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Après Syngué Sabour, qui lui valut le prix Goncourt 2008, l’écrivain afghan francophone Atiq Rahimi revient avec un livre intitulé Maudit soit Dostoïevski qui questionne le sens de la culpabilité dans un pays où règnent violence et chaos : l’Afghanistan.
Rassoul, le personnage principal, assassine une vieille rentière, nana Alia, pour la punir de ce qu’elle a fait endurer à sa fiancée, Souphia, qu’elle forçait à se prostituer. Entre culpabilité et volonté d’expiation, le personnage principal cherche à faire reconnaître son crime, lors de la guerre civile des années 90.
L’histoire s’ouvre sur la scène du crime de laquelle tout part, tout s’enchaîne.
A peine Rassoul a-t-il levé la hache pour l’abattre sur la tête de la vieille dame que l’histoire de Crime et châtiment lui traverse l’esprit. Elle le foudroie. Ses bras tressaillent ; ses jambes vacillent. Et la hache lui échappe des mains. Elle fend le crâne de la femme, et s’y enfonce. Sans un cri, la vieille s’écroule sur le tapis rouge et noir. Son voile aux motifs de fleurs de pommier flotte dans l’air avant de choir sur son corps replet et flasque. Elle est secouée de spasmes. Encore un souffle ; peut-être deux. Ses yeux écarquillés fixent Rassoul, debout au milieu de la pièce, l’haleine suspendue, plus livide qu’un cadavre.
p. 11, Maudit soit Dostoïevski, Atiq Rahimi
La scène d’ouverture est forte, violente : une hache qui tranche, un livre qui foudroie. Mais surtout, le passage à l’acte du personnage est manqué. L’histoire de Crime et châtiment s’est invitée au réel. Le crime de Rassoul est marqué du sceau dostoïevskien. A partir de ce moment, le personnage devient hanté par l’auteur russe, à tel point qu’il en oublie de voler l’argent de la vieille femme et d’assassiner un témoin qui arrive sur les lieux au moment du crime. Trop tard donc, le voici emporté dans les méandres de son obsession, aliéné par le parallélisme entre son crime et celui de Raskolnikov. Une obsession de laquelle il ne se détachera jamais.
Dans la misère afghane, avec le murmure des fables persanes mêlées avec le réalisme de certains passages, le lecteur apprivoise le pays comme il s’attache au personnage principal. Il y a bien quelque chose d’attachant chez cet homme qui frôle la névrose, perd pied avec le réel pour se les prendre dans l’imaginaire dostoïevskien. Peut-être est-ce dû au fait qu’il devient muet et que seuls les lecteurs peuvent partager sa voix intérieure. « Regarde-le. Il est perdu, muré dans sa rage piteuse », disent les autres. Ses monologues intérieurs permettent de surcroît une distanciation entre le personnage et les réalités qui l’entourent. Les tribulations de Rassoul ont lieu sur fond de roquettes et de bombes qui explosent, de fusillades, de quartiers qui tremblent et de tchâykhâneh [1] qui s’enflamme.
Ce qui rend ce livre si fort, c’est la manière dont il nous fait vivre l’expérience afghane, celle d’un homme qui a manqué son passage à l’acte, perdu entre les conséquences bien réelles de son acte et l’imaginaire lié à Dostoïevski qui l’enrobe, dans un climat peu ordinaire pour mener de telles réflexions. « Pastiche de Crime et châtiment », se confiera le personnage, car ici, c’est bien de l’Afghanistan dont il s’agit : « un pays mystique qui a perdu le sens des responsabilités. » Ici, un tel crime n’est pas puni par la loi car « la victime est une maquerelle, donc condamnable à la lapidation. » Dès lors quel sens donner à un acte criminel qui n’en est plus un conformément à la loi afghane, fiqh, mais qui, dans l’âme et conscience de l’individu, en reste un ?
Rassoul ne peut plus parler aux gens de son pays. Il est aphone. Surtout, il ne les comprend pas et inversement, il n’est pas compris. Pauvre homme qui déambule dans Kaboul, laissé à ses démons : il disparait « dans les rues poussiéreuses de Dahafghânan, telle une ombre dans le crépuscule, incertaine et vide. » Le livre devient un road-movie chaotique d’un homme à la recherche de son châtiment, à travers une ville sans repères ni âme. Mais sans crime, pas de châtiment. « Je veux donner un sens à mon acte ! », lance-t-il avec désespoir à la police qui reste bien lasse devant de telles confessions.
Emmuré dans son silence étouffant, Rassoul va même aller voir un médecin : « « Il n’y a aucun médicament pour ça », dit le médecin sur un ton exaspérant […] « Pour retrouver la voix, il faut que vous reviviez la même émotion, la même situation. Ca fait 100 afghanis la consultation, s’il vous plaît […] Au suivant ! » » La facilité de l’échappatoire d’une mort volontaire est impossible. « D’abord, pour se suicider, il faut croire à la vie, à sa valeur. Il faut que la mort mérite la vie. Ici, dans ce pays, aujourd’hui, la vie n’a aucune valeur et, du coup, le suicide non plus. […] Ensuite, le suicide est considéré comme une rébellion ingrate contre la volonté d’Allah. »
Histoire peu banale, l’intrigue est captivante : il s’agit du cas de conscience d’un homme qui tue dans un pays où les crimes ont lieu à chaque coin de rue, relayé en filigrane par l’expérience de Raskolnikov : « sa réflexion sur le mobile du crime, l’influence de Sonia ou une mystérieuse puissance intérieure, poussent le héros à se dénoncer et à devenir l’objet d’un châtiment librement consenti. C’est pendant les années de bagne que se révèle à lui son amour pour Sonia, et le chemin de la rédemption. »
Comme mots de la fin, je reprendrai ceux d’Atiq Rahimi : « Ce livre est à lire en Afghanistan, un pays autrefois mystique, qui a perdu le sentiment de responsabilité. Rassoul est convaincu que si on l’enseignait ici il n’y aurait pas autant de crimes ! »
[1] Littéralement ”maison de thé”. Plus ou moins équivalent de café.