N° 73, décembre 2011

Fichés ?
Photographie et identification du second Empire aux années soixante.
Archives nationales, Hôtel de Soubise, Paris
28 septembre-26 décembre 2011.
(…ou comment la photo digresse…)


Jean-Pierre Brigaudiot


Une exposition documentaire

Organisée chronologiquement, couvrant depuis la moitié du dix-neuvième siècle (le Second Empire naît en 1852) jusqu’aux années 1960 (c’est alors la guerre d’Algérie), cette exposition révèle l’utilisation faite par la police - les polices : polices d’Etat, police judiciaire, police militaire, police municipale -, en France, de la photographie dans des fichiers concernant une grande variété de personnes coupables, suspectes ou simplement supposées suspectes de délits avérés ou de délits possibles à terme. Cependant, et un peu contrairement à ce qu’on pourrait attendre avec ce titre, il s’agit d’une exposition sur les fiches de signalement des personnes où la photographie est un moyen parmi d’autres, comme le sont les empreintes digitales (qui apparaissent en 1894), moyen qui toutefois va contribuer à faire évoluer la forme et la fonctionnalité de ces fiches. Avec cette exposition à caractère strictement documentaire (elle n’a rien d’artistique et sa scénographie est plus que banale) la visite navigue entre le fichage comme outil de recherche et de répression et le fichage par mesure de précaution : on y rencontre de célèbres criminels dits de droit commun, des membres de partis politiques tout à fait légaux, de nombreux étrangers immigrés et des résidents étrangers, des citoyens de pays ennemis réfugiés en France, des tenanciers de maisons closes, des prostituées, des escrocs, des syndicalistes, des anarchistes, des artistes, des bagnards, des déserteurs, des bolcheviks, des avorteuses, des espions, des nomades (déjà !) et des forains, bref, une liste digne du poète Jacques Prévert, où pratiquement chacun peut s’avérer suspect sinon coupable. Cette exposition se dégage du côté potentiellement sinistre de son sujet (on y parle quand même essentiellement de malfaiteurs) en mettant en évidence différents procédés scientifiques ayant contribué à permettre autant la classification par types humains que l’identification des personnes, ainsi l’anthropologie et l’ethnologie sont au rendez-vous avec la photo telle qu’en useront les polices.

Affiche de l’exposition “Fichés ?”

Ficher avant la photo

Le fichage des personnes n’est pas nouveau au milieu du dix-neuvième siècle, époque à laquelle démarre cette exposition ; on en trouve déjà des exemples au Moyen Age et à la Renaissance, avec notamment, aux côtés de descriptifs écrits, une iconographie des criminels – des dessins. Après le développement de l’imprimerie, au seizième siècle, s’installe, en direction du public, la représentation des criminels dans les journaux ; celle-ci existe d’ailleurs toujours dans une certaine presse vile et avide d’événements terrifiants dramatisés outre mesure. Dans cette presse les représentations des criminels et de leurs méfaits relèvent plutôt de la caricature - pour dramatiser -, puis après l’apparition de la photo, elles persistent et elles s’appuient sur celle-ci dans un but de réalisme accru. On peut considérer qu’autrefois, les figures dessinées des criminels étaient douées d’un très haut niveau de ressemblance, celle-ci étant alors encore un but essentiel des apprentissages artistiques ; cette question de la ressemblance ou de la croyance en celle-ci n’est pas anodine quant au rôle à venir de la photo, lorsqu’elle s’installera dans le domaine policier et judiciaire. C’est en 1832 que l’un des modes d’identification, la marque au fer rougi appliqué sur la peau des criminels est abolie. Sur le laps de temps couvert par l’exposition, soit globalement un siècle, on constate la cohabitation persistante de deux principaux modes d’identification : les informations écrites et les informations visuelles, cohabitation donc plutôt que remplacement de l’un par l’autre, l’autre étant logiquement la photographie. Avant la photo et malgré la photo, les outils d’identification restent essentiellement des documents écrits rédigés à l’aide d’un vocabulaire lourdement administratif à caractère militaro-policier, le même vocabulaire technique et idiolectal qu’on rencontre toujours dans les commissariats et les gendarmeries. Les descriptifs plus ou moins détaillés s’attachent aux mensurations, à la morphologie du visage et du corps, aux signes particuliers, aux types humains définis par les scientifiques, aux habitudes comportementales et même au caractère psychologique.

