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Pensée iranienne contemporaine - études religieuses et philosophiques (IV)
La taqwâ, ou l’esprit de la religion et la piété selon le Coran
D’après le commentaire Al-Mizân de ’Allâmeh Tabâtabâ’i
Notion fondamentale du Coran, le terme de taqwâ est évoqué dès ses premiers versets et revient tel un leitmotiv dans de nombreuses sourates. Le Coran lui-même est présenté comme "un guide pour ceux qui font preuve de taqwâ (al-mottaqin)" (2:2) [1], tandis que cette dernière est considérée comme ce qui fait, aux yeux de Dieu, la noblesse et la valeur de l’homme : "Le plus noble d’entre vous, auprès de Dieu, est celui parmi vous qui fait le plus preuve de taqwâ (atqakum)."(49:13). [2]
Loin de se réduire à un concept particulier de l’islam, le Coran souligne que l’invitation à la taqwâ fut le propre de chaque prophète avant Mohammad. Un verset de la sourate "Les femmes" résume ainsi l’appel des différents messagers avant lui : ""Faites preuve de taqwâ envers Dieu !" Voilà ce que Nous avons enjoint à ceux auxquels avant vous le Livre fut donné, tout comme à vous-mêmes" (4:131). [3] La taqwâ fait donc partie des bases et principes de l’ensemble des religions, et est également présentée comme la condition de la rédemption : "Si les gens du Livre avaient la foi et faisaient preuve de taqwâ (ittaqou), Nous leur aurions certainement effacé leurs méfaits et les aurions certainement introduits dans les Jardins du délice." (5:65). Quel est le sens de cette notion-clé de la foi qui a constitué le cœur de l’appel des prophètes ? Nous allons, au cours de cette étude, nous efforcer d’expliciter le sens de ce concept, ses différents degrés, ainsi que ses multiples conséquences sur le plan individuel et social.
Aucun concept coranique ne semble avoir été traduit de façon aussi différente que celui de taqwâ : tantôt évoquée par "piété" [4], tantôt par "crainte", "crainte de Dieu" ou encore "abstention", la taqwâ ne peut cependant être réduite à ces notions bien qu’elles fassent partie de ses effets. Néanmoins, définir une chose par certains de ses effets ne peut que s’avérer imprécis et confus.
Le mot taqwâ est issu de la racine waqâ signifiant prémunir, préserver ou encore protéger. La taqwâ exprime donc l’idée de préserver une chose de tout ce qui peut lui porter atteinte ou faire obstacle à sa réalisation et l’atteinte de sa propre perfection. [5]
Dans le monde matériel, chaque être humain cherche à se préserver de multiples dangers pouvant atteindre son corps par des moyens divers : des vaccins, une certaine hygiène de vie… Dans des milieux plus sensibles, un plongeur ou un astronaute par exemple protège son corps de l’attaque du froid ou de gaz nocifs par une combinaison appropriée et en se prémunissant de bouteilles d’oxygène. De même, dans un contexte religieux, la taqwâ fait référence au fait de préserver son l’âme face à toute chose pouvant lui nuire et l’éloigner de sa vérité profonde. [6] A ce titre, le Coran présente la taqwâ comme un "vêtement" : "O enfants d’Adam ! Nous avons fait descendre sur vous un vêtement pour cacher vos nudités, ainsi que des parures. - Mais le vêtement de la taqwâ voilà qui est meilleur" (7:26). Tout comme le vêtement extérieur protège le corps des diverses agressions du monde extérieur, le vêtement de la taqwâ permet de préserver l’âme des différentes tentations et épreuves de la vie de ce monde qui tendent à l’éloigner de son Créateur.
En d’autres termes, la taqwâ est un état psychologique et spirituel fondé sur la foi et la connaissance de soi, dont l’une des conséquences est l’effort de s’abstenir de tout péché et de ce qui contrevient aux lois établies par Dieu – qui ne sont autre que des moyens de réaliser sa propre vérité. La taqwâ n’est donc pas spécifiquement un attribut de la religion, mais bien de l’être humain.
