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La collection d’objets, de quelque nature que ce soit, semble faire partie de l’histoire de l’humanité. Collectionner, c’est développer un intérêt focalisé, c’est choisir, c’est classer, c’est renseigner, c’est aussi partager, montrer et enseigner et en un certain sens, il s’agit d’un acte à caractère scientifique. Le musée tel que nous le connaissons trouve, dit-on, des antécédents avec les cabinets de curiosités, dont le développement remonte aux alentours de la Renaissance, et où étaient réunis des objets à priori rares, inconnus et précieux, où se côtoyaient des antiquités et des objets d’art, des objets naturels, des végétaux, des animaux et des instruments scientifiques. Si l’on considère le cabinet de curiosités comme annonçant le musée, c’est peut-être surtout en raison du désir de partage manifesté par les collectionneurs de ces curiosités ; ceux-ci développaient une passion pour certains objets et en même temps étaient animés par un fort désir de les faire connaitre. Un certain nombre d’inventaires et descriptifs illustrés des objets souvent hétéroclites contenus dans ces cabinets ont été édités sous la forme de catalogues permettant la diffusion d’une réelle et qualitativement inégale connaissance. Ces cabinets de curiosités s’effacent au dix-neuvième siècle au profit des musées, institutions publiques ou privées dont le nombre va soudainement s’accroitre.
En France, la Révolution marque un moment important où l’Etat prend en charge la constitution et l’ouverture de collections au public, celles-ci sont pour partie issues de biens saisis au clergé et à la noblesse (alors immensément riches), auxquels s’ajoutent un certain nombre de legs et donations. Le Palais du Louvre apparait en tant que musée en 1793. Dès le début du XIXe siècle, toujours sous l’impulsion de la Révolution, les villes de quelque importance, préfectures et sous-préfectures, vont se doter de musées des beaux-arts construits à cet usage ou de musées installés dans des bâtiments existants, tels des châteaux ou des hôtels particuliers, afin d’accueillir des œuvres dont les plus anciennes datent de l’Antiquité. Pour exemples de ces musées parmi d’autres, on peut citer le musée des Beaux-arts de Nancy, le musée du château de Lunéville, le Musée Girodet de Montargis. Cependant certains bâtiments historiques (donc lieux d’histoire) sont par nature des musées où jouent à la fois, au plan muséal, leur architecture, leurs parcs et jardins, leur mobilier, les œuvres d’art ayant appartenu aux propriétaires. Ainsi en va-t-il du château de Fontainebleau ou de celui de Versailles. Les musées d’art, ceux qui recèlent des œuvres d’art désignées comme telles, fonctionnent selon des statuts différents, quelquefois complexes car impliquant plusieurs tutelles ; il s’agit par exemple de musées nationaux, de musées municipaux, ou de musées privés. Le terme musée est de fait assez incertain quant à ses limites, mais on peut cependant convenir que le musée se définit à travers ses missions de collectionner des œuvres, d’en acquérir de nouvelles, c’est-à-dire d’enrichir et compléter les collections, d’en assurer la conservation et la médiation vers le public par l’exposition. Ces missions qui caractérisent le musée constituent un acte pédagogique complexe permettant au public de découvrir et connaître. Evidemment la multiplicité des cas différents les uns des autres rend la notion de musée quelque peu ambigüe ; ainsi un centre d’art contemporain comme celui qui est implanté dans l’ancienne abbaye cistercienne de Beaulieu en Rouergue est un bâtiment historique en même temps qu’il expose une collection d’art moderne et organise des expositions temporaires d’art contemporain ; il est donc une occurrence de musée. Les FRAC (Fonds régionaux d’art contemporain) constituent des collections d’art contemporain, financent la création d’œuvres, éditent et exposent sans pour autant être des musées.
