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C’était en juin 2002, j’étais à Téhéran avec une équipe d’experts de plusieurs disciplines universitaires afin de définir les modalités selon lesquelles les universités françaises pourraient accueillir et délivrer des diplômes de doctorat à des étudiants iraniens. C’était mon second séjour en Iran et il s’agissait avant tout de travailler avec les représentants du ministère de l’enseignement supérieur, autrement dit une succession de longues réunions ponctuées de quelques malentendus. Cependant, la compagnie Iran Air nous avait gratifiés d’un billet ouvert pour un déplacement au choix dans le pays. Avec un ami et collègue artiste et professeur à l’université de Strasbourg, nous représentions les arts, nous avions déjà séjourné à Téhéran et passé quelques jours à Ispahan où nous avions collaboré avec la petite université d’art du centre de la ville. En feuilletant le guide touristique que nous possédions, nous avions opté pour une incursion à Yazd dont les dimensions semblaient correspondre au laps de temps dont nous disposions, c’est-à-dire deux jours.
Depuis Téhéran d’où nous avions décollé à l’aube, nous avons survolé d’immenses déserts de sable et de pierre et des chaînes de montagnes arides. Après un certain nombre de séjours en Iran, et malgré Téhéran, malgré les hautes montagnes qui la côtoient et malgré les rives de la Caspienne, je perçois encore l’Iran comme étant un pays profondément marqué par ses déserts et par le nomadisme. Lorsque j’écoute les musiques et les chants traditionnels, et même certaines musiques d’aujourd’hui où le matériel électronique est présent, il me semble que beaucoup de sonorités vocales et instrumentales gardent une certaine marque du désert. Peut-être n’est-ce là que ma représentation, peut-être n’est-ce qu’un rêve mais cela persiste ; ainsi le chant d’un inconnu entendu une nuit d’automne sous un pont lorsque je séjournais à Ispahan ou encore les interprétations au tar que j’ai entendues à Paris, tout cela me semble porter en soi cette mémoire du désert et de la manière dont il contribue à moduler les sons. Nul doute que le désert répercute autrement les sons que ne fait l’espace bâti des cathédrales, nul doute que les hommes ont fabriqué des instruments en fonction du désert et de sa capacité de réponse et de perte du son dans l’espace infini et sans écho. Arrivés à Yazd et malgré l’heure matinale, la chaleur nous a saisis. Notre accompagnateur iranien nous a conduits vers un petit hôtel du centre de la ville où la climatisation hoquetait bruyamment, musique concrète de la vieille machine en lutte contre la chaleur du désert. Après une douche vaine dont l’effet rafraîchissant s’est évanoui dès les robinets refermés, nous avons arpenté les rues, restant scrupuleusement à l’ombre des arbres et nous abreuvant aux nombreuses fontaines et jarres, d’une eau limpide et fraîche. Dans l’air sec, si sec et brulant notre transpiration s’évaporait instantanément. Nous avons visité le temple zoroastrien et de là, nous sommes partis vers la montagne sur le site des tours des morts, celles où les zoroastriens déposaient les défunts. Marche dans la pierraille, chaleur, éblouissement, surexposition. Outre le silence, celui du désert – mais dans la tentation de Saint Antoine de Flaubert, le désert est fort agité et peuplé de créatures démoniaques-, la chaleur était écrasante et la lumière si blanche découpait brutalement des ombres si sombres et si nettes ! Chaleur, désert, silence, j’imaginais Yazd avant qu’elle ne se soit tant peuplée et ne se soit répandue vers ses faubourgs aux terribles constructions sans aucun caractère.
Nos premières sorties dans la ville furent ponctuées par cette offrande faite au passant que représentent les fontaines et les jarres. Elles délivrent une eau limpide et fraiche que l’on boit dans des gobelets qui, parait-il, furent d’argent, ce qui sans doute renforce la symbolique de ce partage généreux de l’eau si précieuse dans une cité du désert. Comme aucun fleuve ne traversait la ville, contrairement à Ispahan, nous avons souhaité comprendre comment l’eau arrivait là en abondance. Notre accompagnateur nous fit visiter ces édifices en négatif que sont les citernes et bassins souterrains où arrive l’eau drainée depuis les montagnes sur des dizaines de kilomètres par des canaux également souterrains, infrastructures témoignant d’un génie humain antique comparable à celui de la civilisation romaine. Nous avons descendu de longs escaliers vers des bassins où régnait une température glaciale comparée à celle de l’extérieur en cette fin juin. Puis nous avons vu les citernes de surface surmontées de dômes de brique et encadrées par quatre tours quadrangulaires chargées de capturer les courants d’air destinés à refroidir la réserve d’eau. Nous avons bu le thé et goûté des gâteaux dans un hammam et café ou maison de thé au centre duquel un large bassin contribuait à rafraichir l’air. J’ai gardé en mémoire cette eau limpide et fraiche de Yazd, celle de certains rêves, symbole et condition de la vie en ce désert au climat extrême.