En outre, ce concept est basé sur une conception de l’homme selon laquelle la vérité profonde de ce dernier ne réside pas dans son apparence matérielle, mais consiste en une réalité immatérielle qu’il se doit de préserver et de faire croître de la meilleure façon possible. [7] Cette réalité, qui est son âme insufflée par Dieu, fait de lui un lieu-tenant (khalifa) de Dieu sur terre qui détient en puissance l’ensemble des Noms divins qu’il doit s’efforcer d’actualiser au travers de ses pensées et actes. Par conséquent, la taqwâ est un moyen permettant la domination du moi réel sur cet autre moi physique animé de mille passions et voué à disparaître. C’est une recherche constante d’une maîtrise de soi et de la réalisation d’un équilibre entre l’ensemble des facultés humaines, chacune étant employée sans excès au moment approprié. En réalisant cette harmonie, l’être humain pourra alors devenir peu à peu la manifestation des attributs de Justice, d’Amour, de Pardon...
Les conséquences d’un tel état sont nombreuses : la taqwâ entraîne notamment un sentiment de crainte du châtiment divin et d’espoir en Sa miséricorde, mais aussi le renforcement de la volonté, la patience face aux épreuves [8], le remerciement des grâces… Elle est donc une source de fortification de l’âme lui facilitant son cheminement vers l’Au-delà, et est dans ce sens également qualifiée de "provision" : "Et prenez vos provisions ; mais vraiment la meilleure provision est la taqwâ." (2:197).
En résumé, comprendre la notion de taqwâ implique de faire appel à tout un ensemble de concepts et à une conception particulière de l’homme. En outre, dans de nombreux versets du Coran, la taqwâ est employée en faisant plus spécifiquement référence à certaines de ses conséquences telles que la piété, la crainte, l’espoir… Il est donc impossible de présenter une traduction précise de ce mot en français qui pourrait convenir à tous les cas d’occurrence. Nous avons donc choisi ici de conserver ce terme tel quel dans sa version arabe originelle. Dans le Coran, les personnes pratiquant la taqwâ sont évoquées par le mot mottaqin, terme dérivé de ittiqâ’ qui exprime la même idée de "conservation" ou "défense", et que nous reprenons également au cours de cet article. [9]
Qualifiée métaphoriquement de "vêtement" et de "provision", la réalité même de la taqwâ est présentée par le Coran comme étant une inspiration divine dans l’âme : "Et par l’âme et Celui qui l’a harmonieusement façonnée ; et lui a alors inspiré son immoralité, de même que sa taqwâ." (91:7-8).
Selon ’Allâmeh Tabâtabâ’i, il existe en réalité deux sortes de taqwâ : l’une est innée et prend sa source dans la nature divine originelle de l’homme (fitra), qui est naturellement prédisposée à accepter le message des prophètes. [10] C’est de cette taqwâ dont il est question dans le verset présentant le Coran comme "un guide pour ceux qui font preuve de taqwâ (al-mottaqin)" (2:2) [11]. La seconde est l’une des conséquences de la foi en la révélation, et vient renforcer la première : "Quant à ceux qui se mirent sur la bonne voie, Il les guida encore plus et leur inspira leur taqwâ" (47:17). Par conséquent, la taqwâ fait partie des dispositions naturelles de l’homme mais doit être sans cesse entretenue. L’effort pour renforcer et conserver cet état spirituel se situe donc à la base de toute éducation spirituelle. [12] Dans ce sens, certaines obligations religieuses comme le jeûne qui en font partie permettent de renforcer la taqwâ : "O les croyants ! On vous a prescrit le jeûne […], ainsi atteindrez-vous la taqwâ" (2:183).
La taqwâ est une disposition spirituelle qui prend sa source non pas dans les actes, mais dans les cœurs : "Quiconque exalte les injonctions sacrées de Dieu, s’inspire en effet de la taqwâ des cœurs." (22:32). L’apparence de nombreux actes est en effet similaire : une prière faite pour Dieu ou par orgueil, une relation sexuelle entre deux époux ou lors d’un adultère… dès lors, seul l’acte qui prend sa source dans cette réalité spirituelle intérieure sera considéré comme bon et acceptable.