A Paris, le Palais de Tokyo, sur le site de l’ancien Musée national d’art moderne ne collectionne pas les œuvres mais les commande, les expose, les médiatise, ceci en tant que lieu expérimental de l’art. Mais aussi, le musée d’art côtoie d’autres types de musées comme par exemple le musée d’histoire, le musée des civilisations, le musée des sciences, ou une infinité de musées de ceci et cela, lesquels ne montrent pas nécessairement prioritairement des objets mais proposent plutôt des dispositifs discursifs destinés à renseigner et à enseigner. Ainsi en est-il du musée d’histoire et du musée des civilisations que l’on trouve fréquemment aux Etats-Unis et au Canada. Ces pays, en raison de leur courte histoire et du besoin des Nord-américains de se connaître et reconnaître en tant que nation, exposent moins d’objets rares et de grande valeur que des objets d’usage ordinaire et surtout des documents, textes, photos, cartes géographiques, films et vidéos documentaires et pédagogiques. Ainsi par exemple, en tant que musée de civilisation, le Musée National des Indiens d’Amérique de New York (Article dans La Revue de Téhéran, n°61 de décembre 2010) recèle bien davantage de documents textes et de photos qu’il ne détient d’objets. Ainsi également, à Paris, la Cité Nationale de l’Histoire de l’Immigration (article dans La Revue de Téhéran, n°56, juillet 2010) se fonde avant tout sur des ressources documentaires, et puis un autre exemple encore avec le Musée de l’outil et de la pensée ouvrière de Troyes où des outils utilisés avant l’industrialisation des métiers ici représentés côtoient nombre photos et documents.
Pour ce qui est du musée d’art, son contenu est essentiellement constitué d’objets dont l’unicité et surtout la rareté sont essentielles. Cependant certains musées, comme le Musée National des arts décoratifs, à Paris, du fait qu’ils collectionnent et exposent des objets fonctionnels, édités le plus souvent en un nombre restreint, échappent globalement au principe de l’unicité de l’objet. Mais lorsqu’il s’agit de musées d’art au sens ancien, celui de musée des beaux-arts, c’est-à-dire collectionnant et exposant des œuvres dénuées à priori de fonctionnalité d’usage, c’est bien l’objet (d’art) unique qui fonde la collection.
Sauf quelques exceptions, jusqu’au milieu du XXe siècle, le musée d’art maintint une distance temporelle entre le moment de création des œuvres et leur acquisition et exposition. Temps de décantation, temps qui certifie une indéniable validité des œuvres. Il y a en fait tellement d’œuvres qui ont été encensées par le monde de l’art, reconnues et validées par celui-ci, qui séjournent dans les réserves des musées, sans fin ni espoir d’être jamais exposées, œuvres par exemple de peintres académiques auteurs d’une peinture pompeuse et conforme, et honorés par l’Académie ! Le temps joue pour ou contre une reconnaissance des œuvres. Le musée d’art restera donc longtemps le musée des œuvres du passé où celles-ci n’entraient qu’un certain temps après la disparition de leurs auteurs. Cet écart temporel fut remis en cause à la fois par l’implosion du système académique de validation de l’art, à la fin du XIXe siècle, et par les avant-gardes du début du XXe siècle. La création des musées d’art moderne modifia les choses et permit à certains artistes d’exposer leurs œuvres de leur vivant. Ainsi est-ce dès 1919 que s’ouvrit un musée d’art moderne à Grenoble. Et il fallut attendre 1947(et la fin de la Seconde Guerre mondiale) pour que s’ouvre à Paris le Musée National d’Art Moderne, dans les bâtiments du Palais de Tokyo. A New York, le MOMA avait ouvert ses portes dès 1929.
On peut considérer que l’ouverture du Centre Pompidou-Musée National d’Art Moderne de Paris, en 1977, marque et confirme un réel tournant dans les pratiques muséographiques et dans les vocations du musée d’art. Le musée d’art est longtemps resté un lieu silencieux et peu disert, fréquenté par une élite culturelle friande des temps révolus et sans doute de ses valeurs perdues. On trouve encore aujourd’hui quelques musées de ce type, surtout en province, tel celui de Montargis (Région Centre) au charme bien désuet, dédié à Anne-Louis Girodet-Trioson, un peintre néo-classique du XIXe siècle, élève de Jacques-Louis David ; ici le temps semble suspendu, rien d’autre qu’une enfilade de salles, quelques cartels sommaires, même pas un gardien, ni une médiation particulière, et on est à peu près assuré d’être seul à visiter le lieu.
