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La Forêt, une nouvelle de Houshang Morâdî Kermânî
Houshang Morâdî Kermânî
traduit par
- Houshang Morâdî Kermânî
Houshang Morâdi Kermâni est l’un des auteurs des contes pour enfant les plus connus d’Iran. Il est né le 7 septembre 1944 à Sirtch, village situé à proximité de Kermân, dans un milieu pauvre et défavorisé. Il débuta ses études primaires dans son village natal et les continua à Kermân, puis à Téhéran où il obtint une licence en langue et littérature anglaises. Il commença sa carrière d’écrivain en 1960 à Kermân en coopérant avec la radio locale de cette ville. Il publia sa première nouvelle en 1968. Intitulée « Notre ruelle à nous, les heureux », elle fut publiée dans la revue Khoucheh. L’histoire avait un ton plutôt humoristique. La nouvelle intitulée "Batcheh-hâ-ye qâli bâftkhâneh" (Les enfants de l’atelier de tapis) remporta en 1980 le Prix de l’Assemblée des livres pour enfants et en 1986, le Prix universel d’Andersen.
En 1992, il fut élu auteur-phare de l’année par des juges du prix universel Hans Christian Andersen. En 1974, il écrivit Ghesseh-hâye Majid (Les histoires de Madjid) inspirées de sa propre vie, qui lui permirent de remporter le prix du « Livre élu de 1985 ». Houshang Morâdi Kermâni est actuellement un auteur connu aussi bien en Iran qu’à l’étranger et ses romans et nouvelles ont été traduits en plusieurs langues et couronnés plus d’une fois par des prix internationaux. Parmi ses œuvres, nous pouvons citer Nakhl (le Dattier), Mosht bar poust (Le poing sur la peau), Ma’soumeh, Man ghazâl-e tarsideh-i hastam (Je suis une gazelle apeurée) ; des scénarios comme Tic-tac ou Kiseh-ye berenj (Le sac de riz), et enfin des pièces de théâtre, notamment Kaboutar touye kouzeh (Le pigeon dans la cruche), Pahlavân va jarrâh (L’athlète et le chirurgien), et Ma’mouriyat (Mission) écrit pour la télévision. En 2005, 31 ans après la publication des Histoires de Madjid, l’auteur consigne sa propre vie sous le titre de Shomâ ke gharib-e nistid (Vous à qui je peux tout dire), où il évoque ses souvenirs.
Devant la tranchée, il y avait un tonneau d’eau dont le robinet fuyait. La terre chaude et sèche suçait les gouttes d’eau. Le soleil brillait dans le ciel et sa chaleur brûlait la plaine. La barricade était derrière le premier rempart. Un moineau vint se poser sur le tonneau et commença à pépier.
Il y avait vingt jours qu’aucune attaque n’était survenue, et les soldats des deux côtés continuaient à l’attendre. C’était un silence amer et effrayant. Le soldat regarda le moineau et dit : "Mon invité quotidien est venu".
Il prit son verre du thé et s’assit à côté du tonneau. Il lui dit : Qu’est-ce qui se passe là-bas ? Puis il fit un signe en direction du front et demanda : "Tu es leur espion ou le nôtre ?" Le moineau se posa sur le robinet du tonneau, pencha sa tête et but de l’eau.
Un soldat, qui était dans la tranchée, dit à haute voix : "C’est un espion bilatéral, qui boit ici et prend son grain là-bas". Le soldat rétorqua : "Tant mieux pour lui ; il ne comprend rien à la guerre.
- Comment tu sais qu’il ne comprend rien à la guerre ?"
Le moineau releva sa tête et s’envola. Le soldat suivit son vol. Il s’éloigna et disparut peu à peu. Le soldat voyait la noirceur des dattiers de l’autre côté. Il pensa que maintenant, le moineau s’était assis sur un dattier de l’ennemi et qu’il était en train de becqueter une datte mûre. Le sergent cria :
"Tu es reparti dans la forêt ? Combien de fois dois-je te rappeler de ne pas y aller ! Tu vas être vu."
Sirotant son thé, le soldat dit :
"Tu sais, je viens de la forêt. J’aimerais y mourir. Vois comme elle est pleine ! Les feuilles ont si bien poussé qu’on ne voit plus le ciel. Quand j’étais enfant, j’y allais souvent avec mon père. Il était garde forestier.
-Tu es fou ! Si un obus tombe devant toi, tu disparaîtras ! Maintenant continue d’y aller !," dit un autre soldat.
Le soldat écarta quelques cailloux éparpillés sur le sol autour de la "Forêt". Deux feuilles vertes et délicates étaient sorties de la terre mouillée. L’eau, qui s’en échappait goutte à goutte, l’arrosait.