La taqwâ est la base sur laquelle doit reposer le lien du croyant avec Dieu : ""O Mes serviteurs qui avez cru ! Faites preuve de taqwâ envers votre Seigneur" (39:10) ; "Faites preuve de taqwâ envers Dieu donc, ô vous qui êtes doués d’intelligence, vous qui avez la foi." (65:10). [13] Cet état spirituel d’attention permanente permet l’atteinte d’une plus grande proximité avec Dieu : "Certes, Dieu est avec ceux qui ont fait preuve de taqwâ" (16:128). Le Coran souligne également cet aspect dans le cadre de la critique des pratiques sacrificielles de l’époque de la révélation : "Ni leurs chairs ni leurs sangs n’atteindront Dieu, mais ce qui L’atteint de votre part c’est la taqwâ." (22:37).
La taqwâ n’étant autre, comme nous l’avons dit, que la recherche constante de sa propre perfection sur la base du respect des lois divines, ceux qui s’efforcent dans cette voie sont présentés comme ceux à qui revient une énorme récompense (3:1712) et à qui le paradis est promis : "Et ceux qui avaient fait preuve de taqwâ (ittaqû) envers leur Seigneur seront conduits par groupes au Paradis." (39:73) ; "Tel est le paradis qui a été à ceux qui ont fait preuve de taqwâ" (13:35). A l’inverse, l’absence de taqwâ, toujours associée à l’absence de foi, est source de perdition : "Si les habitants des cités avaient cru et fait preuve de taqwâ (ittaqû), Nous leur aurions certainement accordé des bénédictions du ciel et de la terre. Mais ils ont démenti et Nous les avons donc saisis pour ce qu’ils avaient acquis." (7:96). De ces versets, nous pouvons donc déduire que "la bonne fin est réservée à la taqwâ." (20:132).
Le Coran enjoint le croyant à faire preuve de taqwâ dans sa vie privée, notamment dans ses relations conjugales (4:129), s’il décide de divorcer (65:1) ou encore concernant ses conjectures sur autrui (49:12). Outre cette dimension personnelle, il est intéressant de constater que tout au long du Coran, la nécessité de respecter la taqwâ dans les différents domaines de la vie sociale est soulignée, notamment dans le domaine financier (3:130), lors de la contraction d’une dette (2:282), d’un témoignage (5:8), de l’application du talion (2:194), ou encore de la fondation d’une mosquée (9:108-109). [14] La taqwâ est également associée aux bonnes œuvres (5.93), ainsi qu’à la notion d’équité : "Pratiquez l’équité : cela est plus proche de la taqwâ" (5:8). Nous comprenons ici que chaque aspect de l’existence implique une taqwâ particulière : faire preuve de taqwâ dans le commerce signifie éviter de dépenser son argent dans des transactions vaines et non utiles aux autres, le taqwâ dans l’enseignement consiste à respecter les besoins de chacun et à n’enseigner que ce qui participe au perfectionnement de la personne, etc. La taqwâ est donc un état qui doit embrasser l’ensemble des aspects de la vie du croyant et devenir une source qui irrigue l’ensemble des pensées et actes. [15] Loin d’être une attitude consistant à fuir les aspects mondains de l’existence, le vêtement de la taqwâ invite au contraire à s’y confronter sans pour autant être affecté par les dangers qu’ils peuvent entrainer. Un mottaqi peut ainsi être comparé à une personne se rendant dans un milieu potentiellement affecté de multiples bactéries et microbes mais qui, grâce au développement de son système de défense immunitaire, reste préservée de toute atteinte.