Plusieurs facteurs contribueront à un radical changement du musée d’art, tant ancien comme le Louvre, que moderne ou contemporain. L’un de ces facteurs est l’évolution du concept d’art ; jusqu’au XXe siècle inclus, l’art était défini par une instance déléguée à cette fonction, l’Académie des beaux-arts, laquelle effectuait le tri parmi les œuvres proposées par les artistes nécessairement issus eux-mêmes des écoles d’art académiques. Le Salon des refusés de 1863 marque un tournant en ce sens que les artistes vont outrepasser l’instance légitimatrice et organiser des salons alternatifs au salon officiel avec l’appui de la critique et d’un certain nombre d’amateurs, marchands et collectionneurs. Ainsi, l’art va peu à peu se définir, après que les œuvres aient été exposées, davantage selon des critères de réussite en termes de notoriété que sur un savoir-faire acquis préalablement par l’humble et long exercice du métier. L’effondrement des critères de définition a priori de l’art ouvrira la porte à l’inventivité coûte que coûte ; dès le début du XXe siècle, les avant-gardes vont se réunir sous la bannière de la nouveauté. Et les musées d’art moderne puis d’art contemporain (globalement l’art d’aujourd’hui) vont adopter ce critère de la nouveauté jusqu’à ses extrêmes conséquences, rivalisant ainsi avec d’autres structures artistiques commerciales ou institutionnelles. Si le musée d’art moderne ou contemporain persiste à acquérir et collectionner des œuvres circulant sur la scène artistique, il va également se placer à la pointe des avant-gardes, de la nouveauté et de la mode en art et plus encore, il va devenir lieu de création par le biais de la commande faite aux artistes.
Ainsi en était-il déjà avant l’ouverture du Centre Pompidou, au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, avec l’ARC (département Animation, Recherche, Confrontation), dans l’ambiance d’un art in process, en devenir constant. Les nouvelles formes de l’art poussaient en ce sens avec par exemple le développement des arts éphémères comme la performance et l’installation. Ces formes d’art reposent, au moins pour une partie d’entre elles, sur le principe de l’expérience conduite à un moment donné en un lieu donné ; l’installation en tant que forme d’art est le plus souvent élaborée dans un rapport à un contexte, à un lieu, et n’est pas reconductible dans un autre cadre ; la performance, par essence est un moment unique et n’est par conséquent théoriquement pas reconductible (ce qui la distingue du théâtre). Tout ce qui, de l’art contemporain, entre dans la catégorie Esthétique relationnelle (définie par Nicolas Bourriaud) implique une dimension d’imprévu et un échange entre l’artiste et le public, échange qui s’effectue le plus souvent au présent et in situ. Ainsi voit-on comment le musée d’art contribue à définir l’art en collectionnant des objets qu’il impose comme étant des objets d’art et comment l’art, en retour, a redéfini les fonctions du musée. Le musée dont les principales missions étaient de constituer des collections, de les conserver, de les diffuser par l’exposition a vu s’ajouter ce rôle de commanditaire d’œuvres, ce qui implique le risque de commander et financer des œuvres évaluées essentiellement à travers la notoriété des artistes et sur projet, des œuvres à naître. Par exemple, en mai dernier, le Centre Pompidou Metz exposait une vaste installation in situ de Buren, l’un des artistes officiels de la seconde moitié du XXe siècle en France. L’œuvre avait été conçue exclusivement pour l’un des niveaux de ce musée et elle n’est pas un objet mais une construction praticable, un espace bâti dans l’espace du musée.
Outre cette relativement nouvelle capacité du musée d’art à commander des œuvres, un peu comme cela se faisait à la Renaissance avec les princes florentins, une évolution considérable a eu lieu. Le musée à l’ancienne montrait des œuvres de ses collections et limitait là son activité pédagogique en direction d’un public plus que clairsemé. En fait il était un temple de la connaissance destiné à des professionnels ou à des amateurs éclairés. Le tournant, que je situe à l’ouverture du Musée National d’Art Moderne, Centre Georges Pompidou – qui n’est pas seulement un musée, loin de là -, voit non seulement le musée devenir également lieu de commande et de création mais évoluer radicalement en tant que musée.