Un débouché pour la photo et son détournement

La photographie apparait officiellement en 1839. Elle n’est pas encore considérée comme un art - du moins par l’Académie des beaux-arts qui fait la pluie et le beau temps en la matière - car elle est avant tout technique, reproductible à souhait, donc dénuée d’unicité, et ce ne sera qu’au vingtième siècle que, très lentement, elle s’installera sur les cimaises des galeries et des musées. Même si les artistes, sculpteurs et peintres s’en servent dans un but de vérification et afin de faciliter la ressemblance, ainsi Delacroix, parmi bien d’autres, s’en servira couramment. Si la technicité de la photo la range d’office dans la catégorie des arts mécaniques, cela lui vaudra certainement aussi une crédibilité quant à sa capacité de représentation objective du visible. En tant qu’art mécanique elle est dénuée, en principe, de tout affect et de toute dimension passionnelle, il en découle qu’elle produit par principe une image fiable de ce qu’enregistre l’appareil. Pour autant, l’exposition Fichés révèle une réelle défiance des administrations que sont la justice, le milieu carcéral et les polices à l’égard de la photo : la fiche descriptive écrite, en effet, outre qu’elle occupe le terrain depuis fort longtemps, délivre un certain nombre d’informations précises et normées que ne délivre pas la photo. On peut en ce sens penser que la photo en tant qu’image ne révèle que des apparences, un paraître, un moment, un instant, insuffisants quant à constituer une information complète et incontestable, sinon réellement scientifique, dont les polices ont besoin en vue des identifications. Car il ne s’agit évidemment ni de confondre un suspect ou un criminel avec un autre, ni d’arrêter un innocent. Au-delà de la période couverte par l’exposition (les années 1960), l’évolution des outils d’identification des personnes n’a cessé de voir cohabiter la photo avec d’autres modalités dont ce qu’on appelle les empreintes digitales puis les empreintes génétiques (ADN) ; dès lors, la marge de possible erreur d’identification diminue jusqu’à devenir infime. Cependant, l’exposition montre que peu à peu, les registres puis les fiches de signalement intègrent la photo, selon des modalités variables qui aboutiront néanmoins à une homogénéisation avec la fiche signalétique. Avec le temps, la pratique de la photo s’allège, quitte le studio et se déleste des matériels lourds et encombrants qu’utilisèrent des pionniers tel Nadar ; avec la réduction des dimensions, des appareils de prise de vue et leur facilité d’usage elle peut être prise au vol et à l’insu de celui dont elle saisit l’image. Historiquement, les événements de la Commune de Paris, cette révolte matée dans le sang et les exécutions sommaires, marque un tournant dans l’instauration du fichage. La photo entre dans l’univers carcéral et des portraits-cartes des communards sont réalisés dans les prisons versaillaises par Appert ; puis les armées font de même avec les déserteurs. En 1874, la Préfecture de Police de Paris se dote d’un studio photo.

Bertillon

Au dix-neuvième siècle, les recherches conduites en sciences humaines, en médecine et par la police à caractère scientifique permettent peu à peu d’envisager une meilleure connaissance des caractéristiques physiques de l’espèce humaine ; ainsi il ne s’agit pas nécessairement d’identifier des criminels mais d’opérer des classements en discernant certaines particularités propres à l’implantation géographique, aux modes de vie, aux morphologies de certains peuples mal connus ou groupes minoritaires comme les handicapés ou les aliénés - ces derniers servant occasionnellement de cobayes. L’expansion coloniale et la recherche archéologique y contribuent. Des missions d’exploration scientifiques à caractère anthropologique et ethnographique sont mandatées par le ministère de l’Instruction publique et rapportent des descriptifs de populations lointaines, ainsi par exemple les missions de Charles-Eugène Ujfalvy chez les Kirghizes et les Bachkirs qui intègrent la photo à leurs résultats. Il en naîtra un vocabulaire plus étendu et plus précis pour désigner telle ou telle particularité morphologique. Alphonse Bertillon, d’abord commis aux écritures à la Préfecture de Police, deviendra responsable du bureau d’identité où il mettra en place un système d’identification à caractère anthropométrique. C’est dans le courant des années 1880 que l’anthropométrie en tant qu’outil scientifique connait son plus vif succès, avec notamment l’identification de Ravachol, un anarchiste, par le système Bertillon.

Ravachol

Ravachol était né pauvre et volait pour survivre, au fil de ses rencontres, il rejoint la cause anarchiste alors assez active et fut l’auteur d’attentats fameux contre des représentants de la justice. La couverture du Petit Journal, du 16 avril 1892 illustre son arrestation. Sa fiche signalétique était ainsi formulée : « Taille 1m 66, envergure 1m78, maigre, cheveux et sourcils châtains foncés, barbe châtain foncé, teint jaunâtre, visage osseux, front bombé et assez large, aspect maladif. Signes particuliers : cicatrice ronde à la main gauche, au bas de l’index, près du pouce ; deux grains de beauté sur le corps, un sur la poitrine gauche, un sous l’épaule gauche ».

Cependant la technique photographique évolue encore vers plus de facilité de mise en œuvre : en 1889, lors de l’exposition universelle, un système de photographie automatique sans opérateur est présenté. D’autre part, c’est en 1894 qu’on commence à utiliser les empreintes digitales qui entrent dans la fiche signalétique dite Bertillon, celle-ci comportant deux photos métriques, de face et de profil. Le système d’identification Bertillon, dont la logique et l’efficacité sont incontestables, perdurera jusqu’au vingtième siècle, et il remplacera les diverses formes qu’auront eu les fiches d’identification des divers services, moins fiables et sans nul doute moins susceptibles de transmission d’informations partageables par les services judiciaires et policiers concernés.