Toute vie en société nécessite l’édiction de lois afin de garantir les droits et la sécurité de ses différents membres – il est ici question de lois fondamentales et universelles telles que l’interdiction de tuer son prochain, de voler, de violer ses engagements… et non de lois religieuses au sens strict. Le respect de ces lois implique à son tour la création de forces permettant leur application et punissant tout contrevenant par différents types de peines. Cependant, dans la majorité des cas, une société ne peut empêcher ses membres de se livrer à des actes répréhensibles dans l’intimité ou encore dans l’espace public en cas d’absence d’un pouvoir contraignant. Ainsi, l’ordre apparent de la plupart des sociétés contemporaines est éminemment précaire : il suffit d’une coupure d’électricité pour que des magasins soient pillés, ou que les radars ne fonctionnent plus pour que les limitations de vitesse appartiennent soudain au passé.
Nous le voyons, la base du respect des lois dans la plupart des sociétés est basée sur le fait qu’elles garantissent les intérêts individuels ou sur une crainte des conséquences liées à leur violation. Cependant, lorsque les circonstances et intérêts changent, ces lois sont aisément outrepassées. La seule source permettant le respect d’une loi [16] en public et dans l’intimité, et ce quelles que soient les circonstances, est la taqwâ qui elle-même repose sur la croyance que ce monde a un Créateur unique et éternel, qui embrasse de Sa présence et de Sa science le moindre atome du monde, et vers lequel reviendront les hommes pour être jugés selon leurs actes : "Tu ne te trouveras dans aucune situation, tu ne réciteras aucun passage du Coran, vous n’accomplirez aucun acte sans que Nous soyons témoin au moment où vous l’entreprendrez. Il n’échappe à ton seigneur ni le poids d’un atome sur terre ou dans le ciel" (10:61) ou encore : "Quiconque fait un bien fût-ce du poids d’un atome, le verra, et quiconque fait un mal fût-ce du poids d’un atome, le verra" (99:7-8). Une personne qui croit réellement que chacun de ses actes est observé et jugé sera incitée à rechercher la satisfaction de Dieu en toutes circonstances. L’histoire de Yûssof (Joseph) telle que présentée dans le Coran, notamment lorsque celui-ci résiste à l’invitation de Zoleykhâ, est l’un des plus hauts exemples de cet état spirituel de l’âme qu’est la taqwâ et qui, lorsqu’il atteint ses plus hauts degrés, gouverne l’ensemble des autres facultés pour les préserver de tout faux-pas : "Et elle le désira. Et il l’aurait désirée n’eût été ce qu’il vit comme preuve évidente de son Seigneur" (12:24).
La taqwâ a également un rôle essentiel dans le domaine de la connaissance. Si elle ne peut produire en elle-même un système de pensée particulier, elle n’en est pas moins la condition de son apparition.
L’un des objectifs de l’homme est, comme nous l’avons vu, d’établir une harmonie entre les différents instincts, sentiments et capacités qui composent son être sans que l’un domine l’autre et empêche le perfectionnement de son âme. Si au contraire un être jouit à l’excès de l’un des aspects de son existence, comme le plaisir gustatif ou sexuel par exemple, il prendra une importance démesurée et sa pensée aura tendance à considérer la réalité au travers de ce prisme – comme c’est notamment le cas du freudisme avec le concept de "sublimation" qui réduit les plus hautes dimensions de l’activité humaine à des pulsions sexuelles refoulées.
Face à cela, en ce qu’elle permet la réalisation d’un tel équilibre, la taqwâ est considérée par le Coran comme la condition d’une vision juste et mesurée de la réalité, exempte de l’emprise des instincts et chimères qui tendent à la réduire à leur sphère limitée : "O vous qui croyez ! Si vous craignez Dieu, Il vous accordera la faculté de discernement." (8:29) ; "Faites preuve de taqwâ envers Moi, ô doués d’intelligence !" La perspicacité ne concerne ici pas seulement la connaissance spéculative, mais aussi l’ensemble des comportements concernant les aspects pratiques de l’existence : "Ceux qui font preuve de taqwâ, lorsqu’une suggestion du Diable les touche se rappellent [du châtiment de Dieu] : et les voilà devenus clairvoyants." (7:201). Elle souligne également que le discernement est un don divin qui dépend du degré de taqwâ du croyant dans la voie qu’il a choisie. La taqwâ permet ultimement d’être plus conscient de ses défauts, plus sensible aux autres et aux beautés spirituelles du monde… tandis que son absence empêche la perception de la vérité au-delà de l’apparence des choses : "Ils ont des cœurs, mais ne comprennent pas. Ils ont des yeux, mais ne voient pas. Ils ont des oreilles, mais n’entendent pas." (7:179).
