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Le Musée des Arts Imâm ’Ali (mouzeh-ye honar Emâm ’Ali) occupe une place à part dans le paysage des musées d’art téhéranais : son but ne se limite pas à présenter des œuvres dans leur dimension historique, mais il vise également à exposer une vision de la création artistique comme véhicule du sacré et "porte" vers l’invisible. Dans ce sens, il rassemble des œuvres très différentes qui n’en desservent pas moins un même objectif : conduire à une élévation spirituelle ainsi qu’à l’atteinte d’une perfection intérieure. C’est donc avant tout l’art sacré en tant que phénomène a-historique par essence et véhicule de significations spirituelles que nous allons aborder dans cet article.
Ce musée, qui a ouvert ses portes en 2006, reflète une volonté d’élargir le nombre de lieux d’exposition des œuvres d’art sacré mais aussi d’art religieux [1], ainsi que de mieux faire connaître la culture spirituelle de l’Iran et sa manifestation dans l’art.
L’art sacré en islam se base avant tout sur une vision du monde selon laquelle l’ensemble de la création est le reflet et la manifestation des différents attributs divins, parmi lesquels al-jamâl, la beauté. Chaque être créé reflète ainsi à sa manière l’un des aspects de l’infinie beauté divine. Le Créateur du monde n’est donc pas seulement Miséricordieux, Pardonneur, Bon… mais est également à la source de toute beauté. Loin d’être une chose purement subjective, la beauté est donc une réalité concrète existant dans le monde indépendamment de la perception de l’homme.
Si Dieu est beau, l’art, qui consiste notamment en la figuration de la beauté, est donc un moyen de se rapprocher de Dieu. Cette réalité fonde une esthétique non pas subjective et dépendant du psychisme de chacun, mais qui s’enracine dans la réalité même du monde. Selon un langage philosophique, la beauté est donc un attribut essentiel et concret (sefat-e zhâti va ’ayni) des choses, et non le résultat de perceptions subjectives et relatives qui détermineraient ce qui serait beau ou pas au gré des modes et des courants artistiques. La beauté étant une réalité objective, le but de l’art sacré sera donc de la révéler de la façon la plus subtile possible. Car réalité objective n’est pas pour autant synonyme d’évidence ni de matérialité : dans la majorité des cas, les œuvres d’art visent à véhiculer des beautés à la fois intellectuelles et spirituelles, dont la perception nécessite une certaine culture et éducation de l’âme. Le Coran lui-même souligne l’existence de différents types de beautés : les beautés sensibles [2], à travers l’exemple du ciel et des étoiles (37:6 ; 41:12), des animaux (16:5-6), de la nature (27:60) ; les beautés intellectuelles au travers de l’évocation d’un "beau pardon" (15:58) ou d’une "belle patience" (12:18 ) [3] ; et enfin les beautés spirituelles, comme celle de la foi (49:7). [4]
Sur la base de cette vision du monde, la beauté ne doit donc jamais être considérée et contemplée en elle-même : en évoquant ces différentes beautés, le Coran vise à éveiller l’âme de l’homme afin qu’en observant ces réalités créées (makhluq), il comprenne la beauté de leur Créateur (Khâleq) et se rapproche de Lui. Ainsi, à la fin de chaque verset évoquant la beauté de la création, des attributs de Dieu sont évoqués (Latif, ‘Alim…) afin de souligner la source ultime de ces beautés. Les différentes manifestations de la beauté n’ont donc aucune valeur intrinsèque hors de leur rôle de manifestation (non d’incarnation) [5] et de rappel du divin. Nous pouvons citer un exemple pour clarifier ces deux façons d’envisager la beauté : imaginons un panneau indiquant "Téhéran, 40 km". Nous pouvons porter deux types de regard sur ce panneau : se limiter à considérer son strict aspect matériel, et dire "ce panneau est fait de fer et de bois". Ce regard échoue cependant à voir réellement le message véhiculé par ces matériaux. Un autre regard consiste à dépasser la forme et la matière de ce panneau et à considérer uniquement ce qu’il veut nous montrer, c’est-à-dire que nous nous trouvons à une distance de 40 km de la ville de Téhéran. Ce second regard considère avant tout le panneau comme un "signe" montrant une réalité au-delà de lui-même. C’est ce regard que le croyant se doit de porter sur le monde, et qui consiste à considérer les êtres non pas comme des agrégats de cellules, mais comme autant de "signes" qui nous montrent les perfections divines dans leurs différents degrés de manifestation.