Fiche anthropométrique d’Alphonse Berthillon

Au fil du temps, une infinité de personnes fichées

Entre la recherche scientifique, la recherche des coupables, la surveillance de certains groupes sociaux, l’exposition Fichés conduit au long du parcours de visite à des rencontres inattendues en ce sens que son titre détermine à priori des actions policières, quelle que soit la police dont il peut être question. Et là encore, la surprise provient du fait que sur la durée d’un siècle, on découvre un nombre incroyable de services policiers, nationaux ou locaux, municipaux, militaires, destinés à l’espionnage, à une surveillance spécifique - les ports, par exemple -, et l’on retrouve une fois encore Prévert, - je cite ici quelques intitulés de fiches signalétiques présentées dans cette exposition :

…4ème bureau de la sûreté générale et des renseignement généraux - fichier des demandes de cartes d’identité de vendeurs de bestiaux - registre dit des courtisanes, photographies de victimes ou de prévenus - ensemble de photographies anthropométriques de condamnés pour crimes passionnels - portrait anthropométrique de Landru - fiches et dossiers de renseignements du contre-espionnage militaire - fichiers des chauffeurs de taxi, de vélo-taxi et des cochers lyonnais - consulat de France à Vladivostok, registre d’immatriculation d’Arméniens et de Grecs - fichier photographique des nomades, forains et marchands ambulants du commissariat central de Montpellier - notice individuelle de forain de Django Reinhardt - police des mœurs de Montpellier et de Béziers, photographies de tenanciers, tenancières et pensionnaires de maisons closes, d’hommes et de femmes impliqués dans la traite des femmes - récépissés de carte d’identité d’étranger de Pablo Picasso et de madame Picasso - carnets anthropométriques d’interdits de séjour - consulat de France à New York, registre d’immatriculation : inscription de Marcel Duchamp - fichier des brigades spéciales anticommunistes des Renseignements généraux n°1. Bloc tiroir des communistes recherchés - fiches d’identité de travailleurs indochinois recrutés par la MDI (Service de la main d’œuvre indigène nord-africaine et coloniale) - fiches anthropométriques d’Antoine, Marguerite et Nicolas, enfants handicapés, réalisées à la Préfecture de police - recherches du Docteur Delisle sur les déformations artificielles du crâne : photographies d’hommes et de femmes présentant la déformation artificielle du crâne dite « toulousaine » - fiches anthropométriques de bagnards - fichier du ministère des colonies pour les patronymes commençant par les lettres D et E…

Cette exposition révèle, parmi bien d’autres choses, cette contradiction chronique entre prévenir et punir, on fiche les criminels recherchés - dont le crime peut d’ailleurs être relatif comme celui d’être résistant sous l’occupation allemande -, on fiche beaucoup, ainsi en 1967, les services centraux parisiens de la Police nationale détiennent 130 millions de fiches, ce qui est sans doute un fichage quantitativement modeste, voire ridiculement modeste à côté de ce que fut celui opéré par le KGB soviétique ! Mais à ficher pour ficher on finit par ficher des activités ordinaires comme celle de chauffeur de taxi, - or, justement il y aurait eu afflux d’émigrés russes exerçant ce métier et donc parmi eux, peut-être… des bolcheviks - ; quant aux vendeurs de bestiaux, leur fichage laisse perplexe, même s’il a une explication. Au long de la visite, on trouve ça et là quelques traces de contestations du fichage, ceci au nom de la démocratie et des libertés individuelle, mais ce ne sont que de faibles murmures contre un courant dominant où le désir sécuritaire se cache derrière celui de prévenir. Depuis les années soixante, on peut considérer que le fichage a pris bien d’autres formes, notamment facilitées par l’outil informatique, ce big brother janusien qui nous facilite la vie tout en scrutant les moindres détails et faits de celle-ci.

Photos présentées dans le cadre de l’exposition “Fichés ?”

L’hôtel de Soubise, un site des archives nationales

Il semble que l’exposition, outre les visites guidées qu’elle permet, aurait gagné à davantage prendre appui sur les médias à caractère pédagogique et éventuellement interactifs ainsi que le font aujourd’hui la majorité des musées des sciences ou d’art. Le parcours requiert une attention quelque peu fastidieuse car ce qu’on regarde, ce sont des documents de la taille d’une fiche ou d’une photo d’identité, et il y en a un très-très grand nombre ! Dommage car le site d’accueil de l’exposition, au cœur du Marais, un quartier parsemé de beaux hôtels particuliers dont certains sont des musées, comme l’hôtel Salé - musée Picasso -, est un site charmant. Dès lors qu’on entre dans le jardin - ou parc -, on est coupé de l’agitation de Paris, on est transporté ailleurs dans le temps et dans l’espace, on se croirait quelque part en province ! C’est au quatorzième siècle que fut édifié un premier bâtiment plusieurs fois remanié avant de revêtir cet aspect de château davantage que d’hôtel particulier. Le lieu est évidemment chargé d’histoire dont celle de l’un de ses occupants, le Duc de Guise, avec derrière son nom les massacres de la Saint Barthélémy. C’est à la Révolution que l’hôtel de Soubise devient propriété d’état et c’est en 1808 qu’il accueille les archives de l’Empire. Napoléon III en fera le musée d’histoire de France.


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