Comme nous l’avons évoqué, la taqwâ est issue de la croyance en l’Au-delà et de l’existence d’un jour durant lequel l’ensemble des actes du croyant seront jugés et déterminera sa demeure éternelle. Si la majorité des croyants agit conformément aux prescriptions religieuses et fait preuve de taqwâ par espoir d’une rétribution ou crainte d’une punition, le Coran fait également référence à un état spirituel plus élevé : celui où l’homme n’agit pas pour lui-même (garantir sa propre félicité au Paradis ou être sauvé de l’Enfer), mais uniquement pour Dieu et l’obtention de Sa satisfaction [17] : "Aux croyants et aux croyantes, Dieu a promis des Jardins sous lesquels coulent les ruisseaux, pour qu’ils y demeurent éternellement, et des demeures excellentes, aux jardins d’Eden [du séjour permanent]. Et la satisfaction (ridwân) de Dieu est plus grande encore, et c’est là l’énorme succès." (9:72). Ici, la motivation de l’adoration n’est ni la peur ni l’espoir, mais prend sa source dans une connaissance de Dieu qui détient "les noms les plus beaux" (7:180) et qui a "qui a bien fait (ahsana) tout ce qu’Il a créé" (32:7). La connaissance de ces perfections et de la beauté divine – dont l’ensemble du monde est une manifestation - est à la base d’une adoration fondée sur l’amour et la recherche de la satisfaction de l’Aimé : c’est dans ce sens que nous pouvons comprendre cette parole de l’Imâm Sâdeq : "La religion est-elle autre chose que l’amour ? (hal al-din illa al-hobb ?)" [18], faisant écho au verset "Si vraiment vous aimez Dieu, suivez-moi et Dieu vous aimera" (3:31).
Seul l’amour permet d’atteindre le sens profond de l’unicité divine (tawhid). A l’inverse, le fait d’adorer Dieu "en vue de", c’est-à-dire par espoir d’obtenir le Paradis ou par peur de l’Enfer, implique en réalité une sorte d’associationnisme (shirk), car la personne qui adore Dieu par peur ou espoir a en réalité recours à Dieu en tant que moyen d’obtenir autre chose : le but de l’adoration n’est pas Dieu, mais la personne elle-même. Ainsi, selon l’Imâm Sâdeq, « certains serviteurs sont de trois sortes : des gens qui servent Dieu par crainte [d’un châtiment] - c’est là servir en esclaves ; des gens qui servent Dieu par convoitise [d’une rétribution] - c’est là servir en salariés ; et des gens qui servent Dieu par amour - c’est là servir en hommes libres". [19]
Les hommes libres sont animés d’une clairvoyance et d’un amour qui les conduit à voir l’ensemble des aspects du monde comme autant de manifestations de l’Aimé, et à les aimer en tant que manifestations de Sa volonté. Dès lors, toute peur disparaît : "En vérité, les bien-aimés de Dieu seront à l’abri de toute crainte, et ils ne seront point affligés, ceux qui croient et qui font preuve de taqwâ envers [Dieu]" (10:62-63). A ce stade, la taqwâ atteint un tel degré que le croyant ne se contente plus d’éviter les péchés – petits ou grands -, mais tout son être devient immergé dans le rappel (zhikr) de Dieu tandis que l’ensemble de ses actes n’est plus qu’un élan unique visant à obtenir Sa satisfaction. [20]
Plusieurs versets du Coran font référence au fait que, au Jour de la résurrection, la majorité des amitiés et liens apparents unissant les hommes disparaîtront. Cependant, un verset évoque une exception : "Les amis, ce jour-là, seront ennemis les uns des autres ; excepté les mottaqin." (43:67). Cela s’explique par le fait que l’amitié des mottaqin n’est pas fondée sur l’atteinte d’intérêts matériels ou une jouissance des plaisirs de ce monde, mais sur une même quête de Dieu et la recherche de Sa satisfaction. Or, seule cette dimension est teintée d’éternité et subsistera dans l’autre monde, alors que tous les intérêts et plaisirs liés à ce monde auront cessé d’exister, et donc avec eux les amitiés qu’ils avaient suscitées.21