Ainsi le musée d’art d’aujourd’hui est une véritable entreprise culturelle et commerciale dont les activités très diverses tournent autour de l’art. Cela se fait sur un modèle qui est devenu courant, celui d’une structure complexe où le musée est cogéré par de multiples partenaires. Ainsi un musée, comme le Louvre ou l’Orangerie, peut être sous tutelle du Ministère de la culture mais rester un établissement relativement autonome, avec statut d’Etablissement Public Administratif, partenaire d’autre part, d’acteurs comme la région, la ville, de membres donateurs et d’un mécénat d’entreprise intervenant pour soutenir des activités ponctuelles comme certaines expositions, acquisitions et actions extérieures.
En France, la RMN (Réunion des musées nationaux) gère et valorise un certain nombre d’actions pour 34 musées : achats, coproductions d’expositions, scénographies de celles-ci, médiation, recherche de mécénat, éditions d’art et de catalogues, agence photographique. La RMN est un acteur extrêmement puissant du musée d’art et agit selon des modèles très opérationnels qui assurent efficacité et prospérité dans l’organisation et la budgétisation des expositions. Certaines grandes expositions, notamment en coproduction et à vocation internationale, nécessitent plusieurs années d’un travail considérable avant leur ouverture au public. Car le musée d’aujourd’hui en tant qu’entreprise dans une société capitaliste néo-libérale ne vit plus tant de subventions comme ce fut le cas autrefois ; il assure ses équilibres budgétaires tant par la billetterie que par la diffusion de produits dérivés ou la location de ses espaces à des restaurants, des librairies ou encore à des manifestations plus ou moins prestigieuses comme celles de la mode.
Que l’on visite le Guggenheim de Bilbao, le MOMA de New York, Pompidou Metz, le ZKM de Karlsruhe, le Louvre ou la Fondation Maeght de Saint Paul de Vence, tous ayant des profils différents, on retrouve autour de l’activité d’exposition une multitude d’autres activités à caractère culturel et commercial : cinéma, conférences débats, ateliers scolaires, visites guidées, boutiques de souvenirs, reproductions d’œuvres, carteries et librairies, bibliothèques et vidéothèques, salles de consultation d’œuvres numérisées ou mises en ligne, réception des amis et donateurs. Le musée d’aujourd’hui n’est plus un temple silencieux et poussiéreux, il est investi au quotidien par des armées de visiteurs, le plus souvent en groupes et déjà très informés de ce qu’ils vont voir par les sites Internet. Pour ces visiteurs, la tentation est grande de dépenser bien davantage qu’un ticket d’entrée. Même un immense musée comme le Louvre, dans l’incapacité définitive de ne jamais montrer plus que des échantillons de ses gigantesques collections, a complétement évolué après sa rénovation et la construction de la fameuse pyramide. Outre les changements de politique commerciale et culturelle, ce musée d’art ancien a engagé une politique d’accueil de l’art contemporain ; les artistes invités travaillent et organisent des expositions en relation avec des choix d’œuvres du patrimoine. Cela est désormais devenu une mode et ici ou là les musées d’art ancien, comme par exemple Fontainebleau organisent des expositions où l’art contemporain s’articule à l’art du passé. Au Louvre encore, un plafond a été récemment offert à peindre à un artiste vivant, CyTwombly, cela est symptomatique d’un changement d’esprit radical.
Le nombre de musées en tous genres ne cesse de croître dans le monde et il en va ainsi des musées d’art qui se construisent chaque année. Pour autant tous les musées ne sont pas de grandes réussites en tant qu’architectures destinées à accueillir l’art. A Paris, par exemple le musée du Quai Branly est bien peu propice à voir dans de bonnes conditions les collections d’art dit premier, alors que la fondation Maeght, ouverte en 1964, toute petite et nichée au cœur d’un jardin sur une colline,à Saint Paul de Vence, semble être le modèle idéal du lieu de rencontre avec l’art dans ses formes les plus diverses ; ici l’architecture, au demeurant fort agréable, s’est réellement faite humble pour que l’art puisse s’exposer de la meilleure manière.
La culture diffusée par le musée est de moins en moins subventionnée mais elle est de plus en plus rentable. Le conservateur ne règne plus, seul, sur des salles désertes, il partage ses pouvoirs avec de nombreux acteurs et partenaires, des acteurs institutionnels, des scientifiques (historiens, sociologues, par exemple), des entrepreneurs en bâtiment, des scénographes, des gestionnaires en tous genres et des commerciaux. Le musée est désormais une usine culturelle qui agit au cœur de l’économie.