent un aspect sacré, et le pèlerin se trouve face à une réalité qui peut l’aider à s’élever à un niveau sublime de l’existence.
L’histoire des religions et les expériences spirituelles des pèlerins regorgent de témoignages de ce genre de contact avec le sacré. Bouddha connut cette expérience sous l’arbre de la Bodhi ; Moïse la connut au sommet du Mont Sinaï et le prophète Mohammad dans la caverne de Hira. Dans le Coran, nous trouvons de nombreux exemples au sujet d’une connaissance spirituelle et sacrée du beau, allant au-delà des perceptions purement esthétiques :
- « Pureté à Celui qui, une nuit, fit voyager Son esclave, de la Sainte Mosquée à la très lointaine Mosquée dont Nous avons béni l’alentour, afin de lui faire voir certains de Nos signes : - C’est Lui, vraiment, qui entend, qui observe. » (17:1)
- « Oui, Je suis ton Seigneur. Enlève donc tes deux sandales ; oui, tu es dans Towâ, la vallée sanctifiée. » (20:12).
- « Et c’est ainsi que Nous fîmes qu’ils furent découverts, afin qu’ils (les gens de la cité) sachent que la promesse d’Allah est vérité et qu’il n’y ait point de doute au sujet de l’Heure. Aussi se disputèrent-ils à leur sujet et déclarèrent-ils : “Construisez sur eux un édifice. Leur Seigneur les connaît mieux”. Mais ceux qui l’emportèrent [dans la discussion] dirent : “élevons sur eux un sanctuaire”. » (18:21).
- « A Dieu l’Orient et l’Occident. Où que vous vous tourniez, donc, là est le visage de Dieu. Oui, Dieu est immense, savant. » (2:115).
Selon Martin Buber, « Dieu est le mot le plus chargé de tous les mots humains » et celui qui voit le monde en Lui, se trouve en fait en sa présence. [1] Et celui qui est en Sa présence, est un pèlerin.
Les arts sacrés sont donc le fruit de la rencontre entre le beau et le sacré. L’art entre ainsi dans le domaine du sacré et il se place à un niveau plus élevé. Devant cet art sacré, l’homme se sent en position de pèlerin. Cette convergence beau/sacré, religion/créativité, spiritualité/art influe sur les évolutions de toutes les cultures et leurs traditions cultuelles. En ce qui concerne l’islam, la manifestation du sacré est toujours celle du beau. Les noms et les attributs de Dieu sont tous beaux. Selon l’expression de Rudolf Otto, le sacré ou le « numineux » est le noyau du fait religieux. [2] Par ailleurs, dans ses études phénoménologiques sur l’histoire, Mircea Eliade considère le sacré comme l’élément commun de toutes les religions. [3] Eliade a consacré d’ailleurs de vastes recherches à la manifestation matérielle du sacré. En effet, nous croyons que malgré l’importance et la notoriété du beau, c’est le sacré qui constitue une expérience ô combien décisive dans les évolutions historiques des cultures et des civilisations.
Cependant, les temps modernes ont désacralisé la culture humaine et lui ont ôté son caractère sacral, en rendant le sacré marginal : les traditions et l’héritage du pèlerinage ont été ainsi rejetés de la vie de l’homme moderne. Or, l’islam - surtout la confession chiite - a su mieux conserver le patrimoine du pèlerinage et de la visite pieuse par rapport aux autres cultures.
Un lieu de pèlerinage est un espace consacré aux rites cultuels et devient ainsi une sphère frontalière et mystérieuse. [4] Il s’agit d’une zone frontalière entre le monde matériel d’une part et la sphère sacrée de la spiritualité de l’autre. L’aspect mystérieux renforce ce caractère frontalier, car le sacré se manifeste toujours à travers les secrets, les symboles et les formes métaphoriques ou allégoriques. L’architecture, la sculpture, la peinture, l’iconographie, la littérature et les rituels sacraux ont toujours eu cette dimension mystérieuse. C’est à travers ces symboles que le pèlerin franchit la zone de frontière pour passer du monde matériel à la sphère du sacré et des expériences spirituelles. Par conséquent, les lieux de pèlerinage ne sont jamais des espaces statiques, mais vivants et évolutifs.
Dans les lieux de pèlerinage, le pèlerin se trouve dans une position particulière, celle de l’acteur. Il participe en tant que protagoniste à part entière dans cette expérience sacrée.
Le pèlerinage est un mouvement plein d’amour et de foi qui vise notamment, mais pas uniquement, à l’exaucement d’un vœu. Le lieu de pèlerinage joue donc le rôle de l’intermédiaire entre le pèlerin et le fait sacré à qui il exprime son vœu. Le pèlerin y joue un rôle actif, et contrairement au « touriste » qu’est l’homme moderne, il participe à l’action, sans se contenter du rôle de spectateur d’un touriste.
L’homme des temps modernes n’est plus un pèlerin car pour lui, les liens avec le sacré sont brisés. Il ne voit dans les lieux du pèlerinage que des sites du patrimoine historique et culturel, sans qu’il se sente la nécessité ou l’utilité d’une participation active à l’action qui s’y déroule. Ainsi, il se trouve dans une position de spectateur devant le fait sacré.
[1] Buber, Martin, Je et Tu (Man-o-To) traduit en persan par Abou Torâb Sohrâb et Elhâm Atarodi, éd. Forouzan, Téhéran, 2001, p. 137.
[2] Otto, Rudolf, The Idea of The Holy , 1959, trans John W. Harvey, New York, Oxford University Press. Ce livre a été traduit en persan par Homayoûn Hemmati sous le titre de Mafhoum-e amr-e Qodsi, Téhéran, éd. Naghsh-e Djahân, 2001.
[3] Eliade, Mircea, Patterns in Comparative Religion, 1958, London, Sheed and Ward, 1959, The Sacred and The Profane, San Diego, California, Harcourt. Ces ouvrages d’Eliade ont été traduit en persan par Nasrollâh Zangui sous le titre Moqaddas va Nâ-moqaddas, Téhéran, éd. Soroush, 1996, et par Jalâl Sattâri, Resâleh dar Târikh-e adiân, Téhéran, éd. Soroush, 1993.
[4] Renfrew, C & Bahan, P., Archaelogy. Theories, Methods, and Practice, 2000, London, Thames and Hudson, p. 409.