Loin d’être une limitation de l’homme et de l’enfermer dans le strict respect de règles particulières, la taqwâ est au contraire l’instrument de sa préservation mais aussi de sa libération : du statut d’esclave de ses passions, il accède à celui d’un être maître de lui-même qui emploie l’ensemble des aspects de son être dans la voie de son perfectionnement. Une limitation est ce qui prive l’homme d’une grâce : nous voyons ici qu’au contraire, la taqwâ est justement ce qui favorise de multiples dons et permet à l’homme d’accéder à la félicité : "Et quiconque fait preuve de taqwâ envers Dieu, il lui donnera une issue favorable, et lui accordera Ses dons par [des moyens] sur lesquels il ne comptait pas." (65:2-3). Loin d’avoir seulement une dimension négative d’abstention, la taqwâ doit au contraire accompagner le croyant dans l’ensemble des aspects de sa vie et se muer en une force libératrice.
L’invitation à la taqwâ distillée tout au long du Coran n’est autre qu’une invitation à actualiser et perfectionner sa propre vérité profonde, c’est-à-dire la nature divine originelle (fitra) selon laquelle l’homme a été créé. La taqwâ peut également être considérée comme l’esprit même de la foi étant à la source de toute véritable réforme de soi-même et de la société. A travers l’appel incessant à la taqwâ, le Coran vise donc à faire prendre conscience à l’homme combien sont vains ses efforts en vue d’acquérir honorabilité et distinction au travers des biens matériels, de sa beauté, de ses ascendance familiales… – car seule la taqwâ élève réellement l’homme et lui permet d’arriver à sa félicité : "Le plus noble d’entre vous, auprès de Dieu, est celui parmi vous qui fait le plus preuve de taqwâ (atqakum)."(49:13). C’est par elle que l’homme est sauvé et atteint son but, et à ce titre, elle est véritablement "la meilleure provision" (2:197) dans cette vie et dans l’Au-delà.
Bibliographie :
Seyyed Mohammad-Hossein Tabâtabâ’i, Tafsir al-Mizân, vol. 1, pp. 69-70 ; vol. 3, p. 175 et 569 ; vol. 5, pp. 437-440 ; vol. 8, p. 86 ; vol. 11, pp. 210-224 ; vol. 14, p. 528 ; vol. 16, p. 457 ; vol. 18, p. 181 et 489, traduction persane de Seyyed Mohammad Bâqer Moussavi Hamedâni, Daftar-e enteshârât-e eslâmi, Qom.
’Allâmeh Tehrâni, Anvâr-e Malakout (Les lumière du Malakût), Vol. 1, ’Arsh-e Andisheh.
Motahhari, Mortezâ, Ashenâ’i bâ Qo’rân (Connaissance avec le Coran), Vol. 6 et 8.
Motahari, Mortezâ, Dah Goftâr (Dix discours), Editions Sadrâ.
[1] La suite de cette sourate évoque en ces termes les caractéristiques des mottaqin : ce sont ceux "qui croient à l’invisible, accomplissent la prière et dépensent [dans l’obéissance à Dieu] de ce que Nous leur avons attribué, ceux qui croient à ce qui t’a [Mohammad] été descendu [révélé] et à ce qui a été descendu avant toi et qui croient fermement à la vie future." (2:3-4). Ils sont considérés comme ceux "qui réussissent" (2:5) dans cette vie et dans l’Au-delà. Les versets 15 à 17 de la sourate Al-e Omran font également référence à cinq caractéristiques des mottaqin : ""Pour ceux qui ont fait preuve de taqwâ (lil-lathin ittaqou) il y a, auprès de leur Seigneur, des jardins sous lesquels coulent les ruisseaux, pour y demeurer éternellement, et aussi, des épouses purifiées, et l’agrément de Dieu.” Et Dieu est Clairvoyant sur [Ses] serviteurs, qui disent : "O notre Seigneur, nous avons foi ; pardonne-nous donc nos péchés, et protège-nous du châtiment du Feu”, ce sont les endurants, les véridiques, les obéissants, ceux qui dépensent [dans le sentier de Dieu] et ceux qui implorent pardon juste avant l’aube" (3:15-17).
