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Étude sur le symbolisme des animaux dans le Masnavi
Figures interprétables et leur capacité à signifier
Lors de la création d’une œuvre littéraire, après avoir défini un objectif, le poète ou l’écrivain cherche à trouver les meilleurs termes et figures de style qui lui permettront de l’exprimer. Néanmoins, quand les significations sont complexes et difficilement compréhensibles pour le plus grand nombre, l’auteur tend à utiliser des moyens comme la métaphore ou l’allégorie dans le but de faciliter cette réception.
L’emploi de l’allégorie dans la littérature persane est aussi ancien que cette littérature elle-même. Mowlavi est l’un des auteurs qui a su se servir impeccablement de cette ressource langagière. Ce maître littéraire a exprimé les notions complexes du mysticisme dans des genres populaires comme les légendes et les histoires, les rendant ainsi compréhensibles pour tout le monde. Certaines fables du Masnavi sont narrées par des animaux, les personnages principaux y sont des fauves ou des animaux domestiques. Cet usage recèle en lui des mystères ; la lecture des odes exige une sorte de décodage. Si le lecteur ou l’interprète réussit à déchiffrer les secrets des termes et des symboles employés, sa réception des fables et sa compréhension de leur sens profond seront facilitées.
Mowlavi présente les animaux de façon différente dans ces poèmes : ils symbolisent parfois des significations matérielles, parfois spirituelles selon le contexte. Un nombre très significatif d’animaux est présenté à travers les pages du Masnavi : du plus grand, l’éléphant, au plus petit, comme la souris. On y trouve également une grande diversité d’oiseaux, de reptiles, de poissons... sans oublier les insectes tels que le moucheron, l’abeille, la fourmi, l’araignée et le papillon qui se voient aussi confier un rôle particulier dans ses œuvres.
En tenant compte de cette riche variété, cet article présente une analyse du symbolisme des animaux d’après le nombre de leurs occurrences dans le Masnavi. Les animaux qui sont cités le plus fréquemment sont, dans l’ordre, la poule (l’oiseau), le lion, l’âne, le chien et la vache.
Selon Mowlavi, l’homme a le pouvoir de s’envoler vers l’amour divin. S’il ne recherche que les jouissances et les biens matériels, alors il ne pourra parcourir le chemin vers le salut. Au contraire, s’il s’efforce de développer sa dimension spirituelle, il atteindra cet amour céleste. Mowlavi utilise la poule comme symbole de l’homme matérialiste. Parmi les oiseaux, la poule et le coq sont incapables de voler. Cette métaphore évoque l’attachement de l’homme cupide aux biens de ce monde, qui ressemble à une poule en ce qu’il a oublié de voler. Cette image est néanmoins à double sens et peut aussi évoquer l’âme, cette dernière étant souvent comparée à un oiseau, enfermée dans la cage du corps. Le Masnavi reprend ce double symbolisme de l’oiseau pour évoquer à la fois l’attachement au corps et à l’âme :
« Il est une volaille domestique, non le Simorgh de l’air : il avale de bons morceaux, il ne mange pas ce qui vient de Dieu. »
(Masnavi, 1er livre, vers 2755)
Dans le Masnavi, le mot oiseau (ou poule selon les cas), morgh en persan, est employé 329 fois, sans compter six emplois de son synonyme arabe, tayr. Dans la plupart des cas, morgh désigne l’oiseau en général, c’est d’ailleurs pour cette même raison qu’il est traduit en français par « oiseau », mais nous conserverons ici l’équivalent « poule » dans certains cas pour souligner ce double symbolisme et marquer la différence entre la poule et les oiseaux volants. Cependant, ce symbolisme ne se limite pas à exprimer le corps et l’âme, mais s’approfondit selon le contexte : morgh devient parfois le symbole des mystiques et des élus, ou à l’opposé, des esprits matérialistes et avides. Dans certains vers, des idées comme l’espoir, la pensée… sont associées à la notion de morgh.
Comme nous l’avons précisé, Mowlavi a fréquemment utilisé le terme de morgh pour désigner les oiseaux, quelle que soit leur espèce.