Il y a quelques jours, le soldat avait voulu se laver le visage. Soudain, il avait vu des herbes qui avaient poussé à l’endroit où l’eau gouttait. L’herbe poussait de plus en plus. Le soldat la montra à ses amis :
"Voilà, c’est une forêt !
-Non, c’est juste un jardinet. Pas une forêt.
-Vous pouvez deviner de quelle plante il s’agit ?
-C’est des haricots.
-Du riz.
-Des lentilles, du blé.
-De l’orge."
Chacun proférait un avis.
"Et personne ne sait d’où cette graine est venue !... Pousser dans un désert pareil, même les épines ont du mal à grandir !
- C’est la vie elle-même. Elle existe partout. C’est comme l’amour et l’amitié qui poussent partout.
-Pitié ! Encore de la poésie ! Je te l’ai déjà dit : tu lis beaucoup trop !
-Peut-être que c’est le moineau qui a emmené la graine de l’autre côté du front.
- Peut-être. Mais maintenant, elle s’appelle "Forêt"."
Les après-midis, les soldats venaient s’asseoir devant la tranchée, autour de la plante, pour boire du thé, la regarder pousser et se parler.
Chaque jour, le soldat forestier allait dans la forêt. Il passait à travers les longues herbes et les fleurs sauvages, au-dessous des arbres et longeant les arbustes. Il touchait le tronc mousseux des arbres, entendait le bruit des oiseaux et cueillait des figues sauvages puis rentrait. Le père restait dans sa cabine, seul, gardien, et surveillait la forêt pour empêcher les bûcherons de couper les arbres. A cette époque-là, le soldat avait huit ans. Il en a maintenant seize.
Il était en train de se coucher. Un nuage mince le surveillait du ciel. La lumière du soleil était derrière le nuage. Il était rouge comme s’il avait pris feu.
Pendant la nuit, les soldats sortirent des abris. Des colonnes de vieux et de jeunes gens attaquèrent. De l’autre côté, on tirait des fusées éclairantes qui illuminaient la plaine. Les soldats se dispersaient dans le champ. L’ennemi était devant eux, le canon et le feu au-dessus de leurs têtes.
Le bruit d’explosion des canons, des mines et des blindages se confondaient à ceux des cris, des gémissements et des hurlements des avions. Une odeur de poudre, de terre, de sang, de chair et d’os brûlés prenait à la gorge.
Les soldats reculèrent, mais certains voulaient continuer. C’était l’aube et la plaine s’éclaircissait. Les détonations n’avaient pas cessé. La plaine avait été fusillée par les canons, qui mettaient le sol en pièces et les soldats blessés roulaient sur la terre.
En reculant, le soldat forestier passa à côté de leur tranchée. Il vit le tonneau percé dans un coin. Il alla vers sa Forêt. Celle-ci s’était cachée derrière un amas de terre.
Un obus explosa à quelques pas de lui. Il s’allongea mais le carquois de l’obus s’enfonça dans sa cuisse. Il cria, se tordit, puis tomba à côté de la Forêt. Deux soldats vinrent, ils prirent le blessé et l’emportèrent.
Le soldat marchait dans la cour de l’hôpital avec ses béquilles. Le jardinier arrosait les pots. Ses parents étaient venus pour l’emmener à la maison.
Le moineau s’envola par dessus la plaine. Il passa au-dessus des dattiers brûlés, de la plaine ensanglantée, labourée et sanglante, des abris détruits, des défroques militaires et des véhicules blindés troués et oubliés, puis alla se poser sur le tonneau. Il n’y avait ni soldat, ni goutte d’eau dans le tonneau. Il pépia, puis regarda la terre et vit la Forêt. La plante s’était enracinée dans la terre. Elle avait sucé l’humidité du sol et était maintenant devenue un beau brin de blé avec un petit épi. L’herbe avait courbé son épi sur un tas de terre. Elle était seule et assoiffée. Elle avait dormi mais elle avait fait un cauchemar sur la guerre. Elle frissonnait de peur. Le moineau alla vers elle ; il l’a becqueta et la réveilla. La guerre avait pris fin. Il prit un grain de l’épi et le mangea.
Il y avait du vent, un vent doux et frais. Il y avait des nuages dans le ciel. La forêt assoiffée dansait sous la pluie. Le moineau s’envola en haut du fil de fer barbelé pour aller à l’autre côté de la frontière et s’assit sur un dattier.
[1] Houshang Morâdi Kermâni, Tanour va dâstânhâ-ye digar (Le four et autres histoires), Téhéran, Ed. Parvin, 1388 (2009)