L’art sacré répond exactement à la même logique : les formes [6] sensibles apparentes (zâher) ne doivent jamais être contemplées en elles-mêmes, mais seulement en tant que signes permettant d’accéder à un autre niveau de signification plus immatériel et caché (bâten). Il doit ainsi contribuer à donner un regard spirituel permettant de voir le monde non pas comme une entité indépendante, mais comme la manifestation de la Beauté suprême.
L’art sacré se base donc sur le présupposé de l’existence d’une relation centrale entre le fond et l’apparence : chaque forme sensible (sûrat) renferme un sens (ma’nâ). La forme est appelée à être dépassée (mais pas niée) et à montrer un "au-delà" d’elle-même. Dans le cas contraire, elle risque de devenir une idolâtrie, qui n’est autre que l’amour de la forme en soi et la cécité par rapport à ce qu’elle veut en réalité nous montrer.
Nous voyons ici à quel point la philosophie de l’art sacré en islam est éloignée du formalisme ou encore de la théorie de "l’art pour l’art", selon laquelle l’art se limiterait à une simple technique et à l’application de "règles" esthétiques. Cet art est unidimensionnel et ne "montre" rien au-delà de lui-même : les formes sont vides, dénuées de sens. A l’exact opposé du formalisme, l’art sacré ne sépare jamais la forme du contenu de l’œuvre, les deux étant unis par une union essentielle et reflètent différents degrés d’une même réalité. Chaque forme est en lien et symbolise une réalité métaphysique. Dans l’art sacré, la forme est donc un moyen de véhiculer un savoir tout autant que de susciter un sentiment religieux. A l’inverse, le formalisme et un grand nombre d’œuvres dites "d’art moderne" sont dénuées de toute dimension spirituelle ou même didactique, étant donné l’absence d’une vision du monde globale qui la sous-tend : l’œuvre d’art ne montre plus rien au-delà d’elle-même, tout simplement car toute ontologie a disparu, et il n’y a donc plus rien à montrer.
Si la différence entre le formalisme et l’art sacré est évidente, la frontière séparant ce dernier de l’art dit "religieux" l’est peut-être moins. L’art religieux est un art dont le sujet est religieux, mais non son exécution, sa méthode et son langage. [7] Il est donc dénué de portée symbolique. Cette distinction est particulièrement claire en Occident : la Cène de Da Vinci, le Christ de Velasquez ou encore les anges de Chagall sont de l’art religieux, et non de l’art sacré. L’art religieux tente donc de véhiculer des significations religieuses en utilisant des formes esthétiques non religieuses et dénuées de portée symbolique ainsi que de tout contenu supra-humain. Dans ce sens, la Vierge de Raphaël peut être considérée comme "belle", mais elle peut ressembler à toute autre jeune fille croisée dans les rues de Florence. Au contraire, la Vierge des icônes du Moyen Age ou des icônes orthodoxes traditionnelles ne ressemble à aucune femme : c’est une figure iconique et symbolique, un véhicule du sacré. [8] Contrairement à l’art religieux, l’art sacré s’inscrit à l’encontre du naturalisme. Les arbres d’une miniature peuvent ainsi êtres roses et les lois de la perspectives non respectées : le but n’est pas ici de représenter le plus fidèlement possible le monde extérieur, mais de refléter des prototypes spirituels. L’art sacré se caractérise également par son abstraction et l’utilisation de formes géométriques épurées, son but ultime étant de ramener toute multiplicité à une unité.
L’une des raisons essentielles de la différence entre art religieux et art sacré est également liée à deux visions de l’artiste. Contrairement à l’art religieux qui nécessite seulement la maîtrise de principes esthétiques formels et d’un certain talent figuratif, donner naissance à une œuvre d’art sacré exige de suivre tout un cheminement spirituel et de se purifier intérieurement afin que l’œuvre ne soit pas le reflet du propre égo de l’artiste, mais la figuration d’une parcelle de la beauté illimitée. En d’autres termes, l’artiste doit d’abord se construire, trouver une harmonie intérieure et devenir lui-même une œuvre d’art sacré avant de pouvoir à son tour en produire une, sinon son art risquera fort de se réduire à la simple expression de la nafs-e ammâreh [9] qui ne perçoit et ne figure rien au-delà de ses propres passions. Nous retrouvons le même genre de conception dans l’art sacré chrétien, lorsqu’un artiste jeûnait pendant quarante jours avant de peindre une icône de la Vierge.