[2] Ainsi, selon une logique religieuse, la distinction entre les êtres humains ne se réalise ni sur la base de la richesse, ni même des bonnes actions qui peuvent être animées par des motifs très différents, mais est fondée sur la taqwâ.
[3] Nous pouvons également évoquer la sourate "Les poètes", qui évoque l’invitation des différents prophètes par cette phrase : "Faites preuve de taqwâ (ittaqû) envers Dieu et obéissez-moi" (26:110 ; ce verset est répété à plusieurs reprises dans cette sourate et son contenu attribué à différents prophètes tels que Noé, Houd, Salih, Loth, Shuayb…)
[4] La piété est définie par Le Petit Robert comme un "fervent attachement au service de Dieu, aux devoirs et aux pratiques de la religion". Elle est donc l’une des conséquences de la taqwâ mais ne la résume en aucun cas.
[5] Le terme de taqwâ ne signifie donc pas en soi l’abstention, même si le fait de s’abstenir de tout ce qui éloigne l’homme de sa propre perfection fait partie de ces conséquences logiques. Cf. ’Allâmeh Tehrâni, Anwâr-e Malakout, Vol. 1, ’Arsh-e Andisheh, p. 30.
[6] ’Allâmeh Tehrâni, Anwâr-e Malakout, Vol. 1, ’Arsh-e Andisheh, ibid., p. 31.
[7] L’un des concepts pouvant être considéré comme s’opposant à la taqwâ est celui de fisq. Cette notion, que l’on traduit souvent par "perversité", a en réalité un sens beaucoup plus profond qui s’enracine dans la vision de l’homme que nous avons évoquée. Le sens originel de ce mot évoque la sortie du noyau de l’intérieur de la datte fraîche. Tout comme le noyau sortant de la datte abandonne son enveloppe sucrée et utile, le fâsiq (c’est-à-dire celui qui pratique le fisq) se déprend du vêtement de l’obéissance à Dieu et, de par ses actes, détruit ce qui fait la valeur de sa personnalité. Il se rend dès lors incapable d’être guidé et de se perfectionner : "Nous avons fait descendre vers toi des signes évidents. Et seuls les fâsiqin n’y croient pas." (2:99). Les fâsiqin sont également ceux pour qui les versets et exemples cités par Dieu sont une source de perdition, et non de guidance : "Certes, Dieu ne se gêne point de citer en exemple n’importe quoi : un moustique ou quoi que ce soit au-dessus ; quant aux croyants, ils savent bien qu’il s’agit de la vérité venant de la part de leur Seigneur ; quant aux infidèles, ils se demandent “Qu’a voulu dire Dieu par un tel exemple ?”. Par cela, nombreux sont ceux qu’Il égare et nombreux sont ceux qu’Il guide ; mais Il n’égare par cela que ceux qui font preuve de fisq (fâsiqin)." (2:26).
[8] Le fait de remercier consiste à utiliser toute chose dans la voie où elle doit être utilisée, et à placer chaque chose là où elle doit être. Dans ce sens, la patience lors des épreuves est une sorte de remerciement et d’acceptation du décret divin.
[9] Faire preuve de taqwâ envers Dieu, comme cela est constamment répété dans le Coran, signifie donc notamment préserver sa personne face au châtiment divin.
[10] La raison en est que loin d’aller à son encontre ou de chercher à l’étouffer, le message des prophètes s’enracine au contraire dans la nature même de l’homme.
[11] Selon ’Allameh Tabâtabâ’i, les mottaqin font référence à l’ensemble des croyants et la taqwâ embrasse l’ensemble des manifestations de la foi même si, comme cette dernière, elle comporte différents degrés.