Plusieurs sortes de poules, dans la langue du poète, sont évoquées en comparaison avec d’autres : ainsi, « la poule terrestre » désigne les hommes attachés à la vie, par opposition à « la poule aquatique » évoquant les élus clairvoyants. De même, y est évoqué un « oiseau faible » s’opposant à un « oiseau noble », qui exprime les mêmes significations :
« Les richesses terrestres sont un piège pour les oiseaux faibles ; le royaume de l’au-delà est un piège pour les oiseaux nobles. »
(Masnavi, 4ème livre, vers 647)
ہ travers la fable de « L’oiseau et l’ombre », Mowlavi tente de déchiffrer la condition des âmes qui ne parviennent pas à se libérer des vaines illusions et finissent par s’épuiser. Cette histoire évoque un oiseau qui vole dans le ciel et projette son ombre sur la terre. Un chasseur ignorant qui a toujours les yeux tournés vers le sol et ne regarde jamais le beau ciel essaie de chasser l’oiseau et court après son ombre. Puisqu’il ne s’intéresse pas à la vérité, il est envahi par des illusions. Ce personnage, symbole des hommes qui ne voient que l’apparence, se fatigue après de longs et vains efforts et abandonne sa quête. Tel est d’ailleurs le destin de ceux qui n’arrivent pas à distinguer le réel du virtuel. Ils sont donc les esclaves de l’apparence des choses :
« Tel le chasseur qui a attaqué une ombre – comment l’ombre deviendrait-elle sa propriété ?
L’homme a suivi fermement l’ombre d’un oiseau, tandis que l’oiseau sur la branche de l’arbre est tombé dans la stupeur. »
(Masnavi, 1er livre, vers 2808-2809)
L’Iran compte plusieurs proverbes contenant le terme de morgh. Dans certains vers du Masnavi, le poète se sert d’expressions comme morgh-e bi hengâm ou morgh-e bi vaght, bi mahal qui évoquent une poule ou un coq chantant au mauvais moment et réveillant tout le monde. Cette expression populaire est employée pour désigner une personne qui fait quelque chose au moment inopportun. Les anciens qualifiaient cet oiseau de sinistre et appelaient à lui couper la tête :
« Tu es un oiseau importun, il faut te couper la tête. On ne doit pas écouter les excuses d’un sot. »
(Masnavi, 1er livre, vers 1159)
Après le morgh, le lion est l’animal le plus cité dans le Masnavi. Le lion, shir en persan, ainsi que ses équivalents en arabe (parmi lesquels figure le terme de asad), y est employé 310 fois. Dans les cinq fables qui le mettent en scène, son attribut mis en valeur est le pouvoir.
Dans la fable intitulé « Le lion, le loup et le renard », le lion a le rôle principal. Il symbolise le pouvoir absolu. Dans cette histoire, les trois animaux vont à la chasse et prennent un taureau, une chèvre et un lièvre. En tant que roi de la jungle, le lion ordonne au loup de distribuer les proies – ce dernier s’exécute et en donne une à chacun. En voyant l’orgueil du loup qui ose diviser le butin en trois, en présence même du roi suprême, le lion réagit en le tuant :
« Il dit alors : « Avance, ô âne plein d’amour-propre ! » Il s’approcha, le lion le saisit avec ses griffes et le mit en pièces. »
(Masnavi, 1er livre, vers 3048)
Le renard, qui venait d’être témoin du destin réservé au loup, offrit toutes les proies au roi. Satisfait de cet acte de générosité, le lion lui rendit tout ce qu’il venait d’obtenir.
Le lion est donc le symbole de la puissance absolue, il est celui à qui tout le monde doit obéir. Le lion est donc parfois utilisé pour symboliser Dieu, qui possède un pouvoir infini – mais, bien entendu, non arbitraire. Ce poème vient souligner qu’il faut tout sacrifier, même sa vie, à l’autorité divine. A un niveau moins élevé, le lion désigne également l’homme spirituel bienfaisant. Pour Mowlavi, l’une des morales de cette fable est également de tirer leçon du destin des autres et de ne pas commettre les mêmes erreurs.
De manière générale, le lion symbolise les croyants et les prophètes. L’un des concepts intéressant dans le Masnavi est la relation entre le lion et la chaîne. Dans une histoire mettant en scène le prophète Joseph et l’arrivée d’un invité, la jalousie et l’oppression des frères de Joseph est présentée au travers de la métaphore de la chaîne. Joseph lui-même est désigné par un lion, qui symbolise ici le croyant ou le saint. La fable transmet le message suivant : même si le lion est emprisonné dans des chaînes, il est toujours la créature la plus forte ; il n’a peur de rien ni de personne :
« Joseph lui parla de l’injustice et de l’envie de ses frères ; Joseph dit : « C’était comme une chaîne, et j’étais le lion. » »
(Masnavi, 1er livre, vers 3159)
Dans la fable narrant le retour à la vie d’ossements à l’issue d’une prière de Jésus, le lion représente la puissance et sa couleur noire évoque la colère et la férocité. Dans cette histoire, un homme ignorant apporte des ossements et demande à Jésus de les réanimer. Avec l’ordre et la volonté de Dieu, les os se transforment en un lion sauvage qui tue l’ignorant :
« Jésus prononça le Nom de Dieu sur les ossements à cause de la supplication du jeune homme. [… ]
Un lion noir bondit, frappa une fois de sa patte et détruisit son image corporelle. »
(Masnavi, 2ème livre, vers 457,459)
Dans la plupart des cas, la signification de la symbolique du lion équivaut à celle présente dans la culture populaire des nations. La signification la moins utilisée reste celle liée à l’aspect mythologique de l’animal.