Après notre première visite des quelques rues principales du centre-ville, midi étant passé, il nous fallut trouver un restaurant. Notre guide se renseigna et nous conduisit à l’écart du centre dans un restaurant traditionnel où nous partageâmes un gigot d’agneau longuement mijoté et si tendre que nous n’avions point besoin de couteaux pour le découper. Il n’y a pas de couteaux dans les restaurants en Iran mais jamais aucun iranien n’a pu me dire pourquoi, du moins s’il y a une raison connue autre que le mode de cuisson et de présentation des aliments. Ou si l’interdiction du couteau a déterminé un certain mode de cuisson et de présentation de la nourriture. A notre sortie du restaurant la ville était vide, aucune circulation, aucun taxi en vue, juste un grand thermomètre qui annonçait en toute simplicité une cinquantaine de degrés Celsius. Malgré la chaleur torride, nous regagnâmes le centre à pied et notre accompagnateur nous indiqua le bazar. Etrange lieu silencieux où les vendeurs dormaient sur leurs tapis ou sur des charriots. C’était le moment de la sieste, celui où la chaleur écrase et immobilise la ville, entre midi et cinq heures. Malgré tout, quelques artisans du bazar, ferblantiers ou dinandiers travaillaient bruyamment à former le métal, assis à même la terre battue ou sur un vague tabouret. Nous étions regardés avec curiosité, Yazd ne semblait guère recevoir de touristes. Comme nous l’avaient déjà appris des amis iraniens, nous avons négocié quelques tissus. J’ai photographié un tabouret tout rapiécé de morceaux de toile et de tapis, objet sans importance, témoin plus que modeste et significatif de la vie du bazar, une vie qui échappe encore à la grande distribution mondialisée. Puis notre guide nous fit découvrir la meilleure pâtisserie de la ville où il fallait attendre longuement ce qu’on commandait – mais le temps en Iran et plus encore au cœur du désert ne se mesure pas de la même manière -, puis nous sommes passés par une sucrerie où les accumulations ordonnées des pains de sucre nous semblaient être des sculptures. Il faisait si chaud, si chaud !
La veille de notre venue à Yazd, lors d’un vernissage au musée d’art moderne de Téhéran, nous avions rencontré un Iranien amateur et collectionneur d’art contemporain. Celui-ci, lorsque nous avions évoqué notre voyage, nous demanda de visiter une maison traditionnelle dont il était propriétaire au cœur de la vieille ville de Yazd. Il souhaitait que compte tenu de cette maison, nous élaborions un projet artistique. Nous avons eu ainsi rendez-vous devant la grande mosquée avec un homme chargé de nous faire visiter cette maison. Nous avions déjà visité certaines maisons traditionnelles à Ispahan, en cours de restauration par l’université d’art et ses étudiants. Ces maisons d’Ispahan étaient infiniment plus luxueuses et vastes, ce qui va de soi puisque cette ville fut autrefois la capitale du pays. Ici la maison que nous visitâmes était vide, inhabitée et il y régnait un silence absolu, le jardin était fleuri et les figues étaient abondantes et délicieuses. Nous avons imaginé un projet de résidence d’artistes qui viendraient de divers pays travailler là quelque temps avant de montrer les œuvres réalisées sur place en écho aux lieux, à la ville, au désert, à une perception singulière de Yazd. Notre visite nous permit de découvrir davantage et de l’intérieur cette architecture traditionnelle de pisé et de briques crues. Pour nous, habitants de la France, cette architecture était comme le contraire de celle que nous connaissions et dans laquelle nous vivions, architecture pérenne, de pierre et de béton ou de briques cuites. Ici à Yazd, chaque maison traditionnelle se fait et se défait, puis se répare très simplement, avec un peu d’eau, de la terre, de la paille et le savoir-faire local. Nous avons découvert le fonctionnement des tours des vents qui lors des périodes chaudes, drainent les courants d’air sur le bassin central de la maison où la paille mouillée démultiplie les surfaces d’évaporation. Constructions étranges, figures hiératiques hors d’âge, sans nul caractère militaire ainsi qu’il en est le plus souvent chez nous, tours vides et silencieuses où seul le vent, un moindre souffle, circulent comme dans une cheminée, selon les positions de volets mobiles. La vieille ville est ainsi faite de maisons en pisé réparties au long d’étroites rues sinueuses où les voitures passent à peine. Nous y avons croisé quelques femmes aux silhouettes drapées de noir, passantes du temps présent, rasant les murs du côté ombragé, identiques sans doute aux femmes de l’antiquité, comme si le temps était immobile. Un hammam et café nous permit encore une fois un moment de repos, calme, frais, agrémenté de carrelages aux multiples motifs ornementaux, là encore le temps semblait autre ou indifférent à lui-même. Ailleurs, à la périphérie du centre, nous avons vu quelques mosquées en cours de restauration, petits chantiers plus ou moins en attente que le temps passe, une brouette de maçon, quelques tas de briques, un dôme-bulbe entrouvert. L’architecture traditionnelle de Yazd est toujours à réparer, à refaire, sans urgence, le temps est celui du désert, il échappe encore pour un temps au temps de l’urgence de l’hyper capitalisme. La nuit venue, au détour de rues sombres, nous eûmes l’occasion de visiter une fabrique de henné où d’énormes meules tournaient inlassablement - comme des engrenages d’horloges à broyer indéfiniment un temps indifférent et sans mesure.
Cependant à Yazd, la vie quotidienne se déroule comme ailleurs, on est juste un peu loin de la capitale, Téhéran, et un certain décalage est perceptible : voitures plus âgées de quelques lustres, motos fumantes sur lesquelles on circule à plusieurs, chariots poussés par les livreurs, absence d’embouteillages ou un semblant vers la fin de la journée, regards étonnés et curieux portés sur l’étranger. Et puis, avant de regagner l’aéroport, dernières emplettes à l’épicerie : du safran tellement parfumé, des raisins secs, des pistaches. Nos projets artistiques n’ont pu être concrétisés, ainsi en va-t-il des projets. Restent des souvenirs, d’un temps autre, d’odeurs, des ocres du pisé, de l’eau si fraîche. Nous avons vu, entrevu, certains aspects de Yazd, au gré de notre curiosité et loin des industries touristiques.