[12] Dans ce sens, l’homme est "protégé" par la taqwâ, mais il doit lui-même s’efforcer de protéger et conserver cet état en lui-même. De même, la taqwâ est un moyen de rapprochement de Dieu, mais le croyant doit également demander à Dieu de fortifier et de renforcer cet état en lui.
[13] Cet aspect est évoqué dans d’autres versets, tels que : "O notre Seigneur, nous avons foi ; pardonne-nous donc nos péchés, et protège-nous (waqinâ) du châtiment du Feu" (3:16) ou encore : "Craignez le Feu préparé pour les mécréants." (3:131). Un autre verset souligne que "c’est Lui [Dieu] qui est Le plus digne de taqwâ" (74:56).
[14] Ces versets invitent directement le croyant à fonder la mosquée sur la taqwâ : "Ne te tient jamais dans [cette mosquée]. Car une mosquée fondée dès le premier jour sur la taqwâ est plus digne que tu t’y tiennes debout [pour y prier] […] Lequel est plus méritant ? Est-ce celui qui a fondé son édifice sur la taqwâ et l’agrément de Dieu, ou bien celui qui a placé les assises de sa construction sur le bord d’une falaise croulante et qui croula avec lui dans le feu de l’Enfer ?" (9:108-109).
[15] D’autres versets du Coran se livrent à une description des personnes pratiquant la taqwâ, en soulignant divers aspects de leurs vie spirituelle et sociale, alliant profonde piété personnelle à un engagement dans la société auprès des plus pauvres : "Les mottaqin seront dans des Jardins et [parmi] des sources, recevant ce que leur Seigneur leur aura donné. Car ils ont été auparavant de bienfaisants : ils dormaient peu, la nuit, et aux dernières heures de la nuit ils imploraient le pardon [de Dieu] ; et dans leurs biens, il y avait un droit au mendiant et au déshérité." (51:16-19).
[16] Nous parlons encore une fois ici des lois qui permettent le bon fonctionnement moral et matériel de toute société humaine, et qui sont acceptées par tous les hommes comme l’interdiction de tuer, de voler ou encore la mise en place d’un code de la route, etc. (et non pas des lois particulières pouvant être fondées sur la défense de certains intérêts et dont le bienfondé peut parfois être aisément contesté).
[17] Le Coran fait référence à ces trois états dans ce verset : "Et dans l’Au-delà, il y a dur châtiment, et aussi pardon et agrément (ridwân) de Dieu. Et la vie présente n’est que jouissance trompeuse" (57:20).
[18] Tafsir al-‘Ayâshi : 1/168/28.
[19] Traduction de Yahya Bonaud dans la traduction française de L’ةpître de la quintessence à propos du cheminement spirituel des gens doués de cœurs intelligents de Hazrat-e Allâmah آyatollâh Hâddj Sayyed Mohammad Hossein Hosseini Tehrâni.
[20] A ce propos, nous pouvons citer l’exemple de Khâjeh Nassir al-Din Toussi évoqué par ’Allâmeh Helli : ce dernier raconte qu’il a vécu 11 ans avec lui, et que durant toutes ces années l’ensemble de ses actes était ou obligatoires au sens religieux (vâjeb), ou recommandés (mostahabb). Ce stade est celui de la sincérité (ikhlâs), auquel il est fait allusion dans plusieurs versets du Coran : "Adore donc Dieu en Lui vouant un culte exclusif (mokhlis)" (39:2). Selon le Coran, seules les personnes arrivées au rang du ikhlâs peuvent décrire Dieu comme il se doit (37:159-160), alors que le Diable n’a plus aucun pouvoir sur eux (38:82-83).
Le Coran évoque également le regret suscité par les amitiés uniquement fondées sur les intérêts terrestres dans l’autre monde en ces termes : "Malheur à moi ! Hélas ! Si seulement je n’avais pas pris "un tel" pour ami !... Il m’a, en effet, égaré loin du rappel, après qu’il me soit parvenu" (25:28-29).