En troisième place, l’âne, khar en persan, est utilisé 300 fois dans sept fables. Dans les différentes cultures, notamment dans les croyances populaires iraniennes, l’âne est symbole de l’ignorance et de la sottise :
« Toi, âne stupide, par manque de capacité, tu es resté gisant sur le sol faute d’un appui suffisant. »
(Masnavi, 2ème livre, vers 3096)
Mowlavi présente parfois l’âme humaine au travers de l’image d’un porteur, ici de la bête de somme. Le fardeau porté par l’âme de l’homme peut être spirituel et contenir des pensées sublimes, mais peut aussi porter un fardeau sensuel et matériel contenant des croyances et des soucis sans valeur :
« Un âne est chargé de rubis et de perles, un autre de pierres et de marbre.
Divers fardeaux sont posés sur le dos des ânes, ne mène pas ces ânes avec la même baguette. »
(Masnavi, 6ème livre, vers 3241-3242)
Cet animal lorgne toujours vers la mangeoire et la nourriture. Pour cette même raison, il symbolise parfois la convoitise et la gloutonnerie et décrit les personnes qui ne cherchent qu’à satisfaire leur appétit matériel :
« ةcoute, ne sois pas trompé, ô cœur, par chaque ivresse : Jésus est enivré par Dieu, l’âne est enivré par l’orge. »
(Masnavi, 4ème livre, 2691)
Si l’âme humaine tire leçon de ses expériences, elle ne sera jamais emportée par le mal. Dans les vers qui suivent, Mowlavi conseille aux hommes de ne pas faire preuve d’insouciance et de négligence face à leurs désirs et d’être attentifs à maîtriser les passions. L’âne est ici l’image de l’âme charnelle et incitatrice au mal, nafs-e ammâreh en persan, expression elle-même issue du Coran :
« Saisis le cou de ton âne et conduis-le vers la Voie, vers les bon gardiens et les connaisseurs de la Voie.
Attention ! Ne laisse pas aller ton âne et ne retire pas ta main, car son amour est pour l’endroit où abondent les herbes vertes. »
(Masnavi, 1er livre, vers 2950-2951)
Le chien, ou sag en persan, est évoqué par le poète dans six fables et il apparaît à 255 reprises dans le Masnavi, en incluant son équivalent arabe, kalb.
Selon diverses croyances, le chien est un animal fidèle dont le cœur bat au diapason de celui de son maître. Dans presque toutes les sociétés, la fidélité de cet animal est louée. Dans son œuvre, Mowlavi évoque certaines de ses caractéristiques comme l’amitié. L’un des points forts de cet animal est sa propension naturelle à être gardien et surveillant. Si un inconnu passe près de lui, il commence à aboyer et l’attaque :
« Mais toutefois, si un étranger passe par là, le chien se précipitera sur lui comme un lion féroce. »
(Masnavi, 5ème livre, vers 2942)
Néanmoins, la plupart des comparaisons et des métaphores qui se trouvent dans les œuvres littéraires persanes, dont le Masnavi, sont fondées sur les aspects négatifs de son caractère. Il est ainsi parfois présenté comme l’image du Démon :
« Le chien, c’est-à-dire le Démon, que Dieu a fait exister et en qui Il ourdit cent pensées et projets rusés »
(Masnavi, 5ème livre, vers 2945)
Un autre adjectif négatif accordé au chien est la convoitise :
« Chaque poil de chaque chien devient comme une dent, bien qu’ils agitent la queue afin d’obtenir ce qu’ils veulent. »
(Masnavi, 5ème livre, vers 631)
Le chien symbolise donc parfois les hommes avides qui ne cherchent qu’à assouvir leurs passions. Dans l’histoire de la vieille femme qui se maquille, les personnes qui, malgré leur âge avancé, ne se détachent pas de l’apparence, sont comparées au chien :
« Mais voyez ces chiens sexagénaires ! Leurs canines deviennent plus acérées à chaque instant.
Les poils de la fourrure d’un vieux chien tombent, mais voyez ces vieux chiens vêtus de satin ! »
(Masnavi, 6ème livre, vers 1230-1231)
D’après ces analyses, il est évident que le chien est présenté à travers deux aspects opposés : d’un côté, les aspects négatifs tels que la convoitise et le mal sont soulignés, et de l’autre, certaines qualités de l’animal telles que l’amitié et la fidélité.