Par conséquent, l’artiste ne doit pas "créer" en s’inspirant de sa propre sentimentalité, mais au contraire se rendre capable de voir puis de figurer ce qui est caché afin de le rendre présent aux autres. [10] Le désir et l’amour sont également un aspect essentiel de ce processus : selon un hadith qodsi [11], l’amour divin et Son désir d’être connu auraient été à la base de la création. L’artiste se doit de reproduire le même processus à son niveau : plus il connaît Dieu, plus son cœur débordera d’amour, et plus il produira un art pur et divin.
L’art sacré est donc la traduction figurative d’une inspiration divine et le résultat d’une "jonction" avec les mondes supérieurs. En d’autres termes, l’origine des formes et des couleurs de l’art sacré n’est pas l’individualité de l’artiste, mais le monde métaphysique. L’artiste ne peut pas produire du sens de façon totalement indépendante, mais sa créativité ne s’exerce pas moins dans la façon de le manifester. La création d’une œuvre d’art sacré a donc une dimension éminemment gnostique.
La place centrale accordée à l’art sacré en islam repose sur une conception particulière de l’homme comme être recherchant par nature la vérité, le bien et le beau - autant de manifestations différentes de la présence divine dans le monde. L’art en général répond donc à la quête humaine insatiable de la beauté, mais aussi à sa recherche de perfection et transcendance.
Le but essentiel de l’art sacré est donc de contribuer à l’éducation spirituelle de l’homme, mais aussi, étant donné que la beauté est intimement liée à l’amour et au désir, de susciter un sentiment d’attraction pour les beautés spirituelles et ainsi de nourrir et vivifier la foi. L’art religieux est donc autant un rappel (tazakkor) à dimension didactique qu’un moyen concret d’arracher l’âme à ses préoccupations quotidiennes en faisant naître en elle une ferveur spirituelle et un amour divin.
L’art sacré prend sens uniquement à travers le regard que l’on porte sur lui. Sa compréhension exige donc une certaine éducation de l’âme et une connaissance des symboles véhiculés par l’œuvre. Dans ce sens, ce qui menace l’art sacré n’est pas tant la dégradation des œuvres que la perte de ce regard qui seul peut donner vie et conférer toute sa profondeur à l’œuvre d’art sacré.
Cette conception de l’art tend cependant à se perdre non seulement du fait de l’individualisme et du formalisme extrême de l’art actuel, mais du fait du développement d’un regard consumériste sur les œuvres d’art qui les réduit à de simples objets de collections et oublie qu’elles peuvent être aussi des véhicules de sens qui ont quelque chose à nous apprendre. Pour ce regard consumériste, l’œuvre se réduit à un assemblage de formes et de couleurs ; elle n’est plus qu’un simple objet matériel muet – tout comme le tableau de signalisation lorsqu’il est considéré en lui-même. [12]
L’existence de l’art sacré dépend donc d’une ontologie, d’un artiste mais aussi du regard du spectateur. Si ce regard se perd, la forme meurt et ne "montre" plus rien au-delà d’elle-même – elle n’est plus qu’un composé de formes et de couleurs dénué de sens.
Sur cette base, nous pouvons aborder la visite du Musée de l’Imâm ’Ali selon deux regards : un premier regard descriptif, en dressant la liste des objets exposés qui incluent à la fois des œuvres d’art sacré et d’art religieux - miniatures, enluminures, anciens exemplaires du Coran, peintures religieuses de style ghahveh khâneh, œuvres graphiques, calligraphies, tableaux aux styles divers… dont le nombre atteint près de quatre mille. Exposées à tour de rôle, les différentes collections d’art sacré rassemblent tant des œuvres traditionnelles ayant une valeur historique que des œuvres contemporaines, qui se rejoignent par ce même effort d’exprimer une transcendance, de mener le visiteur de l’apparent au caché. De nombreuses œuvres picturales et surtout calligraphiques ont pour sujet principal l’Imâm ’Ali, gendre du prophète Mohammad et premier Imâm des chiites, qui a une importance centrale dans la spiritualité musulmane. Il a également un rôle important dans le domaine artistique étant donné qu’il est notamment considéré comme étant le fondateur de la calligraphie et du style coufique.