La vache, gâv en persan, est l’animal présent dans le plus grand nombre de fables du Masnavi : elle est le sujet de neuf d’entre elles. Néanmoins, étant donné que le nombre de ses occurrences est moins élevé que celui des autres animaux mentionnés dans l’article (164 fois), nous l’analysons en dernier lieu.
Dans les vers du chef d’œuvre de Mowlavi, la vache symbolise l’immensité, la fortune, la richesse, mais aussi parfois la dimension animale de l’homme et sa sottise. Dans le folklore iranien, la vache est également l’image de la gloutonnerie. L’histoire de la vache et du champ fertile – présente également chez ’Attâr Neyshâbouri – met en scène une vache gourmande, qui se nourrit du matin au soir d’un champ riche et fécond. Mais plus le temps passe, plus elle devient malheureuse et maigrit à la pensée que demain, peut-être, il ne restera plus rien à manger :
« Puis à nouveau, la nuit, elle est frappée de panique et tombe dans une fièvre d’inquiétude, de telle sorte que par peur d’avoir à chercher en vain de la nourriture, elle devient maigre »
(Masnavi, 5ème livre, vers 2861)
Dans cette légende, la vache symbolise la concupiscence et l’âme charnelle :
« La vache est l’âme charnelle, et le champ est ce monde, où l’âme (charnelle) est rendue maigre par peur pour son pain quotidien. »
(Masnavi, 5ème livre, vers 2866)
Cette avidité voile le regard de l’homme et l’empêche de voir la réalité, tout en le faisant souffrir. Dans une autre fable, la vache, qui a le même rôle, doit être sacrifiée pour laisser l’âme s’envoler :
« Tue bien vite la vache, ton âme charnelle, afin que l’esprit caché puisse devenir vivant et conscient. »
(Masnavi, 2ème livre, vers 1448)
Dans d’autres vers, la vache est représentée telle quelle : un animal de ferme qui broute les champs. Lorsqu’elle est bicolore, moitié noire, moitié blanche, elle évoque la dualité des personnes ainsi que la bonne et la mauvaise face de l’homme. Elle est donc le symbole de ces deux faces opposées.
Les animaux du Masnavi symbolisent différents aspects de la personnalité de l’homme ; cependant, leur évocation symbolique même n’est pas stable et change dans la plupart des cas, faisant alterner des aspects positifs et négatifs. L’objectif de Mowlavi n’est pas uniquement de narrer une histoire ; il conduit aussi ses personnages à jouer des rôles opposés, voire à avoir une nature duale. L’image de chaque animal peut présenter une personnalité, une mentalité, une moralité ou une couche sociale particulière. A travers eux, le poète présente les croyances populaires, les caractéristiques physiques, morales ou spirituelles de l’animal pouvant être comprises par l’ensemble des cultures. Certaines images sont le fruit de l’imagination créatrice du poète lui-même. L’aspect essentiel de son symbolisme demeure caractérisé par un regard dépassant l’apparence naturelle des animaux, qui servent ainsi à exprimer des significations profondes aux dimensions morales et mystiques. Dans ce sillage et afin de mieux saisir le contenu des paroles, il nous conseille de lire entre les lignes et de ne pas se contenter de la forme :
« Ô mon frère, l’histoire est comme une mesure ; le sens véritable est comparable au grain qui s’y trouve.
L’homme intelligent prend le grain du sens : il ne regarde pas la mesure, même si elle est retirée. »
(Masnavi, 2ème livre, vers 3622-3623)
Bibliographie :
Mowlavi, Djalâl-od-Dîn, Masnavi, La Quête de l’Absolu, Traduction française de Eva de Vitray Meyerovitch et Djamchid Mortazavi, ةdition du rocher, 1990, Lonrai, 1705 p.
Kheyrieh, Behrouz, Naghsh-e heyvânât dar dastân-hâye Masnavi-e ma’navi (Le rôle des animaux dans les histoires du Masnavi), éd. Farhang-e maktoub, 2005 (1384), Téhéran, 280 p.
Dâneshgar, Mohammad, Majmou’e maghâleh-hâye hamâyesh-e dâstân pardâzi-e Mowlavi (Ensemble des articles du colloque de la narration chez Mowlavi), éd. Mo’aseseh khâneh-ye ketâb, 2007 (1386), Téhéran, 536 p.
Akram Gholâmi, ’Ali, Kârkard tasâvir heyvânât dar Masnavi Molânâ (La fonction des images des animaux dans le Masnavi de Mawlânâ), Thèse de master en littérature persane, Kermanshâh, Université Râzi, 2010 (1389), 258 p.
Eftekhâri, Manijeh, Baresi-e giâhân va heyvânât dar Masnavi-e Mowlavi (Etude sur les végétaux et les animaux dans le Masnavi de Mowlavi), Thèse de master en littérature persane, Ghazvin, Université internationale Imâm Khomeini, 2008 (1387), 406 p.