Le musée comporte trois niveaux : le rez-de-chaussée est consacré aux expositions temporaires d’objets du musée ou d’œuvres provenant de l’extérieur, le premier étage est dédié aux collections d’œuvres d’art sacré exposées de façon permanente, tandis que le second et dernier étage est réservé à l’organisation d’expositions temporaires d’artistes contemporains. Le musée abrite également un centre de recherche qui réalise avant tout des études sur l’Imâm ’Ali et l’art sacré et religieux, ainsi qu’une bibliothèque rassemblant près de dix mille ouvrages, manuscrits et microfilms. Il comporte également une section consacrée à la restauration des œuvres. Le musée organise aussi des cérémonies d’hommage aux grands maîtres de l’art sacré, des colloques scientifiques et artistiques, des compétitions artistiques internationales notamment entre les arts sacrés des différentes religions…
Selon un second regard, la majorité des œuvres exposées constituent un appel à s’élever vers le sacré et à ressentir une présence spirituelle au-delà des formes matérielles. Il ne s’agit ici plus de savoir la date à laquelle l’œuvre a été réalisée ou le nom de l’artiste, mais ce que ce dernier a vu et a cherché à nous communiquer au travers de son œuvre. Il n’est donc pas ici question de décortiquer les œuvres en styles et courants artistiques, mais de les considérer comme des présences vivantes ayant un enseignement intemporel à nous transmettre.
Loin d’être un simple loisir ou une distraction, l’art sacré est un moyen d’élever l’homme vers la vérité et l’aide à établir un lien avec le monde invisible. Pour remplir son rôle, il ne doit cependant pas être confiné dans des musées, mais être présent dans la vie quotidienne à travers l’architecture, les objets de la vie quotidienne… tous doivent être autant de "rappels" et de "présences" qui sanctifient la vie de l’homme au quotidien, à condition de comprendre et de participer à l’univers spirituel qui leur a donné naissance.
Bibliographie :
Articles sur l’art sacré ainsi que sur la relation entre islam et art dans l’encyclopédie en ligne Tahoor, majoritairement issus d’ouvrages de Mortezâ Motahari. www.tahoor.com
Nasr, Seyyed Hossein ; Jahanbegloo, Ramin ; Moore, Terry, In search of the sacred, ABC-CLIO, 2010.
[1] En persan, art sacré se dit honar-e qodsi, et art religieux honar-e dini. La différence entre ces deux arts est évoquée dans la suite de l’article.
[2] Les beautés sensibles sont elles-mêmes multiples. Chaque sens peut ainsi percevoir un type de beauté particulière : un beau visage pour la vue, une belle musique pour l’ouïe, un parfum agréable pour l’odorat, une surface lisse ou douce pour le toucher, etc.
[3] A ce propos, voir Amélie Neuve-Eglise, "L’origine et le statut de la beauté selon le Coran d’après le commentaire Al-Mizân de ’Allâmeh Tabâtabâ’i", La Revue de Téhéran, No. 66, mai 2011.
[4] Selon la vision coranique, l’ensemble des beautés matérielles et intellectuelles est également spirituelle en tant que reflet d’un aspect des perfections divines.
[5] Pour reprendre une phrase de l’Imâm ’Ali évoquant la relation de Dieu avec le monde, la Beauté divine se manifeste dans les formes sensibles et spirituelles, mais elle ne leur est pas mélangée - tout comme un miroir "manifeste" une forme sans pour autant que cette dernière soit "dans" le miroir. Manifestation ne veut donc pas dire incarnation.
[6] Il faut ici souligner que nous utilisons le mot "forme" dans son sens ontologique et philosophique, et non strictement dans le sens d’apparence matérielle.
[7] Nous nous basons ici notamment sur les définitions données par Seyyed Hossein Nasr dans l’ouvrage In the Search of the sacred.
[8] Voir à ce propos l’ouvrage d’entretiens avec Seyyed Hossein Nasr In the search of the sacred.
[9] Cette expression coranique est parfois traduite par "âme incitatrice au mal" ou "âme concupiscente". Elle est un état de l’âme à dépasser afin d’atteindre le niveau de la nafs-e motma’ina c’est-à-dire l’âme apaisée, purifiée et agréée prête à rencontrer son Seigneur (cf Coran, 89:28-29).
[10] L’art sacré est ainsi basé sur toute une épistémologie basée à son tour sur l’existence d’un "monde imaginal" (’âlam-e methâl), monde des formes subtiles entre le monde matériel et le monde de l’intellect. Par un cheminement spirituel et une ascèse intérieure, l’artiste doit s’efforcer de dépasser les frontières du monde matériel afin de se rendre capable de percevoir les formes du monde imaginal, manifestant de hautes significations spirituelles au travers de formes dénuées de matière.
[11] Un hadith qodsi est une parole de Dieu qui ne fait néanmoins pas partie du Coran.
[12] Cf. l’exemple cité précédemment pour distinguer les deux types de regards que l’on peut porter sur le monde et, par extension, sur une œuvre d’art sacré.